LA GAUCHE ALTERNATIVE QUEBECOISE
A L'HEURE DE L'ALTERMONDIALISME



- Interview d'André Thibault


Cette interview d'André Thibault (sociologue militant et écrivain québécois) a été réalisée par échange e-mail par Christian Pose

Diffusion en deux parties sur Indymedia.be, I & II, Suisse I & II , Paris I & II à quelques minutes d'intervalle Mikis Theodorakis postera un document important : "Les héros comparés aux criminels"

Question 1 :
André Thibault, comment expliquez-vous l'émergence de ce que l'on nomme aujourd'hui la "nouvelle gauche" (québécoise et nationale), l'émergence de multiples champs de force, des partis alternatifs et des mouvements de citoyens comme Union des Forces Progressistes (UFP), Option Citoyenne, D'abord solidaires, ATTAC-Québec ou Réseau de vigilance ?


C'est la convergence de plus d'un facteur et de leurs interrelations. Le plus frappant est un désenchantement face au PQ, perçu comme dépassé face à la montée d'un libéralisme d'une férocité inédite. Comme de nombreux partis sociaux-démocrates, le PQ laissait aux forces du marché le secteur de la production et intervenait a posteriori par des mesures de redistribution qui atténuaient les effets sociaux des inégalités économiques. C'était possible car en période de forte croissance, les entreprises avaient besoin du pouvoir d'achat du marché intérieur des classes moyennes et plus modestes (" fordisme "). Quand, refusant toute contrainte politique à la compétition économique internationale, les entreprises majeures ont au contraire développé un appétit insatiable de profits et ont tout fait pour réduire leur masse salariale et attaquer les dépenses sociales de l'Etat, le PQ a essayé plus qu'ailleurs en Amérique du Nord de protéger et même améliorer les régimes sociaux, mais il a dans son ensemble démontré peu de sens critique face au culte du marché dérégulé. Sa première raison d'être qui est la souveraineté du Québec l'oblige d'ailleurs à des compromis permanents en matière d'idéologie sociale, dans l'espoir de faire le plein des votes souverainistes. L'évolution culturelle de la gauche développait en même temps une sensibilité croissante à la critique de l'ultralibéralisme, à l'écologie, au développement d'une citoyenneté participative, entre autres. Le fossé avec la classe politique nationaliste traditionnelle est devenu de plus en plus grand et impossible à ignorer. .


Question 2 :
Pensez-vous que ce jaillissement pourrait être altéré par les alliances opportunistes des "modérés" (Bloc, NPD, SPQ Libre) au Parti québecois (PQ), social démocrate anti-progressiste, libre-échangiste, pro-américain ?


Non pas saboté de l'intérieur, mais sérieusement gêné dans sa croissance. Pour de nombreux citoyens québécois, l'ardeur identitaire est le noyau premier de tout engagement social. Ceux-là voient comme une trahison nationale le fait que la gauche propose une alternative au PQ ; le cinéaste Pierre Falardeau est le plus spectaculairement gueulard des tenants de cette position, au point de récuser avec indignation pour le moment toute notion de projet de société. Pour eux, cela confère aux " alliances opportunistes " le statut d'un devoir historique. Mais il faut faire des distinctions parmi les groupes que vous énumérez. Dans son rôle d'opposition vigilante au palier fédéral, le Bloc s'est montré plus consistant que le PQ dans ses positions progressistes — par contre, il s'interdit de critiquer publiquement le PQ, et il était prêt il y a peu de temps à s'associer avec le très "redneck" Parti conservateur du Canada et à risquer de porter celui-ci au pouvoir pour punir les libéraux fédéraux de leurs magouilles anti-souverainistes. Le NPD, dirigé par Jack Layton qui a grandi au Québec et manie assez bien le français, essaie sincèrement de tendre la main à la gauche québécoise, incité à le faire entre autres par l'intellectuelle anglophone Judy Rebick ; mais la tradition centralisatrice de ce parti a laissé chez les Québécois francophones une image difficile à restaurer. Quant aux gens qui militent au SPQ Libre, ils étaient mal à l'aise avec l'émergence d'une gauche politique extérieure au PQ , soit en raison d'une priorité accordée à la question de la souveraineté, soit à cause des liens historiques assez forts entre le PQ et les appareils syndicaux; leur implication dans le PQ n'est donc pas enlevée aux partis alternatifs mais représente un autre front de la gauche politique ... continuer ou non de miser sur le PQ implique visiblement des orientations existentielles profondes, presque charnelles, et je n'ai vu personne capable de persuader à coup d'arguments quelqu'un qui divergeait d'appréciation sur ce plan - en gros, les gens se respectent dans cette divergence, tout en la déplorant bien sûr mais en s'y résignant.


Question 3 :
Pouvez-vous nous parler, plus spécifiquement, de l'Union des Forces Progressistes (base historique RAP, PDS, PCQ et militants non affiliés), altermondialiste, de son contrat social, culturel et politique ?


J'ai participé à la naissance du RAP (Rassemblement pour une Alternative Politique ... puis Progressiste). L'Aut'Journal avait lancé l'idée de regrouper sur une base individuelle des militants de toutes tendances partageant une vision critique de la phase actuelle du capitalisme et des projets modernisés d'égalité sociale; la déception sociale face au PQ inspirait de donner naissance à un mouvement de réflexion et d'éducation sociale, qui servirait de tremplin à la création d'un parti souverainiste de gauche. La réponse, en provenance de tout le Québec, fut fabuleuse. Des structures ambitieuses furent mises en place et puis ... de façon tantôt épique tantôt loufoque, le psychodrame des traditionnelles querelles enflammées de la gauche a érodé les rangs presque à chaque assemblée générale : heurts d'orthodoxies idéologiques (par exemple sur l'ex-Yougoslavie !), conceptions opposées de l'organisation et des priorités et finalement maintien du mouvement ou conversion urgente en parti politique. Cette option-ci l'emporta lors de la confrontation sur ce dernier point, et les " mouvementistes " furent invités à militer ailleurs (cela donna la naissance du groupe montréalais des Amis du Diplo et fournit des militants ardents à ATTAC, à D'abord solidaires, à Alternatives etc.). Une tension majeure subsistait chez les partisans de la transformation en parti, et c'était le lien avec le PDS, ancien NPD-Québec ayant fait scission sur la question du souverainisme; des personnes militant dans les deux organismes me semblent avoir joué habilement les médiateurs et rendu possible une fusion des deux à l'intérieur de l'UFP.
Et le Parti Communiste Québécois alors ? Il s'agit d'un particule et son apport n'équilibre pas le problème d'image que sa présence a provoqué ; à mes questions là-dessus, un militant actif m'a répondu que certains immigrants avaient un passé de luttes ou les communistes exerçaient un leadership très positif et qu'ils étaient très attachés à cette identité ... cela ne m'a pas convaincu et j'interprète que la peur de passer pour anticommunistes a pu exercer une pression morale. Entre temps, en faisant ces premiers pas sur la scène électorale, l'UFP a attiré de nouveaux militants qui ont aéré et dynamisé l'organisation. Au fur et à mesure que l'orientation du RAP se portait vers la création d'un parti politique, Pierre Dubuc de l'Aut'Journal tâtait le pouls des milieux syndicaux; les réticences énormes qu'il y rencontra le convainquirent de se dissocier de cette alternative, et cela devait aboutir au projet de réinvestir le PQ sur sa gauche, d'où le SPQ-Libre. Pierre Dubuc vient d'ailleurs d'annoncer qu'il sera le candidat de ce groupe dans la campagne à la chefferie du PQ. Le groupe déplore faire moins de percées dans le monde des groupes communautaires, ce qui n'est pas étonnant car le monde communautaire, féministe et régionaliste, poursuivait sa propre démarche en marge du RAP et du PQ. La Marche Mondiale des Femmes avait galvanisé les espoirs et les énergies, avec comme figure charismatique centrale Françoise David, arrivée à la direction de la Fédération des Femmes du Québec par le chemin des groupes communautaires. Cette mouvance donna la création de D'abord solidaires, avec quelques anciens du RAP, jusqu'à ce que ce groupe se scinde pour donner la branche politique Option citoyenne. Des différences de culture politique et de modes de fonctionnement séparent l'UFP et Option citoyenne, mais toutes mes informations des derniers mois convergent à l'effet que la recherche de compromis honorables est avancée et que la fusion est prochaine.

L'UFP dit, dans son discours cadre, être porteuse d'une alternative au capitalisme en appui sur des modèles de développement durable respectueux de l'environnement et sur un projet d'Etat qui se voudrait un rempart des valeurs nouvelles ? Qu'en pensez-vous ?

Au plan des orientations générales, j'en suis convaincu. Il reste beaucoup d'analyse et de réflexion stratégique à faire pour traduire ces idées généreuses et très actuelles en projets politiques concrets. Notamment, la lutte aux privatisations est ferme et nette mais la mise à jour du rôle de l'Etat dans la promotion d'une économie porteuse de justice sociale, de droits humains et de respect de l'environnement demande encore beaucoup d'approfondissement. Si on s'oppose au "  tout-au-libre-échange ", on doit bien avoir une vision autre de la production et du commerce des marchandises (encadrement et support étatique à la pme, commerce équitable, développement régional concerté) ; cette partie, à ma connaissance, demeure très peu élaborée, de telle sorte que les militants se concentrent largement parmi les salariés et retraités du secteur public et dans les plus grandes villes. On laisse les propriétaires et employés de pme au plus à droite des partis politiques, l'ADQ, comme les Démocrates américains ont laissé aux néocons le monopole de la réflexion sur les valeurs morales.


Question 4 :
Pouvez-vous nous parler des projets (UFP) et québécois d'Assemblée constituante pour la rédaction d'une Constitution d'un Québec indépendant, partagez-vous l'idée que cette constituante serait l'outil le plus adapté à la défense des droits sociaux et à l'égalité des droits entre les sexes, à la reconnaissance des peuples autochtones, à l'indépendance, au respect de la laïcité, de la liberté du culte et de la séparation de l'église et de l'Etat ?


Quand j'étais au RAP, je me suis joint à une lettre de quelques intellectuels pour préconiser une variante de ce scénario. Il a été ensuite sérieusement étoffé par Marc Brière. Pour ma part, étant donné que les structures actuelles permettent au Québec de se donner une constitution, ce projet serait prioritaire à un référendum sur la citoyenneté, et je souhaite qu'il comporte tous les éléments que vous mentionnez ... à condition que cette constitution n'ait pas la rigidité de la Charte canadienne des droits qui remet aux juges un pouvoir absolu d'interprétation de la loi. Dans ce document, la société québécoise (première par rapport à l'Etat québécois, car je ne partage radicalement pas la sacralisation hégélienne de l'institution étatique) déciderait de ce qu'elle veut pouvoir décider. Rupture ou remise en question profonde de nos relations avec le Canada ? Ce serait la question suivante, mais on saurait pourquoi au lieu de partir du concept métaphysique d'altérité radicale comme le fait le directeur de l'Action Nationale ... après l'horrible vingtième siècle, j'estime monstrueux de supposer de l'altérité radicale entre quelque humains que ce soit.


Question 5 :
"Le bien commun a été évacué de la mission de l'Etat" (critique UFP du néolibéralisme, des partis PLC et PLQ), comment interprétez-vous ce constat sur le bien commun (qui pose autrement la question de l'intérêt privé) ?
Pouvez-vous développer brièvement le processus historique de démantèlement des principales fonctions de l'Etat au plan national et provincial?


Le diagnostic vaut en général pour l'ensemble des pays occidentaux industrialisés, mais à des degrés divers ; le processus est moins poussé au Canada qu'aux Etats-Unis et au Québec que dans la majeure partie du Canada. C'est nettement au programme du Parti Libéral du Québec, et celui du Canada est provisoirement ralenti dans cette voie du fait qu'il a besoin du NPD pour se maintenir au pouvoir. En gros la lutte au déficit a servi de prétexte à une restructuration majeure des budgets publics, avec réduction draconienne de plusieurs budgets sociaux (principalement l'assurance chômage), du financement de la culture non commerciale et de la recherche scientifique, du rôle régulateur de plusieurs ministères (surtout l'environnement). Mais les budgets d'encouragement aux (grandes) entreprises ont la part belle. Conséquences au plan de l'échelle des revenus : les très riches sont de plus en plus riches et les revenus des pauvres de plus en plus marginalisants. L'offensive gouvernementale actuelle compte s'appuyer sur la mode des PPP pour multiplier les formes de sous-traitance dans le secteur des biens et services publics. La réaction de la société est très vive, et le gouvernement Charest doit reculer sur la mise en oeuvre de la plupart de ses projets concrets. Le PQ est étrangement (?) silencieux dans la plupart de ces débats. Par ailleurs, dans la gauche sociale classique, la réaction se limite souvent à la " protection des acquis ", ce qui paradoxalement favorise une équation gauche = conservation. On ne s'en sortira pas sans une mobilisation de l'imagination pour chercher comment l'Etat peut mieux encore adapter ses politiques à l'actualisation concrète de ses valeurs.


Question 6 :
Si dans votre dernier éditorial de la revue Possibles (vol.29, n°1, Hiver 2005) vous surfez sur le pessimisme contemporain lié au déficit de conscientisation des jeunes écoeurés par les partis politiques (lesquels, citant Jean Baudoin, plutôt que de débattre doctrinalement des problèmes sont devenus des entreprises chargées de promouvoir des spécialistes de la conquête du pouvoir) vous paraissez, cependant, accorder au fond sociopolitique québécois d'auto-organisation un grand pouvoir, quelle est la part de cet héritage dans le succès des forces de gauche alternatives ?


C'est un atout et non une garantie. Nous sommes plusieurs à nous demander si un investissement des champs politiques municipal et régional ne constituerait pas la façon la plus réaliste de resocialiser la politique et d'en faire un terrain où la citoyenneté participative trouve motivation à s'exercer. D'autres sont confiants qu'avec un renouveau culturel de la gauche politique, il est possible d'y insérer les préoccupations sociales et humaines surgies dans les mouvements sociaux; on trouvera ce point de vue exposé avec éloquence dans Repenser l'action politique de gauche (titre provisoire) de Pierre Mouterde, qui va paraître en novembre 2005 aux Editions Ecosociété.


Question 7 :
Considérez-vous, enfin, à l'instar de Françoise David (Option Citoyenne), que l'anglicisation de la société serait un effet de la mondialisation ? ("Les altermondialistes et la question linguistique", Pierre Dubuc, l'Aut'JOURNAL -2juin 2005)


Cette anglicisation fut l'effet direct d'abord d'une politique de colonisation britannique qui visait (rapport de Lord Durham) au dépérissement progressif du français par marginalisation dans une mer anglophone croissante - puis de la croissance démographique, économique et technologique de l'Amérique du Nord anglophone. Présentement, je rejoindrais Françoise dans le constat que l'usage croissant de l'anglais au travail dans les secteurs exportateurs a un effet marqué sur le paysage linguistique de la région de Montréal (monde du travail). Par contre, la vie politique québécoise et montréalaise de même que la production et la consommation de produits culturels même commerciaux ont un visage nettement français. Je pense que même la France serait jalouse de la place occupée par le cinéma non-hollywoodien sur les écrans montréalais et à un degré moindre dans quelques villes importantes du Québec (qui d'autre part sont largement unilingues françaises et monochromes). Il y a anglicisation de la vie économique plus que de la société en général, et elle a à voir avec un surinvestissement dans l'export-export aux dépens des échanges locaux ... politique à laquelle le PQ n'est pas étranger, les bons Américains devant nous protéger des méchants Canadiens ... !

Pensez-vous que la langue française est la langue du Québec et de son autonomie ou de son indépendance ? Je m'adresse, ici, au sociologue et au romancier québécois bilingue au coeur du conflit sur la "langue du travail".

C'est pour moi une évidence et je n'arrive pas à mordre aux propos alarmistes quant à son avenir comme langue publique du Québec et fondement de son autonomie (sûrement) et de son indépendance (peut-être). Vous savez, l'anglais me sert presque uniquement à compléter et élargir mes informations ... ainsi qu'à voyager. N'ayant pas à m'en servir pour travailler, je peux même rarement l'utiliser dans mes loisirs, les anglophones que je croise comme ornithophile et marcheur dans la nature insistant presque tous maintenant pour " pratiquer leur français ". Le français parlé de l'ensemble des francophones et le français écrit de ceux qui complètent l'université me paraissent en nette amélioration, surtout en ce qui touche la richesse du vocabulaire et la structuration de la phrase ; la négligence quant à l'orthographe grammaticale me paraît plus un effet pervers de l'usage des correcteurs de texte automatiques !

<fin de l'interview > le 23/07/2005
(pour plus d'informations sur les différents groupes politiques québécois évoqués ci-dessus, reportez-vous à la rubrique New Links-Canada)


Editions Nota bene (NB) Annonce non commerciale!
"S'il est vrai que les purs idéalistes aboutissent à l'impuissance ou à des projets aussi désastreux dans leurs effets qu'angéliques dans leur conception, il n'en demeure pas moins que l'activité intellectuelle a la responsabilité de fournir à l'action une indispensable inspiration. L'acharnement avec lequel les adversaires de la liberté s'en prennent à la circulation de l'information et des idées constitue la meilleure indication de son caractère essentiel.Voilà pourquoi ceux qui consacrent une part importante de leur énergie à amasser de l'information, à l'analyser, à penser et à l'imaginer ont la responsabilité de rendre public le fruit de leur réflexion. C'est cette responsabilité qu'assume André Thibault dans "Ses propres moyens"... (extrait, Col. Essais critiques, dif. sept.2005)
André Thibault
Sociologue militant du travail et écrivain québécois André Thibault a été le vice-doyen à la recherche de la Faculté de l'Education permanente de l'Université de Montréal. Il est aujourd'hui chargé de cours à l'Université du Québec à Hull et à l'Université d'Ottawa. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Possibles, membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois et anime depuis la mi-décembre 2000 le groupe montréalais des Amis du Monde Diplomatique.
Il est également, selon nos dernières informations, un ardent défenseur de la nature et adore, par dessus tout, parler français (débattre) avec les anglophiles...!


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