Quelques questions à propos de "REPENSER L'ACTION POLITIQUE DE GAUCHE"
Un essai écrit par Pierre Mouterde,


publié et diffusé au Québec par la société d'édition Ecosociété, en librairie le 9 novembre 2005.

Entretien avec le philosophe, sociologue et journaliste militant Pierre Mouterde, proposé et réalisé par e-mail par Christian Pose, Paris, le 1.10.05

· Diffusion en deux parties sur Indymedia.be nouvelle formule I & II , Indy-Marseille I & II , Indy-Suisse I & II, Indy-Paris I & II, Nice I & II, CMAQ I & II, Nantes I & II, Lille I & II

Christian Pose :

Pierre, merci d'accepter cet entretien. Cet essai sur l'éthique, le politique et l'histoire, intitulé REPENSER L'ACTION POLITIQUE DE GAUCHE est imprégnié de pessimisme, mais pas de n'importe quel pessimisme, emprunt de fatalisme, d'abandon ou de nihilime, non, tu donnes la part belle au "pessimisme de l'intelligence", c'est à dire au rôle que doit jouer l'intelligence dans le mouvement tragique des évènements, de l'histoire, dans une "époque transitoire" (reflet pour certains de la fin du capitalisme historique) et de chaos.
Tu t'inspireras de très nombreux auteurs, je citerai pour mémoire et orientation critique, si tu le permets:
- le sociologue Immanuel Wallerstein qui considèrera le système capitaliste comme un tout unique et historique et qui aura pour priorité depuis le XVIème siècle "l'accumulation pour l'accumulation", un système qui aurait aujourd'hui atteint ses limites. Tu choisiras cependant chez Wallerstein, dans ton souci d'appréhender de façon "inclusive" la dimension politique de la gauche historique, son étude appronfondie des mouvements sociopolitiques anti-systémiques, anti capitalistes (communistes, sociaux démocrates, nationaux populistes),

- l'historien Eric J. Hobsbawm, en guerre comme toi contre le postmodernisme, qui proposera une importante critique des mouvements de gauche et le role funeste qu'ils joueront, malgré eux, dans le "renforcement" du captalisme, et une lecture sociohistorique emblématique des rapports de force continentaux dans L'Age des extrêmes : "l'ère des catastrophes" de 1914 à 1945, des calamités, du recul de la civilisation -auquel tu fais souvent allusion en appui sur Benjamin et en contrepoint des séquences critiques de Wallerstein qui se prolongeront le long de l'âge d'or d'Hobsbawm, "l'âge d'or" ou les Trente Glorieuses de 1945 à 1975, caractérisé par une croissance sans précédent des richesses produites dans le monde, par la généralisation du salariat, la consommation de masse, l'urbanisation mondiale (entrecoupée par la révolution mondiale de 1968),"l'ère de la débacle", de la crise de 1973, de la montée du chômage de masse, du recul du mouvement ouvrier et de la perspective révolutionnaire dans le tiers monde, de la stagnation, de la récession, de la dissolution du socialisme des pays de l'Est, de l'étiolement des pays capitalistes sur fond de désastre écologique de 1975 à 1991, repères essentiels, selon toi, pour appréhender correctement la naissance du néolibéralisme...,

- le philosophe marxiste Walter Benjamin dont je retiendrai, en contrepoint critique de Wallerstein et d'Hobsbawm, les propositions si optimistes et si révolutionnaires concernant l'histoire: "l'histoire n'est pas ce qui nous reste du passé -pas plus qu'elle n'est le progrès ou même la civilisation, l'art, la philosophie- une sorte d'histoire des vainqueurs...faire oeuvre d'historien ne signifie pas "comment les choses se sont passées", mais s'emparer d'un souvenir tel qu'il surgit au moment du danger",

- le très présent Antonio Gramsci que je retiens, ici, en introduction, pour ton souci constant de nous interroger sur la conquête du sens (dans l'univers désorienté), du politique, de l'impératif souci de repenser le militantisme dans le but de conquérir - dans un contexte sociopolitique clair- le pouvoir d'Etat.

"Comment penser la rupture, écriras-tu, sur le mode démocratique ?... Comment éviter l'atomisation des forces de gauche ?"...

Tu apporteras, de toute évidence, une réponse au Temps Présent, plus que de militer donc, repenser la construction de l'hégémonie...seul possible pour restituer au pauvre sa part de volonté - l'un de tes sujets de prédilection - tout l'optimisme de la volonté des "sans-parts", la part benjaminienne des "vaincus d'hier"...



Question 1 :
Entends-tu par là que notre époque "sous le signe de la désorientation" (l'inter-règne morbide gramscien "l'ancien est en train de mourir et le nouveau ne peut pas naître) devrait être appréhendée pour permettre d'une part la réhabilitation de la pensée sociale, du sens de la lutte, de la praxis sociopolitique et d'autre part l'émergence d'un "mouvement historique d'émancipation" par une réflexion fondamentale sur le sujet historique, rôle joué de façon prépondérante durant le développement du capitalisme industriel et jusqu'à sa transformation des années 1970, notera François Houtart dans la préface du livre, par la classe ouvrière ?



Pierre Mouterde :

Oui c’est le point de départ de cet essai, l’idée que nous vivons un « grand basculement du monde » comme dit Michel Beaud, et que nous sommes en train d’entrer dans une nouvelle période historique radicalement différente de celle qui l’a précédée, une époque qui nous oblige à repenser tous nos points de repère habituels, en particulier si nous nous définissons comme étant de gauche. Pourquoi cela ? Parce que bien sûr nous assistons depuis globalement les années 80 –via le mode de régulation néolibéral— à une nouvelle phase du développement du « capitalisme historique » qui à travers l’intégration des nouvelles technologies de la communication, déploie ses logiques de profit et sa « marchandisation du monde » à une toute autre échelle tant spatiale que temporelle. C’est ce que d’autres appellent aussi l’émergence de « la mondialisation néolibérale ».

Mais à cette première raison (d’ordre socio-économique), il faut en ajouter une seconde (d’ordre sociopolitique) qui est tout aussi décisive (et qu’on oublie trop souvent!). C’est celle de l’effondrement des pays dits socialistes et au-delà de la crise de crédibilité des grands modèles sociopolitiques anti-systémiques (communiste, social-démocrate et national populiste) qui avaient canalisé et orienté de manière très majoritaire l’action collective de gauche depuis des décennies. D’où la formidable désorientation politique et culturelle que nous connaissons. D’où aussi ce curieux mélange de luttes sociales nouvelles (nées des effets de la mondialisation néolibérale) et de réponses politiques incertaines et fragmentées (résultats de cette crise de nos référents politiques traditionnels) qui s’offre aujourd’hui à nos yeux, comme si à entrer dans un nouveau cycle historique, nous n’avions pas encore pris la mesure de la particularité des tâches et des nouveaux défis que nous avons à affronter.

En ce sens « le projet historique d’émancipation » de gauche qu’il serait nécessaire dans ce contexte de reconstituer, n’est pas repenser de l’extérieur (ou du haut de je ne sais quel savoir absolu), mais à reconstituer à partir des luttes collectives réelles qui se donnent aujourd’hui, aussi éparpillées, fragmentaires et insuffisantes soient-elles par ailleurs. Plus que jamais la politique – même si elle possède une spécificité bien à elle – doit être pensée en relation avec le social, étroitement lié à elle. C’est le seul moyen d’ailleurs de pouvoir lui redonner une crédibilité quelconque. Le prestige acquis tant par le MST du Brésil, que par le sous commandant Marcos au Chiapas ou les dirigeants de la CONAIE en Equateur vient précisément de là : avoir été capable d’unir luttes sociales spécifiques et orientation politique plus globale, notamment en dénonçant le néolibéralisme et en le faisant depuis les réalités d’un mouvement social donné.



C.P. :

Tu accordes une grande importance à la compréhension de ce que furent les trois grands mouvements sociopolitiques antisystémiques, en fait trois alternatives au capitalisme historique, de Wallerstein (duquel tu t'éloigneras cependant à plusieurs reprises, notamment lors de ta critique des grands cycles économiques, Kondratieff en particulier -alternances de périodes d'abondance et de récession, ou de son éthique de l'avenir, de la rationalité de l'espoir, du futur dans "L'Utopistique"), citons:

1- l'alternative communiste de l'Est dans la tradition de la IIIème internationale qui proposera la socialisation des richesses, prélude à une société sans classe et à une rupture d'avec la propriété privée,

2- l'alternative sociale démocrate à l'Ouest caractérisée par un esprit de réforme large et progressif du capitalisme, doté d'une logique de l'Etat interventionniste,

3- l'alternative nationale populiste du Sud caractérisée par une stratégie de libération nationale capable de briser la logique du développement inégal entretenue par les centres impérialistes du Nord dans le cadre de la décolonisation.


Question 2 :
Peux-tu nous expliquer, car a priori ce n'est pas si simple, en quoi l'échec de ces trois modèles -l'opinion gardera en mémoire "l'effondrement des pays remparts du communisme", les dates fétiches du 9 novembre 1989, date de l'effondrement du mur de Berlin et d'août 1991, période du démembrement progressif de l'URSS et des pays de l'Est- nous permettrait aujourd'hui de mieux comprendre notre rapport sociopolitique et historique au politique (espace de lutte toujours à reprendre, selon toi, contre la domination), à la démocratie (espace subversif de réactivation permanente du conflit, du retour obstiné sur la scène du pouvoir des "sans-parts"), à la gauche ?



Pierre Mouterde :

Oui c’est une question très importante. Et avant d’aller plus loin, je voudrais ici rappeler ce que je trouve d’intéressant dans cette appellation de « mouvement anti-systémique » forgée par Wallerstein. Cette dernière en effet nous permet de penser de manière globale et synthétique certaines caractéristiques de la gauche réellement existante du passé, tout au moins au niveau de ses tendances majoritairement les plus importantes. Après tout la gauche –si on l’entend comme étant l’expression dans le champ du social et du politique des intérêts des classes populaires— ne peut être réduite à un seul courant ou à une seule orientation idéologique, d’autant plus si on est obligé d’admettre avec le recul du temps qu’aucun des 3 grands modèles sociopolitiques lui ayant servi de référence n’a été, en terme d’émancipation durable, la panacée.
Cependant au-delà de toutes leurs différences et lacunes, ces tendances de gauche avaient toutes (à des degrés divers il est vrai) une même dimension anti-systémique, c’est-à-dire une même volonté de s’attaquer aux logiques économiques systémiques générées par le capitalisme. Que ce soit en voulant le réformer en profondeur (comme initialement le prévoyait la social-démocratie), ou en prétendant socialiser les richesses sociales (appropriées sur le mode privé) comme le souhaitait le communisme, ou en cherchant à promouvoir un développement économique auto centré comme l’espérait le national-populisme, ces trois modèles sociopolitiques s’attaquaient à un système et pour ce faire disposait d’une stratégie d’ordre sociopolitique qui passait, entre autres, par l’appropriation du pouvoir d’Etat ou l’arrivée orchestrée aux postes clef du gouvernement. Et si l’on peut et doit être particulièrement critique vis-à-vis des erreurs des militants passés, il faut au moins reconnaître quelque chose qu’ils possédaient et que nous ne possédons plus : Ils avaient eu assez rapidement (dès la fin du 19ième siècle), et cela au sens noble du terme, une claire vision politique de leur action.

Qu’est-ce qu’une vision politique ? C’est l’idée qu’on ne peut se contenter d’une pure intervention sociale, parce que celle-ci est limitée, déterminée par des intérêts spécifiques et que par conséquent elle ne s’adresse pas à la société toute entière, ne propose pas de remède d’ensemble. C’est l’idée donc que l’action politique a une particularité propre, qu’elle doit dépasser la pure revendication sociale que tel mouvement (ouvrier, par exemple) peut formuler dans l’immédiat, de manière à l’inscrire dans la durée, dans un projet de société plus globale qui la prend en compte et la dépasse dans une synthèse plus vaste. C’est aussi l’idée qu’il faut faire preuve de « pensée stratégique », c’est-à-dire qu’il faut chercher à développer, organiser un pouvoir, « une puissance » dans un temps et un espace donné (des échéances temporels qu’on cherche à maîtriser ainsi qu’un territoire sur lequel on cherche à s’affirmer).

Et l’on peut dire qu’après la seconde guerre mondiale, au coeur de ce qu’on a appelé les « Trente glorieuses », ces trois grands mouvements sociopolitiques, tant au Sud (pays du tiers-monde) qu’au Nord (social-démocratie européenne) et à l’Est (pays dits communistes) sont grâce à cette approche parvenus à leur fin : chacun à leur manière ils sont arrivés au gouvernement ou ont pris le pouvoir d’Etat, réveillant avec eux de formidables expectatives populaires, et cela parce qu’il ne s’agissait pas seulement de rêves ou de projets utopiques brandis par quelques minorités, mais d’un processus bien réel s’appuyant sur la construction de rapports de force sociopolitiques massifs et débouchant sur l’expression d’une puissance effective de changement. En ce sens leur échec simultané, brutal et manifeste au cours des années 80 a été d’autant plus mal (et largement) ressenti, semant comme jamais cynisme et désorientation, générant plus encore un sentiment d’impuissance généralisé.

Et s’il y a ici une différence de perception avec les approches de Wallerstein développées dans « L’utopistique », c’est précisément à ce niveau : on doit tenir compte, dans tout diagnostic sur le futur du capitalisme de cette dimension politique et culturelle, en somme de facteurs ou déterminants qui tout en étant d’ordre « super structurel» peuvent jouer à certains moments un rôle tout aussi importants que les facteurs socio économiques dits objectifs. La constitution d’oppositions au capitalisme dépend bien sûr des contradictions objectives qu’il ne cesse de faire naître ainsi que des limites objectives qu’il peut rencontrer. Mais elle dépend aussi et en même temps de la façon dont les hommes subjectivement les pensent et s’organisent pour les affronter. Elle dépend ainsi de facteurs d’ordre culturel et politique. Telle crise économique peut bien engendrer la faim et le manque. Elle peut bien faire germer la frustration et la révolte. Elle n’aboutira pas directement et inéluctablement à la révolution qui elle dépend de médiations d’ordre politique et culturel qui ne sont pas la résultante directe et immédiate des contradictions aux niveau économique car elles possèdent leur dynamique propre.



C.P. :

La cohérence de la gauche mondialisée, du "sujet historique-monde" dans sa lutte contre la "globalisation" semble une réalité évoluant selon un mode inédit (et ce bien que Wallerstein doute qu'il existe quelque chose au sein du capitalisme qu'on puisse appeler mondialisation -qui remettrait en question la nécessité de l'anti-mondialisation) sous la forme collective des Forums Sociaux mondiaux (l'esprit de Porto Alegre), des mouvements altermondialistes, des milliers de collectifs de type référendaires américains, latino américains, africains, indiens, européens (je pense à l'efficace inattendu du 29 mai français, au renouveau syndicaliste ouvrier international) ...

Les forces alternatives du Québec (ta lecture de l'à-présent, du Temps Présent m'y invite) comme l'Union des Forces Progressistes (UFP), les mouvements alternatifs comme Réseau de vigilance, D'abord Solidaires, Simplicité volontaire, Les Amis du Monde Diplomatique, ATTAC-Québec et ses Brigades d'Information Citoyenne paraissent également unies dans un débat démocratique très influent et très organisé devant les assauts du néolibéralisme...

Témoin privilégié de la réalité sociopolitique internationale et québécoise, tu sembles cependant très critique. Tu restes perplexe face aux rêves d'"homme nouveau" (échafaudé hier par les grands penseurs/acteurs de la gauche révolutionnaire, de Rosa Luxembourg au Ché) des mouvements mondiaux et tu diras, par exemple, de Françoise David, inspiratrice politique à l'échelle québécoise d'Option citoyenne (qui devrait, du reste, fusionner avec l'UFP), qu'elle "aurait tendance avec son idée de "bien commun" (que ces mouvements et nouveaux partis partageront) à se cantonner dans le champs de l'éthique -égalité, solidarité, justice- sans la relier à une authentique philosophie de l'action sociopolitique conçue comme affirmation d'une puissance collective"...
Cette puissance étant un signe évident, selon toi, de la bonne santé de la force politique, de la réussite, je te cite, du passage du "je" (engoncé dans une démarche moraliste qui minerait dangereusement les mouvements contemporains) au "nous", du "que puis-je faire ?" (impuissance du militant triste) au "que pouvons-nous faire ?" (sans caricaturer, prêt à prendre le pouvoir gouvernemental).


Question 3 :
Comment les nouvelles formes politiques et sociales alternatives mondiales, régionales et locales devraient-elles s’y prendre pour régler leur déficit de puissance, pour déjouer les formes contemporaines majeures de domination et de coercition (d'autant que le pouvoir ne peut se réduire à la seule prise du pouvoir d'Etat et qu'il n'y a pas qu'un seul pouvoir en jeu) et pour parvenir à installer un processus d'hégémonie ascendante, au sens gramscien du terme, favorable donc à une nouvelle culture du pouvoir "constituant", le grand projet des exclus, des "non comptés" en appui sur de multiples pédagogies (fruit de l'intermédiation de nombreux intellectuels militants, c'est du reste l'objet de ton essai) ?



Pierre Mouterde :

Oui c’est toute la question. Et elle n’est pas simple.A ce propos, il y a quelque chose dans la position de Marx qui a toujours attiré mon attention : son sens du réel et partant son souci « bien terre à terre » de ne jamais négliger dans l’analyse le poids des conditions matérielles d’existence ainsi que les rapports de force sociopolitiques et les luttes sociales qui les accompagnent.
En ce sens il faut se rappeler que les idées (particulièrement celles à portée sociale) ne tombent pas du ciel et que leur force ou présence dans une société donnée dépend de conditions qui ont moins à voir avec leur valeur intrinsèque (épistémologique ou éthique) qu’avec la puissance de certains intérêts ou groupes sociaux qu’elles peuvent d’une manière ou d’une autre justifier ou renforcer.

Et il en va ainsi pour les idées de gauche. Qu’est-ce qui fait que l’idée « d’égalité » puisse être à un moment donné non seulement discutée, mais aussi valorisée et mise en application à une large échelle? Sa valeur en soi ? Sans doute, mais pas seulement. Pour qu’elle devienne force pratique elle doit pouvoir s’appuyer sur des groupes et des logiques d’intérêt que ces derniers sont capables de faire connaître et d’affirmer. Si en Occident les idées d’égalité sociale, de solidarité, de « droits collectifs » ont fini par faire partie de notre horizon idéologique, c’est aussi parce que les forces de gauche au 19ième siècle et dans les 2 premiers tiers du 20ième siècle ont été capables de peu à peu s’imposer par la lutte collective, de prendre leur place sur la scène sociale et politique, et partant de faire appliquer les idées dans lesquelles elles se reconnaissaient .

C’est précisément de cette idée dont nous parle Gramsci quand il combine puis distingue à propos du pouvoir, ce qui est de l’ordre du « consentement » et ce qui est de l’ordre de « la coercition ». Le pouvoir est selon lui de l’ « hégémonie bardée de coercition ». Si l’on veut le conquérir, il faut donc travailler au deux niveau : au niveau du consentement, mais aussi au niveau de la coercition. Ce qui veut dire que si la prise du pouvoir d’Etat ne suffit pas (puisqu’il faut aussi avoir acquis une hégémonie culturelle), elle reste cependant un des éléments décisifs de l’équation.
Nous avons ainsi esquissé le tableau des tâches qui se dressent devant nous. Si l’on reconnaît que depuis le milieu des années 70, la gauche a perdu le sens de l’initiative, plus encore qu’elle est en train de voir se rétrécir, sous les coups de boutoir du néolibéralisme, une bonne partie des espaces démocratiques qu’elle avait peu à peu conquis depuis le début du 20ième siècle, il faut dès lors admettre qu’il y a un formidable travail à faire pour redevenir cette force « pratique et réelle » d’espérance et de changement qu’elle a été dans le passé.
C’est dans ce sens là que sans aucunement mésestimer (au contraire!) tout ce qui s’est fait depuis les années 80 en terme de mouvements alternatifs (mouvement alter-mondialiste, écologiste, zapatiste, mouvements indigènes, nouveaux regroupement de gauche, etc.), j’ai été amené à insister sur les limites qu’ils peuvent cependant connaître. Mais si je l’ai fait, c’était dans la perspective de mettre en lumière les conditions qui les rendraient plus opérants et puissants.

Et je crois aujourd’hui que l’idée centrale reste celle de la création d’une « dynamique » et d’un « mouvement » d’ordre collectif. Ce qu’il faut arriver à faire renaître, c’est un nouveau mouvement ascendant d’hégémonie (s’exprimant tant au niveau de la société civile que de l’Etat) qui permettrait, au fil des luttes sociales, de redonner élan et initiative aux forces de gauche éparpillées et désorientées d’aujourd’hui, à moitié empêtrées encore dans des modèles inadaptés et obsolètes. Mais cela ne pourra se faire que si en même temps les efforts de tout un chaque peuvent peu à peu se re-conjuguer au travers d’un nouveau projet historique d’émancipation qui d’une manière ou d’une autre leur servira de boussole et qui nécessairement devra questionner le capitalisme historique et sa dynamique de marchandisation du monde. Concrètement qu’est-ce que cela veut dire ? Que partout, au fil des luttes sociales, puissent se reconstruire, en s’épaulant peu à peu les uns aux autres, des contre-pouvoirs alternatifs en marche, des pouvoirs constituants émergeants qui chaque fois conquerront de nouveaux espaces. Partout c’est-à-dire sur les lieux de travail (dans les syndicats existants ou à l’extérieur), sur les lieux de vie (dans les quartiers, les organisations populaires, les organisations de logement populaire, de défense du milieu, les coopératives, etc.) et là où surgissent de nouvelles contradictions nées du déploiement néolibéral (environnement, guerre, pillage néocolonial, colonisation culturelle, etc.)



C.P. :

Les grands projets sociaux alternatifs évolueraient dans un rapport d'unité faussé au politique (tu évoqueras avec juste raison l'oubli du politique) piégés en quelque sorte (époque d'incertitude, de transition et inédite oblige) comme le sera la Révolution mondiale de 1968 (mouvements mondiaux contre la guerre du Vietnam, Black Power, mouvements étudiants en France, au Mexique, au Japon, révolution culturelle en Chine, mouvement naxalite en Inde, mouvements de libération nationale armée en Afrique) par les maux qu'elle combattra, comme rongée par le triste "mal" de la "plannification contre-productive" ou par celui de la "défense de la patrie du socialisme" qu'elle condamnera chez ses ainés de "l'Est" ou encore par trop d'opportunisme individuel ou par trop de corruption des appareils.

Tu évoqueras la conception du pouvoir du sous-commandant Marcos. Marcos dira : "plutôt que de prendre le pouvoir à la manière des révolutionnaires du passé, il faut l'exercer, ici et maintenant, chacun à sa manière"...



Question 4:
A bien lire ce qui apparait tantôt comme une contradiction interne dans le débat historique sur la révolution (les nouveaux projets contemporains piégés comme la révolution mondiale de 68) tantôt, comme chez Marcos, comme une évolution du débat, serait-il possible qu'il y ait quelque chose d'erronné (tu ne te poses pas la question en ces termes, je reprends seulement les mots de John Holloway interprétant la position de Marcos) dans le concept même de révolution centré sur le pouvoir ?



Pierre Mouterde :

C’est l’étrange de la période que nous connaissons, cette incapacité à combiner ce qui n’est en fait pas véritablement contradictoire, et cette tendance à vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, alors que tout de l’histoire nous apprend le contraire. Bien sûr que se contenter – et plus encore sur le mode de la gauche traditionnelle — de la seule prise du pouvoir d’Etat (et pire encore d’une accession au gouvernement) ne règlera aucunement les aspirations de la gauche à ce pouvoir de l’égal sur l’égal auquel elle prétend, en somme à une véritable émancipation. On le sait aujourd’hui une révolution ou peut-être mieux dit une « rupture révolutionnaire » ne règle pas, ne règlera pas tout, et encore moins aujourd’hui où l’organisation capitaliste du monde nous oblige – par l’ampleur des transformations qu’elle a historiquement opérées — à penser des transformations en même temps sur le long terme. Comment par exemple en finir avec le règne si déstructurant (ne serait-ce que pour nos villes!) de la voiture en seulement quelques années ? Et que dire du nucléaire, ou plus simplement de la gabegie marchande de nos sociétés de consommation, etc. ?

Il est vrai aussi que si l’on souhaite faire naître un pouvoir constituant digne de ce nom, c’est-à-dire un contre-pouvoir véritablement démocratique, on ne peut pas se contenter des stratégies révolutionnaires du passé, tout au moins des modèles de celles qui ont très vite donné naissance à ces contre-révolutions thermidoriennes et ces processus bureaucratiques qu’on a retrouvés dans les pays dits socialistes et qui ont été si dévastateurs pour la gauche.

Une véritable révolution n’est pas un putsch, ni un coup de main pensé à quelques-uns dans la clandestinité, elle implique l’émergence d’un pouvoir constituant, d’un pouvoir de part en part démocratique, avec toutes ses exigences intrinsèques. D’où cette idée de « rupture démocratique » sur laquelle j’insiste tant, parce qu’elle est un des défis avec lesquels la gauche d’aujourd’hui doit se coltiner. Comment penser tout à la fois la rupture et la démocratie ?

Mais quelles que soient les nuances apportées à cette « rupture révolutionnaire », il faut garder « le sens de la terre », avoir les pieds enracinés dans le réel. Qu’est-ce que serait une révolution qui ne serait pas centrée – à un moment donné – sur la prise de pouvoir ? Une utopie chimérique, tout au plus ! Le pouvoir déborde bien sûr le seul appareil d’Etat, se retrouve dans maintes autres institutions sociales (familles, école, prison, médias, etc.), passe évidemment par l’individu (qui en intériorise et reproduit les logiques), il n’en garde pas moins toujours une dimension sociale, en se coagulant en certains lieux institutionnels plus importants que d’autres. Il se cristallise dans ce qu’on pourrait appeler des « noeuds de pouvoir » dont l’appareil d’Etat (national) reste encore un des plus importants. Il ne faut pas oublier non plus que le pouvoir – défini comme puissance d’affirmation d’un individu ou d’un groupe — ne le devient véritablement que quand il s’institutionnalise, c’est-à-dire quand il acquiert – par les liens qu’il régularise entre individus – une certaine matérialité et effectivité concrète.

Et prendre le pouvoir, c’est tenir compte de cette dimension concrète du pouvoir, et c’est saisir ces sauts décisifs (mais non suffisants que sont par exemple une certaine appropriation du pouvoir d’Etat) qui permettent soudainement de gagner de nouveaux espaces, d’orienter un peu plus loin la dynamique sociale générale. La crise que connaît la gauche explique sans doute cette difficulté face à laquelle tant se retrouvent : parce que nous entrons dans une nouvelle période historique, il faut évidemment être capable d’apercevoir le nouveau qui naît, les particularités propres de ce qui est en train d’émerger. Il faut se donner les moyens d’affronter les défis inédits qui s’offrent à nous. Et il faut le faire avec un regard neuf. Mais cela ne doit pas nous empêcher par ailleurs d’avoir la mémoire du passé, de nous souvenir, de tenir compte de cette longue tradition de luttes du passé contre le capitalisme dont nous sommes les héritiers et vis-à-vis de la quelle nous avons un véritable devoir de mémoire. Penser le présent (et agir au présent) comme dit Walter Benjamin, ne nous interdit pas de faire œuvre de mémoire et de nous relier à ces générations de militants du passé. Tout au contraire c’est en nous alimentant à l’aune de leurs espérances inaccomplies que nous trouverons la force –Benjamin parle d’étincelles d’espérance— pour transformer la réalité d’aujourd’hui, faire au sens fort du terme… l’histoire, notre histoire.



C.P. :

Reprenons John Holloway (auteur de "Changer le monde sans prendre le pouvoir") en appui sur les thèses du "bio pouvoir" de Michel Foucault. Ces thèses qui veulent qu'à partir du 18ème siècle se soient imposées en Occident de nouvelles stratégies du pouvoir, parlent de "stratégies ou mieux dit de nouvelles formes de souveraineté qui surveillent plus qu'elles ne punissent, qui contrôlent plus qu'elles ne répriment, qui disciplinarisent plus qu'elles ne mettent à mort, qui tendent à protéger la vie plus qu'à l'anéantir ou à l'exclure..."

Tu écriras : "Mais ce faisant, il a eu tendance à tordre le bâton dans l’autre sens et à faire disparaître toute la spécificité proprement décisive et répressive du pouvoir d’Etat. Le renvoyant, puisque le pouvoir, est disséminé partout, à un pouvoir comme un autre. Dévalorisant par le fait même, toute stratégie qui ferait de la conquête du pouvoir d’Etat une tâche prioritaire.".



Question 5 :
D'un autre côté, cet objectif exclusif de conquête du pouvoir d'Etat (tu diras de tous les pouvoirs, de la famille aux institutions à l'armée aux polices) dans un contexte coercitif et de domination, comme un peu partout aujourd'hui, n'aurait-il pas pour conséquence de favoriser les conceptions dures de la révolution (et les alliances contradictoires) renconduisant, par exemple, aux vieux modèles armés du communisme révolutionnaire d'un côté et de la répression de l'autre -tentations récurrentes, du reste, et funestes, selon moi, de l'armement d'un Parti Communiste Ouvrier irakien, organisation militaire traditionnelle, et tentations morbides de l'expansion de la Salvador Option réhabilitée également en Irak... Ce que de toute évidence les "psychologues politiques-monde" de John Negroponte en accord avec John Negroponte, Bush et le business militaire transnational, en appui sur les vieilles méthodes reaganiennes appliquées au Honduras et au Salvador, entretiennent avec force succès ?



Pierre Mouterde :

La mémoire que je viens d’évoquer sert précisément à cela : nous rappeler certaines expériences historiques, de manière, entre autres choses, à ne pas répéter les erreurs du passé. L’expérience chilienne de 73 (avec son coup d’Etat sanguinaire et ses 17 ans de dictature implacable), nous en rappelle tous les enjeux. En fait il s’agit moins de se référer à ce que tu dénommes « des conceptions dures de la révolution », que de se donner les moyens de se défendre effectivement des menées violentes et mortifères que ne manqueront pas de déclenchées les classes possédantes quand celles-ci commenceront à se sentir questionner par la montée de contre-pouvoirs alternatifs, le développement de ce pouvoir constituant dont nous avons déjà parlé.

En ce sens la révolution (on pourrait dire aussi la rupture démocratique) est d’abord et avant tout un acte d’affirmation et d’auto défense collectif. Comme l’indique encore une fois Walter Benjamin, elle est aujourd’hui moins ce qui nous ouvrirait à un avenir prometteur que ce moyen dont nous disposons « pour arrêter la catastrophe ». La catastrophe ? Le terme pourra paraître exagéré à première vue. Et pourtant la remontée des guerres (via le terrorisme et les menées belliqueuses US), l’accroissement des cassures au sein de l’humanité (l’ampleur grandissante des inégalités), la montée des périls environnementaux sont là pour nous rappeler qu’au delà des discours lénifiants, l’humanité entière se trouve, comme jamais, face à des défis majeurs.



C.P. :

Sur un terrain voisin des luttes le nouvel historien Ilan Pappé s'opposera à une solution armée dans le conflit israélo-palestinien, il plaidera (dans sa campagne de boycott académique international des universités sionistes) pour une ANC palestinienne (calquée sur l'ANC sud-africaine) afin de diriger un mouvement anti-apartheid de solidarité avec les palestiniens...Certes cette ANC est encore très loin de se transformer en intention de vote, mais c'est un premier pas sur le très long chemin de la conquête du pouvoir d'Etat par la gauche et l'extrême gauche israélienne, palestinienne ou israélo-palestinienne.

François Houtart fera une remarque (préface de ton essai) sur le processus de longue haleine de remplacement du capitalisme qui mettra en évidence, ici, l'importance historique de ce projet de résistance, de libération, et l'évidente responsabilité des projets américains néolibéraux de "zones de libre-échange" arabo-israéliens (le marché unique arabe) dans le conflit israélo-palestinien... "remplacer le capitalisme, écrira François Houtart, est un processus à long terme car un mode de production ne change pas par une action ponctuelle, mais par un processus de transition, comme le capitalisme lui-même..."
Dans un e-mail tu insisteras sur ce fait autrement "si le mode de production (la production des moyens d'existence des êtres humains) change, écriras-tu, se transforme au fil de l'histoire, il reste cependant hanté par cette marchandisation du monde qu'il appelle..."


Question 6 :
Cet élargissement du débat stratégique, du dialogue, sur le conflit israélo-palestinien proposé par Ilan Pappé et ses amis, en "ressuscitant" l'ANC anti-apartheid des origines, me fera penser à ce "réflexe" de l'historien marxiste benjaminien qui irrigue ton propos sur la pensée dynamique et l'action de gauche qui consiste à "s'emparer d'un souvenir tel qu'il surgit au moment du danger" (allusion au temps présent et à la fonction émancipatrice de l'historien selon Benjamin "faire oeuvre d'historien ne signifie pas comment les choses se sont passées", tournant ici définitivement le dos à l'historien des vainqueurs, "l'histoire n'est pas ce qui reste du passé, une sorte d'histoire des vainqueurs,... la civilisation, le progrès") ainsi qu'à ces "sauts dans l'ordre de la pensée" remarqués par Jean Pierre Vernant, et que tu mets en perspective a-historique, à propos de l'émergence de la rationalité occidentale, de la raison et de la démocratie (du débat) ..."il n'y a pas eu de miracle grec, relèveras-tu, mais la mise en place d'un certain nombre de conditions données permettant de rendre compte de la possibilité de transformations culturelles importantes, de certains sauts dans l'ordre de la pensée"...

Quelle critique sociohistorique t'inspire l'émergence de ce grand projet émancipateur collectif de gauche d'ANC palestinienne, de "filiation avec les vaincus d'hier, les classes exploitées du passé, qui proposerait à chacun de participer à cette tâche, d'opposer au pouvoir institué en place une autre puissance d'affirmation, un autre pouvoir unificateur, un pouvoir constituant cherchant à reconstituer, et ce sera, selon moi, le grand projet éthique, politique et historique de ton essai, une Communauté démocratique alternative" ?...



Pierre Mouterde :

Mon travail de journaliste m’a au moins appris une chose : rien ne remplace l’enquête sur le terrain, l’écoute attentive des acteurs impliqués au cœur de tel ou tel événement sociopolitique donné, l’observation de faits anodins (si révélateurs pourtant) dont ne parlent jamais les grands médias. Et dans le contexte que nous connaissons aujourd’hui (celui du grand basculement du monde), cette exigence d’écoute préalable et d’observation attentive est d’autant plus décisive. C’est la condition pour ne pas être soumis aux sirènes séduisantes (et toujours changeantes) des idées à la mode. En ce sens il est toujours difficile –depuis une position lointaine et sur la base d’un raisonnement abstrait— de juger de ce que l’on devrait ou pourrait faire dans telle ou telle partie du globe et notamment en Palestine.
Quoiqu’il en soit, on retrouve –en fonction de ce contexte dont j’ai déjà parlé-- toujours quelques grands principes de base qui peuvent nous donner certains points de repère. Tu en rappelles un fort intéressant : cette idée de retrouver dans le passé des filiations et des correspondances qui deviennent soudain des ancrages indispensables et des clefs pour l’action immédiate. Je pense aussi à tous ces principes d’action qui vont favoriser le regroupement, la coordination, l’unification pratique des forces de gauche, condition indispensable à tout redémarrage d’un cycle d’expansion de la gauche. A condition cependant de comprendre que ces processus de rassemblement n’auront de fécondité véritable que s’ils se conçoivent en même temps sur le mode de la rupture, c’est-à-dire en cherchant à se construire et reconstituer en rupture avec la logique néolibérale. D’où la difficulté : être capable de combiner des interventions qui à première vue paraissent contradictoires.En ce sens et en fonction de ce dont j’ai parlé précédemment, la question que tu évoques de l’utilisation collective de la violence ou de la non violence reste une question que l’on doit juger à la pièce. Et seulement après avoir répondu à la question suivante : comment ces stratégies, dans un temps et un espace donné, peuvent-elles favoriser le renforcement et le développement d’un pouvoir constituant démocratique ? On verra ainsi que la véritable question est d’ailleurs moins celle de la violence en soi que celle du type de violence dont on est amené à faire ou non usage. Entre la violence « terroriste » de Ben Laden, celle « guérillériste » du Che Guevara et les processus « d’auto-défense armés » qui ont été entrepris dans les cordons ouvriers chiliens des années 70, il y a à l’évidence d’importantes nuances. Et c’est en les prenant en compte et en en resituant la portée dans le contexte des temps présents et des objectifs qu’ils appellent que l’on pourra trancher –très concrètement--sur leur possible validité et utilisation.




Remarque du présentateur et débat pour l'action politique:

Il est clair que l'approche éthique de l'action politique et de l'affirmation de soi de Pierre, sur la base notamment du dernier chapitre de "Repenser l'action politique de gauche", véritable traité critique de la morale, pourra conduire à la germinantion d'un authentique pouvoir individuant et constituant indispensable à l'esprit critique et à la refonte de la pensée théorique de l'action politique de gauche et de l'action proprement dite. Je n'en doute pas un seul instant.
Je n'ai cependant pas eu le sentiment, après lecture, que la question des moyens de "l'action politique non-violente" et a contrario de "l'usage politique de la violence" soit justement traitée.

Je poserai donc à Pierre plusieurs questions en ce sens (Q.4, Q. 5 et Q. 6) en m'appuyant sur les causes probables des échecs révolutionnaires depuis la fin de la seconde guerre mondiale et sur un récent projet du nouvel historien Ilan Pappé de création d'une "ANC palestinienne" (non combattante ou non armée selon les souhaits d'Ilan Pappé) pour lutter contre la politique d'apartheid d'Israel à l'égard des populations palestiniennes. Je soutiens ce programme international non violent basé sur le boycott des échanges universitaires avec le milieu académique israélien. Et en cela je m'oppose à la critique allusive et à peine formulée qu'en fera Pierre dans la dernière question de l'interview, Q.6.

Autre point de divergence lié à son dernier chapitre et dont nous retrouverons quelques éléments des principes théoriques dans ses réponses aux questions 5 et 6, sa position spécifique sur les moyens stratégiques du renforcement et du développement d'un pouvoir constituant démocratique.
En effet, et de façon fort abrupte, Pierre proposera une réduction possible de la question de la stratégie du renforcement et du développement du pouvoir constituant à deux inconnues : "le choix de la violence" (il établira cependant que c'est insuffisant) et/ou "le type de violence" (qu'il considèrera éventuellement plus juste)...

Il est clair pour ma part et les évènements du 29 mai dernier en France et du 1er juin en Hollande (passés étrangement sous silence) affirmant le NON référendaire au projet de constitution néolibérale européenne me donneront raison, que nous n'avons pas eu à faire ce choix et que dans l'hypothèse d'un échec au NON nous n'aurions pas davantage à le faire.

Dans les débats européens pour la création d'une assemblée constituante populaire, il n'est pas davantage question de l'hypothèse de la violence ou du type de violence à utiliser. Je veux croire, en tout cas, en une autre dynamique populaire, en explorant notamment, Pierre le soutiendra du reste, tous les aspects de la démocratie.

Je ne peux pas non plus cautionner "l'usage de la violence d'autodéfense" en me "projetant" dans l'enfer irakien ou afghan, ou africain, ou encore latinoaméricain ou caraïbe ou en doutant de mon mode de vie contestataire, social révolutionnaire et politique parce que je vivrais dans "un paradis, diront certains irakiens plongés dans l'extrême douleur -que je soutiens pourtant de toutes les façons possibles, mais sans violence- en parlant de l'Europe, du droit au travail, de la sécurité sur les lieux de travail, de la liberté syndicale, de la paix civile, de la justice sociale, sanitaire et de l'abondance alimentaire".

Il est clair me retorquera-t-on, encore, que dans un ouvrage théorique, ici l'essai - avec ce qu'il comporte d'hypothèses, de questions et non d'affirmations, tous les possibles sont à appréhender dans le contexte de la réflexion ou de l'analyse et non dans un champ pratique. Ce serait dévier, dans ce cas, le sens donné à cet ouvrage et aux réponses aux questions attenantes puisqu'il s'agit bien, Pierre insistera clairement, de régénération, d'homme nouveau, de praxis et de conquête du pouvoir d'Etat.

Je souhaite conclure sur un point précis avant de laisser la parole aux lecteurs. Je ne me conçois pas dans un contexte sociopolitique où "j'aurais à faire" un choix es-qualité entre deux inconnues "plus que la violence en soi" "quel type de violence serait-on amené à faire usage" ?... Cette remarque s'inscrit dans le prolongement de cette autre faite à propos de l'armement "d'auto-défense des communistes ouvriers irakiens" (PCOI) sur linked222, je ne crois toujours pas que le moyen soit dans l'armement y compris dans le cadre de groupes d'auto-défense.

Je ne souhaite donc pas avoir pour choix "à me battre", en tout cas militairement ou avec des armes, que la situation l'exige d'un point de vue théorique, historique ou d'un point de vue purement pratique. A cette obligation de lutte j'opposerai "l'esquive", Toni Négri parlera de "fuite", Pierre s'y opposera, François Houtart parlera de "résistance", résistance qui me fait penser au "Résistance, résistance, résistance" du juge italien Fransesco Saverio Borelli (co-instigateur de l'opération anti-corruption "Mains propres") après le meurtre du militant Carlo Giuliani (tué d'une balle dans la tête par un carabinier) lors du sommet G8 de Gênes les 20 et 21 juillet 2001 "où la répression, dira Fransesco Giorgini correspondant de Radio Populare, ne relevait pas d'une dérive fascisante mais d'une nouveauté dans sa systématisation et son caractère sciemment idéologique!...L'italie se trouvait, au moins symboliquement, au bord de la guerre civile!" L'écrivain sicilien Vincenzo Consolo écrira, citant Hugo : "Police partout, justice nulle part." Borelli dira "Résister", ne pas céder aux sirènes de la provocation. Souvenons-nous de la réhabilitation de la Salvadore Option en Irak contre les islamistes et les marxistes communistes révolutionnaires, les syndicats non gouvernementaux, les groupes d'auto-défense ouvriers communistes (ouvriers et familles d'ouvriers), par les services secrets civils et militaires irakiens et américains de John Negroponte. George W.Bush, peu après le drame de Gênes, soulignera l'exceptionnelle maîtrise policière et militaire de Silvio Berlusconi : "14 000 policiers et carabiniers, 200 blessés, 300 gardes à vue, des scènes, dira Giorgini, dignes d'un blitz chilien -rafles à l'école Diaz, sévices multiples à la caserne Bolzaneto, du jamais vu en Europe occidentale depuis trente ans"...
Ma remarque sur "l'action politique non-violente" vaudra, bien entendu, pour le pouvoir institué et constitué qui commanderait de nouveau le sacrifice inutile de nouvelles générations... La désobéissance civile, l'objection de conscience et la désertion, ici, me semblent préférables à toute obligation patriotique.


Quoiqu'il en soit et au delà de cette divergence, je soutiens au nom de la liberté du débat politique et de l'action, la lecture et l'étude des propositions sur l'éthique, le politique, l'histoire, la pensée de l'action politique de gauche de ce brillant essai qui agira comme un antidote salutaire à "la pensée unique néolibérale totalitaire" et à "ses armées politiques en action". Je renouvelle, ici, mon amitié sincère et mon entière solidarité dans la lutte à Pierre Mouterde.


Christian Pose, Paris le 26/1O/05

Pierre Mouterde Pierre Mouterde
Sociologue et professeur de philosophie, Pierre Mouterde est spécialisé dans l'étude des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs a` la démocratie et aux droits humains. Il a publié Quand l'utopie ne désarme pas, Les pratiques alternatives de la gauche latino-américaine et ADQ : voie sans issue (avec J.-Claude Saint-Onge), tous deux aux Editions Ecosociété.


home : Ni bonze, ni laïc    linked222.free.fr