Quelques propos sur le politique, le droit, les lois, le capitalisme, la misère et l’utopie concrète pour réfonder la société

- Interview (2) d'André Thibault


Ce second entretien par échange e-mail avec le sociologue progressiste et écrivain québécois André Thibault a été proposé et réalisé par Christian Pose, août/septembre 2005, Ichikawa-city, Tokyo.

Diffusion en deux parties sur Indymedia.be, I & II, Suisse I & II , Paris I & II à quelques minutes d'intervalle Mikis Theodorakis postera un document important : "Les héros comparés aux criminels"


Question 1 :
André Thibault, le juriste Michael Mandel dans "La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada" (1) part du postulat critique que le droit et la loi sont ni plus ni moins que du politique empruntant d'autres chemins...
Il écrira :“ … ce n’est qu’avec l’essor du nationalisme québécois que la prégnance du pouvoir judiciaire observable dans l’ascension de la Cour suprême et l’enchâssement dans la Constitution de la Charte canadienne des droits et libertés, va véritablement se développer au Canada… L’on usera, à la renaissance francophone du Québec, du contrôle judiciaire pour imposer une vision des droits linguistiques qui allait nettement à l’encontre de celle que privilégiait le gouvernement démocratiquement élu de la province… Dès 1975, avec la Loi sur la Cour Suprême, le gouvernement renforce les pouvoirs de cette juridiction, la Cour cesse d’être un tribunal de dernière instance réglant des différends privés, en rendant ses jugements d’intérêt public. Elle définit elle-même ses propres règles d’accès aux affaires constitutionnelles…Dans l’affaire Thorson, elle décide que tout contribuable est habilité à remettre en question la constitutionnalité de n’importe quelle loi, et se dote du pouvoir discrétionnaire de refuser les cas qu’elle ne juge pas digne d’intérêt… Le pouvoir des juges est tel qu’il leur permet de désavouer des lois votées par des parlements élus. On se rapproche plus, ici, de la primauté des juges que de la primauté du droit…L’on s’est servi de la loi comme d’un moyen de contourner la volonté populaire….”

Michael Mandel écrira encore :“la justice entre en contradiction avec la démocratie lorsqu’elle se mêle d’orienter les lois… c’est cela qui caractérise la politique judiciarisée”… Quelle analyse faites-vous de cette critique ?


Je la partage entièrement. Je ne suis pas en mesure de valider ou non l'analyse de Mandel des stratégies fédérales à l'endroit du Québec. Mais je sais que l'enchâssement de la Charte des droits dans une Constitution presque impossible à changer sauf sur des évidences banales — était tout à fait dans l'esprit de Pierre Elliott Trudeau, prototype du despote éclairé, champion des droits universels des individus et soupçonnant le tribalisme devant la moindre mobilisation collective. Héritier orthodoxe, en somme, du libéralisme anglo-saxon de l'époque des Lumières. Dans le raisonnement de Trudeau, les juges étaient, comme les philosophes de Platon, dépositaires infaillibles d'une vision transcendante et désintéressée du Bien Commun. Or, tout ce qu'ils transcendent en réalité, c'est la volonté des gouvernements démocratiquement élus. Comme le fait remarquer Marc Chevrier de l'Université du Québec à Montréal, "le juge reproduit les biais propres à sa discipline et à sa fonction". Plutôt kantien, Trudeau ne décelait de biais que devant les émotions militantes et non devant ce qui se donne les apparences de la froide rationalité.


Question 2 :
A bien y regarder, l’on peut se demander si cette critique historique n’est pas comparable à celle faite de la grande période d’injustice sociale et politique qui sévira du XVII ième au XVIII ième siècles et qui se caractérisera par un pouvoir législatif maîtrisé par les seuls propriétaires fonciers anglais ou américains, ou à celle faite de la période du suffrage censitaire canadien (droits politiques inexistants pour ceux qui ne peuvent s’acquitter du cens) ou encore à celle faite de la période des propriétaires fonciers allemands du début du XIXème siècle, maîtres également du pouvoir législatif, et dont Marx dira dans sa “Critique du droit politique hégélien”, à quel point “la propriété privée indépendante signifiait la Constitution politique, la constitution de l’intérêt privé…”
L’on pourra retrouver, ici, du reste, l’une des clefs du “non” référendaire du 29 mai 2005 et des oppositions européennes au projet de Traité Constitutionel Européen pour une assemblée constituante populaire.

Comment les principaux mouvements constitutionnalistes indépendantistes québécois –saisis dans leur histoire- appréhendent-ils l’indépendance des “trois pouvoirs” (législatif, exécutif, judiciaire) d’avec, précisément, ce qu’une archéologie du droit constitutionnel nommera la “constitutionnalisation de l’intérêt privé ?” (l’on peut prendre, ici, pour référence le contexte économique spécifique de l’absorbsion du capitalisme industriel canadien par le capitalisme financier américain, contexte qui peut être élargi, bien sur, aux pays du monde)…

Autre point, si vous le voulez bien, contingent au drame de la “constitutionnalisation de l’intérêt privé”, débattu également dans la Critique… La question de l’élection ne devrait-elle pas être de nouveau considérée d’un point de vue philosophique, dans son essence propre (afin qu’elle retrouve sa vérité et que la société civile retrouve son rapport immédiat, direct, réellement existant à l’Etat politique) plutôt que de la considérer tout de suite sous l’angle de ses rapports avec le pouvoir gouvernemental ?

D’un autre côté, ce vieillissement du principe électoral, ne permet-il pas de nous positionner individuellement et collectivement sur les inévitables oppositions entre les modes d’existence, les choix de société, le mode politique et ne nous permet-il pas de recomposer l’autonomie bafouée (car on la croyait acquise) des individus ?


Les "constitutionnalistes indépendantistes québécois" ne diffusent pas d'analyses très poussées ces temps-ci. Il y a dans la mouvance indépendantiste actuelle une forte tendance à renvoyer ces débats après un éventuel référendum gagnant et à résumer les irritants fédéraux par une volonté globale de domination et d'oppression. Par ailleurs, la crise de confiance envers le processus électoral au Québec même est très forte. Depuis l'élection du gouvernement Charest, les diverses mobilisations des mouvements sociaux se sont avérées plus efficaces que l'opposition parlementaire péquiste pour faire plier les dirigeants politiques en place. On imagine difficilement que cette sorte de coupure schizophrénique entre la société et les institutions politiques puisse fonctionner très longtemps. À la longue, cela ouvrirait la porte au populisme démagogique. Il me semble qu'il existait une crise semblable dans l'Allemagne des années 20 et des ressemblances entre le nihilisme des cabarets d'alors et celui de certains groupes de rappers. Cependant, le bouillonnement d'idées et d'échanges qui caractérise les nouveaux milieux militants, notamment chez les jeunes, mitige mon pessimisme. Je fais volontiers l'hypothèse qu'une mutation de culture politique est en train de se produire et que cette germination ne tolère pas le corset des délibérations décisionnelles formelles. Un instituant sauvage (moins la violence) est à l'oeuvre et il serait plausible qu'il donne éventuellement de nouvelles structures et normes, dont certaines seraient un retour à des fondements très traditionnels (nous appartenons à la terre et non elle à nous... ce qui donne droit à manger est le fait d'avoir faim avant celui d'avoir travaillé etc)


Question 3 :
“Selon Michael Mandel la Charte des droits et libertés incarne le refus de la nature majoritaire du système démocratique en vigueur. Elle se place dans la perspective d’une redéfinition de la démocratie afin de l’accorder aux situations d’inégalités qui caractérisent la vie sociale. C’est en ce sens qu’elle incarne le statu quo contre toute volonté réformatrice de l’organisation de la société sur la valeur de l’égalité…”.

Que pensez-vous de ce retour aux “inégalités graduées” (j’emprunte la formule à l’anthropologue et constitutionnaliste Ambedkar, père de la constitution socialiste indienne et de l’abolition de l’intouchabilité) “fixant” le régime général de l’injustice sociale, politique, des “castes”, des devoirs imprescriptibles… restaurant, de fait, plutôt qu’un “droit à” un puissant “non droit à“ ?

Pensez-vous, par ailleurs, à l'instar de l’auteur, ou non, que le Canada tire ses rapports entre les pouvoirs législatifs et judiciaires d'une conception américaine des rapports entre les deux pouvoirs ?


Trudeau n'était certes pas un grand justificateur des inégalités économiques, mais il résolvait son dilemme moral par une pensée méritocratique : des droits individuels égaux étaient censés produire automatiquement l'égalité des chances. Son élitisme était plutôt intellectuel; fidèle à son modèle sir Wilfrid Laurier, il estimait que le vulgus n'a que des opinions et des impressions et que les orientations doivent être prises par les "sages", parmi lesquels les juges et certains hauts fonctionnaires.
Pensée incontestablement anglo-saxonne. États-unienne? Dès le lendemain de leur Révolution, nos voisins ont été très divisés sur la question. La conception jeffersonienne, assez populaire au Canada, visait l'équilibre des pouvoirs (y compris celui de l'opinion publique et de la presse) et non la domination du judiciaire sur le politique. De plus, l'enchevêtrement de leurs institutions est beaucoup plus complexe que chez nous (par exemple des juges élus et des procureurs publics bénéficiant d'une initiative presque illimitée pour poursuivre les plus hauts personnages). À côté, le Canada fait figure de pays très conservateur, d'extrême-centre, habile à se donner des protections bétonnées contre l'agitation sociale et politique.


Question 4:
En mai 2005, un invraissembable constat du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, est tombé. Ce rapport accablant sur les lacunes de la protection sociale au Canada et au Québec, en fait 46 questions adressées aux gouvernements canadien et québécois (2), mettra à l'index (question 3 du Comité) les gouvernements provinciaux enchâssés devant les Cours de justice dans une interprétation abusive de la Charte canadienne des droits et libertés…

Les experts de l'ONU parleront d'ignorance complète des droits fondamentaux (droit du travail, droit à de saines conditions de travail, droit à la représentation syndicale, droit à la sécurité sociale, droit à la protection de la famille, des mères et des enfants, droit à de dignes conditions de vie, droit à la santé physique et mentale, droit à l’éducation et à la culture) protégés par le Comité...
Allant plus loin les experts annonceront que les Cours provinciales opteront pour une interprétation de la Charte allant jusqu'à exclure ces droits fondamentaux...

Je reprends la question du Comité, qui me laisse perplexe : "quelles mesures seront adoptées par les gouvernements fédéraux et provinciaux pour renverser cette situation alarmante ?"

Quels seront selon vous les engagements réels tenus par les élus et quelles propositions politiques et quelles concertations alternatives dans une telle situation d’urgence (en rapport ou non avec le Pacte International des Droits Economiques, Sociaux et Culturels, Pidesc, ou avec le Comité des Nations Unies) pouvez-vous suggérer ?


Ce qui est encore plus accablant, c'est le peu d'échos qu'a eu au pays ce Constat du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, qui n'a pas ébranlé la certitude béate d'être le "meilleur pays au monde". Il faut dire que la Charte canadienne ne dépasse guère le niveau des droits individuels. Je caricature à peine si je dis que le droit de regarder sa petite porno tranquille y tient plus de place que le droit à un revenu décent. À ma connaissance, les mouvements de promotion des droits sociaux recourent à d'autres mesures que l'invocation de la Charte pour faire avancer leur cause. Par exemple, une loi-cadre québécoise sur l'élimination de la pauvreté, une Charte montréalaise des droits et responbabilités beaucoup plus sociale dans son contenu que les Chartes canadienne et québécoise. Le débat sociopolitique est beaucoup plus productif que les débats judiciaires au pays. Au lendemain du 11 septembre, le Canada a passé une loi antiterroriste copiée sur celle des États-Unis, selon laquelle critiquer le Système rendait coupable de subversion. Certains se sont lancés dans une contestation de la "constitutionnalité" de la loi et tant mieux. Mais après quelques jours de panique, on s'est dit dans les mouvements sociaux que cette loi ne tenait pas debout et était inapplicable et on l'a ignorée. Obligé de surveiller les mouvements altermondialistes, le Service canadien du renseignement et de la sécurité a dit au gouvernement dans son rapport qu'on était des idéalistes scandalisés par les injustices mondiales et qu'on était profondément démocrates :-)


Question 5 :
Partagez-vous l’idée d’Olivier Régol (sociologue à l’UQAM) que “tout sociologue digne de ce nom (évoluant dans la critique de la théorie des élites et de la globalisataion se doit) de poser comme incontournable la posture intellectuelle (suivante) : ce qui pose problème ce sont les riches et non les pauvres” ? (3)

A un plan plus spécifique, êtes-vous partisan d’attribuer un objectif résolument politique à toute sociologie des rapports du politique et du judiciaire au droit et aux lois ?


J'en suis résolument partisan. J'ai souri cependant devant l'affirmation de Régol, en songeant que selon sa définition, la proportion de "sociologues dignes de ce nom" sur l'ensemble des diplômés (et même enseignants) de cette discipline allait déclinant. Pas trop quand même, car les révoltes étudiantes du printemps dernier portaient entre autres la trace de profs de socio qui n'ont pas dételé de la position critique qui a longtemps singularisé la sociologie québécoise dans l'ensemble nord-américain. Cependant, à l'époque de la Révolution tranquille et du premier régime péquiste, les sociologues engagés ont beaucoup fait confiance aux réformes décidées par le haut (par exemple une loi sur l'équité salariale entre les sexes). L'expérience de la bureaucratisation des gouvernements, des accointances entre pouvoir économique et pouvoir politique et des résistances aux réformes des structures sociales et modèles culturels réoriente les stratégies de la sociologie critique, désormais plus collée sur les mouvements contestataires ou les expérimentations alternatives (commerce équitable etc) que sur les technocrates progressistes. Aussi, les théories anarchistes séduisent davantage les jeunes sociologues que les analyses socialistes classiques, y compris marxiennes.

Question 6 :
1 - Les forums sociaux mondiaux produisent un remarquable travail de conception intellectuelle et d’accumulation de matériaux, êtes-vous d’accord avec l’idée que la jonction possible entre les critiques des élites et de la globalisation (de plus en plus nombreuses) et les critiques progressistes de l’acquisition du savoir (de plus en plus nombreuses) contribue, d’ores et déjà, à l’écriture d’une philosophie politique nouvelle et d’un droit nouveau, induisant du sens et de la pédagogie pour appréhender l’immense souffrance de notre temps et le refondement de la société politique et civile ? *

*Seront avancés comme arguments de base que la compréhension du sens commun des choses et les modalités d’accès au “droit à la vie” et au “droit à la poursuite du bonheur” (tels qu’ils apparaissent, par exemple, dans l’actuelle Constitution du Japon, voir note 5) et à leur garantie échappent désormais aux élites, plus que jamais à notre droit (l’on parle de “non-droit à”, de “devoir” plus que de “droit à”) et plus que jamais à la structure de l’économie sociale capitaliste.
Les théories et l’expérience pratique de la connaissance, l’acquisition de l’information, les projets d’organisation sociale, ne sont plus l’apanage des Etats, des organisations scientifiques étatiques et sub-étatiques –universités, centres de recherche, fondations, etc…, même si beaucoup d’acteurs des forums en font partis, ils agissent de façon subversives et ne peuvent être considérés comme des supports de l’appareil d’Etat- et bien entendu des “partis d’ancien régime”, des supports économiques et socioculturels qui en dépendent.


Je suis suffisamment d'accord pour contribuer personnellement à la préparation du premier Forum social québécois prévu pour mai 2006. Il faut bien voir cependant que chez nous du moins, les porteurs de ce type de projet ont une moyenne d'années de scolarité nettement supérieure à l'ensemble de la population. Il en est de même des membres d'ATTAC, des Amis du Diplo, des lecteurs des publications et sites WEB alternatifs. Aussi le défi d'éducation est énorme. En général, les élites progressistes ne se considèrent plus en possession de la Vérité. On est conscient par ailleurs de disposer d'outils privilégiés de connaissance et d'analyse qu'on a envie de partager davantage. Les vétérans des Forums mondiaux nous disent que même à ces endroits, la présence des Sans terre et autres prolétaires était visible mais ne se mélangeait guère aux autres groupes.
On a donc de sérieux défis à relever pour sortir de nos cercles assez restreints, y compris le gouffre entre les médias à grand tirage et les médias alternatifs — et les pressions aux ghettos corporatistes disciplinaires des professeurs d'universités.


2 - Nous avons évoqué dans le champ de l’écriture d’une philosophie politique et du droit, un accroissement du sens et de la pédagogie en tant qu’une approche nouvelle de la souffrance…
Peut-on dire que le “pédagogue” soit un acteur politique alternatif, son action prenant naissance “quelque part dans le discours social”, au sein de ce que la philosophe Isabelle Stengers appellera “ la capacité de discuter, d’objecter, de contredire, de négocier… de résister !” (4)… et “là où se produisent” les nouveaux espaces théoriques, politiques, sociaux, économiques, culturels, scientifiques ?
Pensez-vous que le pédagogue, co-existentiellement à l’effort des souffrants, ait également à charge de rendre l’utopie (sociale?) concrète (5) ?



Je considère Isabelle Stengers comme une des principales penseures (on féminise les titres au Québec) de la connexion culture savante et culture populaire. Je suis content de voir introduite une "approche nouvelle de la souffrance". Il est effarant de voir à quel point les sciences sociales appliquées à la politique et aux mouvements sociaux ont une approche platement rationaliste et ne font pas de place à l'émotion. C'est tellement loin des réalités du terrain. Même l'agir communicationnel d'Habermas semble mettre en scène un agora de philosophes à la lucidité et à la sérénité imperturbables. Mais je suis confiant qu'une pensée politique du complexe et de l'incertain puisse se conjuguer à une sensibilité à la souffrance. Après tout, même Marx a laissé entendre que si l'exploitation économique ne gâchait pas à ce point la vie des individus et des familles, il ne consacrerait pas tant de lui-même à la critiquer. En corrolaire, j'observe que plus la mixité s'installe dans nos cercles intellectuels et nos organisations militantes, plus on s'éloigne des calculs stratégiques de joueurs d'échecs et des confrontations sociales machistes pour chercher ce qui dans le social réduit la souffrance.

Question 7 :
Je m’appuierai maintenant (puisque cet entretien est réalisé depuis une banlieue de Tokyo) sur l’expérience du désenclavement de certaines catégories de populations japonaises, agnostiques et anticapitalistes -érudites en connaissances alternatives et en art- quittant le monde urbain (fruit des oppositions entre les modes d’existence) pour le monde rural où le rôle central de l’argent est réduit (pour qui le veut bien) à quasiment son “rôle de mesure”, où les marchandises circulent à l’échelle d’une “micro-économie locale du besoin réel” (micro-production marchande), où les loyers des terres agricoles à usage familial (productions non marchandes) et des fermes y sont infimes et où les “conditions de vie” sont de nouveau humaines (le travail est pris en considération, l’homme ne joue plus un rôle misérable) sans que l’on perde pour autant et bien au contraire, son empathie, son goût pour les autres cultures du monde y compris urbaines…

Le net, par ailleurs, puisqu’on parle beaucoup de communication inter-active dans le Japon néorural (du nord au sud), et sur ce point précis du refus de rupture d’"empathie politique" à l'égard du monde (que nourrissent les oppositions au Jietaï –force d’autodéfense- en Irak, à la modification de l’art. 9 de la Constitution garantissant la démilitarisation du Japon, aux privatisations, etc…), apparaît aux vagues néorurales (jeunes adultes et adultes) comme un formidable outil complémentaire de conscience politique, de contestation, de création, de construction, d’intervention, quasi ”référendaires”, de communication inter-générationnelle (Ernesto Cardenal parlera en termes similaires du rôle du net dans l’actuelle révolution bolivarienne vénézuélienne “internet est gratuit jusque dans les campagnes”), que prolonge un goût évident pour le débats politiques et les activités socioculturelles locales souvent couvertes par les médias régionaux et nationaux (6).
Je retrouve, à ce propos, le concept fort de “l’en-commun” de Monique Chemillier-Gendreau (imaginé initialement pour le partage gratuit des ressources naturelles planétaires) conduisant à un droit européen à venir -autre utopie concrète -des personnes pauvres à la vie…


Partagez-vous l’idée que ce “retour” à la réhabilitation de “soi” par l’économie désenclavée, locale, du “besoin réel” ou de la “micro production marchande” (comme le “monde malade” de ses rapports anciens au capitalisme et à l’Etat politique l’aura déjà expérimenté par le passé -que ce soit au Japon, en Europe, aux Etats-Unis ou au “Québec voisin” comme disent les japonais politiques alternatifs acquis à l’idée que le monde ne connaît de frontières que naturelles), puisse contribuer, je reprends votre expression (entretien précédent q.6), à “resocialiser la politique” et à “en faire un terrain où la citoyenneté participative trouverait motivation à s’exercer” ? (7)


En principe, je partage tout à fait cette lecture. Concrètement, de telles communautés existent "en région" au Québec. J'ai de la difficulté à en évaluer l'envergure et je dispose de peu d'observations qualitatives. Elles me semblent en tous les cas réussir mieux que les communes des années 70 à développer des complicités avec les populations locales. Elles évitent la provocation gratuite (ex promiscuité sexuelle ostentatoire) et les populations elles-mêmes sont plus instruites et informées. La mise en valeur des produits du terroir et de l'artisanat local semble un terrain de rencontre. Bien des gens peu politisés et peu instruits ont entendu parler de la "simplicité volontaire" et y sont sympathiques.
Dans les grands centres eux-mêmes, l'excédent de diplômés sur les postes universitaires diponibles fait en sorte que des jeunes bardés de diplômes gagnent leur vie au service d'ONG insérés dans la population "ordinaire", ce qui me paraît favoriser des influences réciproques bénéfiques pour les deux : traduction des analyses en termes plus simples pour les uns, acquisition d'outils intellectuels pour les autres.


Question 8 :
En 1974, un constat sur l’état de la misère sociale, politique et culturelle, québécoise, était établi par Marcel Rioux, Gabriel Gagnon et quelques autres, à la table du combat socialiste autogestionnaire pour l’émancipation politique et économique du Québec de la future revue critique Possibles…

En 1975, fait marquant pour conclure notre propos sur le politique, le droit, les lois, le capitalisme, la misère et l’utopie concrète, la Loi sur la Cour suprême était adoptée et le renforcement abusif des pouvoirs de cette juridiction par le gouvernement fédéral (que paient aujourd’hui au prix fort les libertés fondamentales et les droits individuels québécois) était acquis…
En 1976 naissait Possibles (8)

André Thibault, vous êtes membre du comité éditorial de Possibles, éditorialiste et l’un des nombreux écrivains de la revue, quel est votre bilan, 30 années plus tard, de l’action politique et culturelle de Possibles ?

Pouvez-vous nous brosser un portrait de la presse culturelle, de l’édition du livre critique et de la censure au Québec, un récent pamphlet “Chronique d’une mort enfin clairement annonçée” de l’UNEQ (Union des écrivaines et des écrivains québécois) n’est guère encourageant ?
Quel rapport éditorial à l’utopie (sociale?) concrète (au sens ou nous l’évoquions précédemment) peut entretenir, aujourd’hui et demain, la revue Possibles, la presse scientifique, culturelle, le livre critique et la création au sens large, au Québec ?



Tout au long de sa courte histoire, Possibles a maintenu et parfois accru son lectorat (de... quelques centaines de personnes), nonobstant les fluctuations des modes intellectuelles et politiques. Son refus des orthodoxies trouve plus d'échos dans la gauche actuelle que pendant les années de l'extrême-gauche. La principale menace actuelle, c'est que les milieux du financement public et une partie de la faune littéraire ne considèrent plus l'essai social comme un genre littéraire, de telle sorte que notre survie financière est inquiétante. Par ailleurs, de nouvelles publications de gauche d'une sensibilité assez rapprochée sont apparues ces dernières années et tirent leur épingle du jeu. Presse culturelle : la société des périodiques culturels (SODEP) compte un peu plus d'une quarantaine de revues membres, superbes dans leur présentation et riches de contenu. Quant au livre critique, quelques maisons en publient et Écosociété s'en fait une spécialité; le lectorat est en croissance évidente. La pénétration du Monde Diplomatique au Québec est impressionnante et les retombées de cette lecture émaillent de nombreuses conversations. La couverture de tout cela par les chaînes de télévision généralistes est désastreuse, cependant que la première chaîne radio de Radio-Canada fait un effort sérieux, accru cet automne. Mais un fossé évident se creuse entre ceux qui s'abreuvent à ces sources alternatives et la majorité dépendante des grands médias; il laisse place tout de même à des ponts mystérieux permettant soudain des ralliements massifs à certaines protestations ponctuelles (guerre en Irak, centrale thermique, grève étudiante).


(Entretien rédigé à Ichikawa-city, proche banlieue de Tokyo, préfecture de Chiba, août 2005)


Note 1
Compte rendu de lecture de “La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada” rédigé par Raphael Canet, sociologue de la Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie (Montréal, Boréal, 1996)

Note 2
Implementation of the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, List of issues (46) to be taken up in connection with the consideration of the fourth periodic report of Canada concerning the rights referred to in articles 1-15 of the ICESCR, Committee on Economic, Social and Cultural Rigths, pre-sessional working group, 17-20 may 2005, Economic and Social Council, United Nations

Note 3
Nous nous sommes inspirés de la critique de la théorie des élites et de la globalisation telle que développée par Olivier Régol dans “Analyse de la mutation contemporaine du capitalisme français par le biais de l’école canadienne de l’étude des élites. La France ressemble-t-elle au Canada des années 1960 ?”, texte d’une conférence publique prononcée par l’auteur à l’UQAM, le 23 septembre 2004.

Note 4
“Résister ? Un devoir !” débat sur la “dérive” de l’ethnopsychiatrie, la philosophe Isabelle Stengers répond à la psychanalyste Elisabeth Roudinesco, paru dans Politis n°579, 16/12/1999 et sur le site du centre ethnopsychiatrique Georges Devereux

Note 5
Observons, ici, que le passage de l’”utopie concrète” (concept que nous empruntons à Isabelle Stengers dans son essai “Résister ? Un devoir!”) au “droit réaliste” peut se lire à travers la création juridique, à travers la création d’un “droit constitutionnel à la poursuite du bonheur” et d’un “droit constitutionnel à la vie”. Leur violation en 1953 par l’Etat japonais conduira ce dernier a une condamnation par les juges du tribunal de Kumamoto en 2001. L’Etat japonais se verra, en effet, contraint et forcé de verser des indemnités et de restituer pleinement les droits bafoués aux lépreux japonais déportés, stérilisés, battus et isolés contre leur gré, sur une île prison en vertu de la Loi sur l’internement des lépreux de 1953, abrogée seulement en 1996. Ces deux droits fondamentaux, “violés” selon l’expression des juges de Kumamoto, sont bel et bien consignés depuis soixante ans dans l’actuelle Constitution du Japon de 1946. Ces deux droits sont consignés dans l’article 13 de la dite constitution et sont lisibles sous d’autres formes dans les articles 14, 17, 25…

Note 6
Le Japon, seconde puissance économique mondiale, connaît paradoxalement un besoin de ce type confirmé par une toute récente enquête personnelle et condition du présent entretien, l’argent, dans certaines zones néo-rurales réhabilitées par de jeunes érudits urbains alternatifs exilés (exode des villes vers les campagnes : menuisiers, artistes, médecins, journalistes, professeurs, ouvriers, écrivains, chômeurs, instituteurs, etc,…non salariés et dotés de ressources très modestes) y tient une place relative tout comme tiennent une place relative la microproduction et les microéchanges de marchandises et de services, les loyers des terres familiales cultivables y sont quasi-gratuits, les prix des produits vendus en “association d’intérêts” sont extrêmement bas et les loyers annuels de vastes maisons traditionnelles ou modernes sont infimes (+ ou – 500$ à 1000$) …
Par ailleurs, de nombreux groupes urbains informés, y compris ceux de la génération de 1946 –fiscalistes, petits entrepreneurs, retraités de la fonction publique (finance et commerce), historiens et enseignants, opposés à la manipulation des ouvrages scolaires, mouvements féministes pour la réhabilitation des droits des “prostituées volontaires” ou “femmes de réconforts” kidnappées ou enrôlées contre leur gré durant la dernière guerre… reconnaissent, en étudiant alternativement –hors institutions et en continue- l’évolution des droits et des lois, l’économie sociale, les sciences, l’agriculture et bien évidemment les arts, l’importance des idées nouvelles (tradition progressiste japonaise oblige) issues également, au risque de surprendre le lecteur québécois, des mouvements citoyens pour l’indépendance québécoise.
Certains japonais détachés des circuits officiels, des institutions culturelles et des médias corporatistes, y compris des grandes villes, diront très positivement “Québec voisin” à propos du “Québec en marche pour son indépendance”. L’association du “voisinage” (la proximité paradoxale du Québec) à “l’indépendance politique” semble symptomatique de la volonté d’autonomie –certains diront régionaliste- au sein même de la “nation japonaise” qui ne serait plus la “vraie mère des libertés et des droits”…

Note 7
L’on parle également, un récent entretien avec des japonais politiques néoruraux m’y invite, non plus de l’”individu-écolo” ou de “communautés écolo” mais plutôt du développement de l’ “homo networkus” (pas très éloigné de l'homo contextus de la parenté)… un “homme rural ou urbain” doté d’une conscience politique critique “citoyenne alternative”, nationale et transnationale, indépendant des partis, associatif ou non, économique, très conscient des méfaits du capitalisme et de la globalisation… Cet “homo networkus” est physiquement et géographiquement très mobile (typique du Japon, il se déplace énormément, le déplacement joue un rôle important dans son existence), idéaliste et utopiste concret, extrêment social (créateur de travail “en tant que, selon Marx, une nécessité naturelle, une médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature”) et intergénérationel, très endurant physiquement et psychologiquement, fort et actif, dans tous les sens du terme, et dynamisé par l’élan interactif issu des grands thèmes de la mobilisation sociale mondiale et de la pensée japonaise (alternative ou non) du Travail… Un élan qui concernerait, d’après les uns et les autres, une population potentielle “dispersée mais connectée” (la masse d’informations critiques et de bulletins échangés, électroniques ou non, est colossale) de près de 8 millions de jeunes adultes et d’adultes… chacun aura en commun une farouche opposition à tout type de “pensée unique”.
L’on réfléchira volontiers, par exemple, à un type de “citoyenneté sans Etat politique” conséquence de l’engorgement du nationalisme insulaire, de l’impérialisme (réhabilitation de la voie impériale), de la résurgence d’un protofascisme technobelliciste japonais comme de la culture alternative transnationnale anti-capitaliste ou anti-mondialiste… L’on s’oppose, par le choix de la régionalité, de la localité politique et économique (réflexions éventuelles sur les nouvelles formes de micro-crédits locaux à partir de mouvements anti-banques), à toute forme de citoyenneté globale…
L’on parlera de nouvelles formes de représentation politique, de société politique non éligible en “réseau”, de réforme de la division sociale du travail, condition d’existence essentielle de la micro (et voire de la “macro”) production marchande (macro, ici pour le réseau des Pmi-Pme régionales)…plutôt que de société politique et commerciale “pyramidale”, on l’aura compris, anti-démocratique et non égalitaire…

Note 8
Lire “25 ans plus tard”, éditorial de Gabriel Gagnon, co-fondateur de la revue sociologique progressiste et de culture Possibles à l’occasion du 25ème anniversaire de la revue, in “Refonder la société“ titre de Possibles, vol.28, n°1-2, hiver-printemps 2002)
Lire également “Que reste-t-il de Possibles ?”, un article de Daniel Baril pour les 25 ans de la revue, son bilan et son projet de refonte de la société québécoise (Forum-Université de Montréal, édition du 11 fevrier 2002, vol.36, n°20)

<fin de l'interview (2)> le 13/09/2005


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"S'il est vrai que les purs idéalistes aboutissent à l'impuissance ou à des projets aussi désastreux dans leurs effets qu'angéliques dans leur conception, il n'en demeure pas moins que l'activité intellectuelle a la responsabilité de fournir à l'action une indispensable inspiration. L'acharnement avec lequel les adversaires de la liberté s'en prennent à la circulation de l'information et des idées constitue la meilleure indication de son caractère essentiel.Voilà pourquoi ceux qui consacrent une part importante de leur énergie à amasser de l'information, à l'analyser, à penser et à l'imaginer ont la responsabilité de rendre public le fruit de leur réflexion. C'est cette responsabilité qu'assume André Thibault dans "Ses propres moyens"... (extrait, Col. Essais critiques, dif. sept.2005)
André Thibault
Sociologue militant du travail et écrivain québécois André Thibault a été le vice-doyen à la recherche de la Faculté de l'Education permanente de l'Université de Montréal. Il est aujourd'hui chargé de cours à l'Université du Québec à Hull et à l'Université d'Ottawa. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Possibles, membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois et anime depuis la mi-décembre 2000 le groupe montréalais des Amis du Monde Diplomatique.
Il est également, selon nos dernières informations, un ardent défenseur de la nature, de la marche et adore, par dessus tout, parler français (débattre) avec les anglophiles...!


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