Dispositifs de guerre et suppliciés
par Christian Pose (27
sepembre 2006)
Le
développemment autoritaire de l'économie américaine
repose sur une "philosophie politique" pratique de désaffiliation
des classes dominantes d'avec les intérêts vitaux, les droits
et les souffrances des populations. Effractions psychiques, tortures,
dispositifs de guerre...
Effractions psychiques, tortures…
Il est possible d'établir un lien entre le processus de fabrication
de l’ “effraction psychique sur un supplicié dans
un contexte de torture” (le monde clos par excellence mais
aussi et paradoxalement de communication/communion) tel qu’expertisé
par Françoise Sironi (qui parvient à aider suppliciés
et bourreaux des temps de guerre) et le processus de fabrication de l’“empreinte”
laissée, ici, non sur une personne dans le microcontexte clos de
la torture mais sur une catégorie de population “fabriquée
de toute pièce pour un travail à caractère obligatoire
dans un contexte économique fermé" là où
il y a contrôle de l'individu de la naissance à la retraite
(villes-usines); travail souvent forcé et impayé pour une
partie de la population ouvrière (Japon, Corée-du-Sud, Inde,
Chine, Pakistan, Thaïlande, Vietnam, etc...), pour une fraction marginalisée
de la population mondiale sans qualification (1).
Une empreinte traumatique conduisant à une phase de déculturation
que ne sauraient éviter (en la craignant), a-priori, les pays riches
sous l’influence d’“initiateurs inflexibles et déterminés"
(les classes dominantes) qui occuperaient la position symbolique du “bourreau”
ayant rompu tout lien d’empathie avec les communautés humaines
: “aboutissement, au final, dira Françoise Sironi, d’un
processus de désaffiliation avec le monde commun et d’affiliation
à un monde résolument à part” (le pouvoir
de transmission ou initiateur restant définitivement entre les
mains des initiants cooptés - le bourreau utilise un principe initiatique,
le supplicié ne débouche sur aucune piste, voie, transformation).
“L'économie se militarise” remarque l’écrivain
japonais Kenzaburo Oé, une économie fermée, close,
qui retiendrait les fuyards, qui transformerait les opposants affaiblis
en soldats en les convertissant par le processus réservé
aux suppliciés (le soldat aura tôt ou tard droit de tuer,
gage de son affiliation nouvelle, de remplir des missions spéciales
y compris contre ses anciens amis, signe d'appartenance à un groupe
d'élite).
“Une économie de temps de guerre” entendra-t-on
dans les communautés ouvrières n'ayant pas accès
à ce que l'économiste indien Sen appelle les "capabilités
de base" (capabilités à se protéger, à
se nourrir, à se soigner, à s'habiller)... familles d'employés,
de cheminots, de pêcheurs, de paysans, d'ouvriers portuaires, de
chômeurs, de parias. Une économie dirigée par des
êtres pragmatiques experts dans l’art de stimuler l’“appétit
de développement”, de favoriser “l’homme
nouveau” des classes dominantes, de profiter des faiblesses
de la structure sociale ou des systèmes de production non compétitifs,
base du discours politique sur le “progrès”
indispensable à la production de dispostifs de pénalisation
de la misère et des oppositions civiles et politiques.
Economie de temps de guerre, militarisation de l'économie, économie
de propagande théorique et culturelle, lisons-nous également,
en tant que sous-structure aux dispositifs de répression
consignés dans l'histoire américaine du commerce que David
Skinner - jeune éditeur du webzine libertarien néocon Doublethink
et co-manager de The Weekly Standard - appelera "l'art de la
persuasion" en s'adressant à la nouvelle génération
des intellectuels de la désinformation, du renseignement civil
et militaire du PNAC/post-PNAC de l'America's Furture Foundation - publiant
aussi bien dans le Wall Street Journal que dans le New-York Times (2).
Cette persuasion à grande échelle évoluera avec un
mot d'ordre:"restituter au peuple américain les richesses
dispersées dans le monde". Cet objectif est central tant
pour l'ancienne génération que pour la nouvelle; essentiellement
de jeunes intellectuels conservateurs animateurs collatéraux de
l'opinion via les médias alternatifs (think tanks), les universités,
les églises, les Partis, le Congrès cherchant à s'émanciper
de la tutelle familiale par un discours théorique identitaire (la
position socioculturelle et sociopolitique des héritiers : "ils
sont jeunes, professionnels et indépendants des pouvoirs")
et un jeu politique renouvelé.
"La constitution d'une authentique culture bourgeoise des classes
moyennes support de l'économie de marché" demeure
invariablement la raison sociale de son lobbying civil et militaire et
aux yeux de tous la seule solution qui doit s'imposer durablement en Europe,
au Japon, aux Etats-Unis; aujourd'hui en Chine, en Inde, au Proche et
Moyen Orient... "On ne peut espérer ou faire mieux",
dira Irving Kristol - ex-trotskyste, aujourd'hui patriarche incontesté
de la pensée néocon américaine - "y compris
d'un point de vue moral", ajoutera-t-il. Peut-on trouver meilleure
légitimité morale ailleurs que dans une activité
guidée par le seul intérêt privé ?" (3)
Des dispositifs de guerre, pensés et rigoureux…
Nous pouvons voir, à travers le tumulte des générations
et de l'information, les structures et les nombreux appareils qui supportent
les dispositifs de guerre et de répression policière des
oppositions mis au point aux Etats-Unis. La plupart des théoriciens
ont été formés à l'université, John
Hopkins, Harvard, Yale, Stanford, Chicago, Princeton, Georgetown ou se
sont professionnalisés au sein de think tanks militaristes comme
Rand, German Marshall Fund, Hoover Institution, le CFR ou encore le CSIS.
Ces dernières années les néocons se regrouperont
sous la bannière du "contrôle objectif des relations
entre civils et militaires" optimisé en Irak et mis au point
dans les années 1960 par Samuel Huntington pour le Vietnam; un
"contrôle objectif" qui se traduira, en fait, par l'intégration
de méthodes violentes propre à la contre-insurrection induisant
l'assassinat politique de civils non-combattants, la torture, le rapt,
l'emprisonnement sans droit, la déportation individuelle ou collective...
D'autres exploiteront la théorie de la "civilisation de
la société militaire" de Morris Janowitz, modèle
du militaire cherchant à forcer la ressemblance aux forces de police
locales (guerre d'invasion) et qui organise et exerce, non moins laconiquement,"la
violence extrême dans des circonstances contrôlées,
limitées, préservant les liens étroits avec la société
à protéger..."; une théorie de sociologie
militaire datant également des années 60, toujours consignée
dans les fiches de lecture du Council on Foreign Relations.
Dans ces deux cas nous aurons affaire à des dispositifs de guerre
et d'organisation théoriques et pratiques, opposés et concurrentiels.
Des batteries de chercheurs, de militaires, d'affairistes et de politiques
définieront les modalités du lobbying selon les intérêts
privés, le marché et les orientations gouvernementales secrètes
pour la défense, la sécurité nationale, la lutte
contre le terrorisme. Les dispositifs de guerre et de répression
sont pensés et rigoureux, écrira l'ethnopsychiatre Françoise
Sironi. Des dispositifs desquels procèderont, en effet, de Kaboul
à Bagdad à Guantanamo, de très méthodiques
centres de détention, de torture et d’exécution :
“conçus pour laisser des traces, pour faire effraction
en l'autre, pour agir sur la pensée de l'autre, sur les contenants
de la pensée... (Le tortionnaire) ne faisant effraction en soi,
dira encore Françoise Sironi, que lorsque soi n’est plus
en mesure de penser l’intentionalité qui sous-tend son acte…”
(4).
A l'heure de l'intrusion des multinationales dans la vie privée,
de la phénoménale pression militaire exercée sur
la psychologie des masses et les programmes scolaires, à l’heure
de la globalisation forcée des informations, des images et des
technologies (5), l’homme est-il toujours en
mesure de penser l’intentionalité qui sous-tend les actes
de ses agresseurs, maîtres du jeu capitaliste militaire, industriel
et financier, ce fameux “jeu à somme nulle (je gagne,
tu perds)” dont parlera à propos du monde entrepreneurial
inadapté le nobel chaoticien Ilya Prigogine ?… La nouvelle
génération des intellectuels néocons, faustienne,
s'exerce donc à manipuler ce pouvoir politique destructeur; un
pouvoir issu de la déviance de la raison, du monopole de la force
physique, de la destruction de la nature. Un héritage catastrophique
dispensé par les stratèges du refondement du rationalisme
dans la philosophie politique de Léo Strauss*. Cet héritage
se voudra également, diront les défenseurs de Strauss vs.
la gauche internationale, une protection contre la brutalité institutionnelle,
la tyrannie, la dictature, le nazisme, le fascisme, le nihilisme. Strauss
enseignera dans le cône d'ombre américain à deux générations
d'affairistes bushiens, de chercheurs politiques bellicistes et d'espions
érudits qui feront de la crise philosophique de la raison une évidente
source de déraison politique et du crime institutionnel. Citons
parmi ces étranges élèves : Wolfowitz, Keyes, Quayle,
Kristol père & fils, Podhoretz, Bennet, Agresto, Shulsky, Schmitt...
Au final, les théoriciens des dispositifs de guerre et les praticiens
politicomilitaires choisiront la part la plus ésotérique
et la plus complexe de la philosophie straussienne / machiavelienne du
mensonge, de l'information politique et diplomatique, du renseignement,
pour ne pas avoir à déchirer la fragile et hypocrite conscience
de la démocratie livrée à la grossièreté
de ses pairs, à l'impiété diront certains. Shadia
B. Drury citera Strauss dans Leo Strauss and the American Right
(6) : "une perpetuelle déception
des populations citoyennes serait préjudiciable au pouvoir, écrira
le philosophe, or la population a besoin d'être conduite et elle
a besoin d'hommes forts pour lui dire ce dont elle a besoin...".
Que voulait dire Léo Strauss quand il affirmait que les principes
de la philosophie politique classique pouvaient triompher en jouant des
circonstances et du goût pour les vices et la vertu des dirigeants
? (7)
Du rite de passage aux nouvelles normes comportementales
La raison politique n'est sans doute pas celle du bien commun ni de la
clarté. C'est sans doute la raison pour laquelle la jeunesse érudite
conservatrice américaine se précipite sur un processus d'affranchissement
psychologique (le meurtre du père) et vitaliste abrupte (l'espoir
d'une affiliation nouvelle), vert, écologiquement responsable,
capitaliste, décomplexé, juste, naturel, conscient, fort,
tout en étant indiscutablement fascinée par la violence
du processus initiatique à l'oeuvre, par la délinquance
et la criminalité parentale, par l'histoire et les enjeux. Cette
jeunesse conservatrice qui se dit non-violente tout en soutenant le principe
de sécurité nationale cherche des accents de vérité
philosophique, économique, religieuse et politique, de nouveaux
styles adultes dans la crise de sa modernité qu'elle croit pouvoir
atténuer en se prétendant libérée de "l'égoïsme
impur" de la génération d'après-guerre,
affranchie de l'algèbre économique "la guerre =
le contrat", ou se reconnaissant malgré tout égoïste
et utilitariste mais sublimée par la chasteté chrétienne
ou catholique jusqu'au mariage. Des lignées
d'héritiers intentionnellement stressées par un rite
de passage qui n'en finit pas, conçu, en fait, pour l'infiltration
de l'opinion bourgeoise et des classes moyennes compléxées,
inquiètes et pour la modélisation de nouvelles normes morales,
culturelles et comportementales (parole, mouvement, pensée, sexe,
mariage, éducation, connaissance) conformément aux exigences
des marchés et du pouvoir homophobe. Peu importe, en fait, la qualité
du babillage des héritiers sur les délits et les crimes
économiques, politiques, religieux, civils, militaires des parents
au pouvoir; les fondements philosophiques politiques du business immoral
et de la société néolibérale inégalitaire
adultes se veulent dans leur rapport d'essence à l'ordre, à
l'autorité et à la discipline, jusqu'à un certain
point, inébranlables...
Quelle que soit l'apparence de cette nébuleuse mensongère
professionnelle, de ses relais militaires, policiers, judiciaires, politiques,
économiques, artistiques, familiaux, scolaires ou universitaires,
les très complexes dispositifs de guerre, d'effraction psychique
et de torture relèveront bien de la pensée et de la théorie,
de la construction, de la raison, et non du sadisme, précisera
Françoise Sironi. Des dispositifs désormais “socialisés”
parfaitement dissimulés dans le processus du développement
économique autoritaire. Cela dit, jamais le processus de fabrication
de l’oppression n’aura été aussi fortement identifié,
étudié, condamné et combattu que ces vingt dernières
années, précisément, par les oppositions civiles
et politiques alternatives mondiales, libres et anti-capitalistes.
L’opinion critique adulte, consciente, n’ignore rien des dispostifs
de pénalisation extrême que sont : Abou Ghraib ‘Camp
Ganci, Camp Vigilant’, Camp Bucca, Talil Airforce Base ‘Whitford
Camp’, Al-Rusafa, Al-Kadhimiyya, Al-Karkh, Al-Diwaniyya, Tikrit
detention facility, Mosul detention facility en Irak (8),
Guantanamo ‘Camp Delta’ à Cuba (9),
Al-Khiyam detention center (sud Liban sous contrôle israélien),
Kishom, Ashkelon, Ayalon, Megiddo, Facility 1391, Al-Ansar3, en Israel
(10), Chateauneuf, Bouzaréah, Beni-Messous,
El Harrach, Mers El-Kebir, Ben Aknoun, Relizane, Colonna Sig, Dar Al-Beida
sur 95 centres de détention, de torture et d’exécution
recensés par le Tribunal Permanent des Peuples et Algéria-Watch
en Algérie (11).
Toutefois les centres cachés, les prisons de haute sécurité
et les prisons ordinaires, nous le savons aujourd'hui, opposées
aux traitements humains des détenus sont sans nombre. Il convient
de ne cesser d’en dénoncer le processus historique de formation
à la fois intellectuel et juridique, unité par unité
: au Maroc, en Tunisie, au Libéria, au Rwanda, au Burundi, au Congo,
en Uruguay, en Colombie, en Afghanistan, aux Philippines, en Chine, au
Japon, aux Etats-Unis (12), etc…
“On ne nait pas tortionnaire, dira Françoise Sironi au
Collège de France lors d’un enseignement mémorable
traitant de la fabrication des bourreaux et des mécanismes de destruction
de l’autre, on le devient par construction délibérée”
(2001).
Très solidairement, C.Pose
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Notes
*Léo
Strauss, philosophe juif-allemand émigré aux Etats-Unis
, inspirateur de la nébuleuse politique néocon
( 1 ) La
protection des salaires, une nécessité bien actuelle
et les chiffres de la dette du tiers-monde, CADTM
(pdf)
( 2 ) Why
I hate networking...but Really like AFF
( 3 ) The
capitalist future
( 4 ) Comment
devient-on un bourreau ? Les mécanismes de la destruction de l'autre...
( 5 ) Ecole démocratique
( 6 ) Leo
Strauss and the American Right
( 7 ) Pensées
sur machiavel
( 8 ) Background
on US detention facilities in Iraq
( 9 ) Dans
le trou noir de Guantanamo
( 10 ) Treatment of Prisonners
and detainees by Israel
( 11 ) Algérie
: La machine de mort
( 12 ) A
test of civilization
(fin)
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: Ni bonze, ni laïc
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