Les Tentes


Texte de Christian Pose

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* Video (Quicktime / 2.5Mo) : "Les Tentes"
* Dessins : "Tente"

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tentes Camp des mal loges

Si je devais parler des dessins de Yoshikawa, ici, des "Tentes", je le ferai en appui sur quelques réflexions que Michael Löwy livrera à Razmig Keucheyan; des réflexions sur le concept d'histoire de Walter Benjamin. (1)

Je crois qu'il n'y a pas plus évident chez Yoshikawa - que ce soit à travers sa vie, ses peintures ou ses dessins -, que l'expression d'une charge souterraine contre ce que d'une part l'histoire révèle rarement comme une imposture, l'histoire hégélienne de la victoire de la civilisation bourgeoise, du progrès, des sciences, des techniques, de l'évolution, des guerres, des assassinats - Umberto Santino parlera à Palerme dans son combat contre Cosa Nostra de "la victoire de l'infiltration de la mafia dans les institutions politiques, le marché et le droit, de la victoire de la criminocratie formelle" (2) - et contre ce que d'autre part l'histoire de l'art cherchera souvent à dissimuler : "l'art en tant qu'expression d'une idéologie dominante" ou "l'oeuvre d'art en tant que, dira Löwy analysant les propos sur l'art de Benjamin, monument de barbarie, l'art en tant que produit direct de l'injustice sociale".

Löwy citera, du reste, deux objets monumentaux classés dans tous les livres de l'histoire du patrimoine : les pyramides d'Egypte, produites par des esclaves sous le règne inflexible des Pharaons, l'Opéra de Paris conçu sous le IIIème Empire, autre espace mensongé issu des défaites cinglantes du mouvement ouvrier de l'époque.
Je reconnais en Yoshikawa, en ces dessins, les Tentes, ce que Löwy découvrira dans les travaux de Benjamin sur Baudelaire, un "ennemi secret de la bourgeoisie... une charge révolutionnaire émancipatrice"...

Yoshikawa n'aime pas parler de révolution politique ou même de politique. C'est la raison pour laquelle je parlerai de luttes souterraines issues de sa propre histoire. Elle aime parler cependant de justice et d'injustice sociale, parfois d'histoire sociale et plus particulièrement d'histoire domestique.

Yoshikawa procède d'une histoire nationale japonaise, d'un consensus sociopolitique familial, scolaire, universitaire, professionnel interactif sur l'action militaire, la suprématie capitaliste, l'élitisme, l'impérialisme, le patriotisme.

Elle procède également d'une histoire domestique, intime, privée, effacée qui la conduira à travers une vie et par ses oeuvres à ce qu'elle nomme volontiers "l'anonyme".

L'anonyme, histoire de l'individu chez Yoshikawa, prendra le sens de l'individuation du pouvoir (anti-Etat) chez Chomsky; l'individu, source domestique de la contestation, des libertés formelles, de tous les droits fondamentaux, de la paix...

Cet individu et ces individus, espace critique et volonté constituante face au monde institutionnel, inflexible, fermé, très souvent infiltré par le business (Santino parlera de bourgeoisie mafieuse), rendront hystériques la morale conservatrice américaine, les services secrets, la Maison Blanche, le Pentagone et honteux les chercheurs académiques des Beaux-Arts ou de l'Université.
L'attitude civile et citoyenne, l'anonymat (force souterraine paradoxale) de Yoshikawa - que servent admirablement bien ses dessins au crayon ou à l'encre noire comme ses happenings interactifs ou ses oeuvres électroniques - me feront penser à un autre plan à la création activiste, à l'espace créatif des individus émancipés, libres et indépendants politiquement, du temps présent.

Rien n'est donc plus inspirant ni plus stratégique que la vie domestique - à un autre plan encore, l'histoire populaire des opprimés d'Howard Zinn (3) - lorsqu'elle est à l'oeuvre.
Ce sera, du reste, cette stratégie hégémonique de l'individu que Chomsky opposera au pouvoir d'Etat, aux hypermédias et au capitalisme. "La simplicité déconcertante de ses moyens, diront ses psychodétracteurs des services secrets, ne concerne que des ménagères libérées de l'idéologie du Grand Soir"...

En fait, les moyens chomskiens consistent bien en un "réseau domestique de masse" - multitude quasi innaccessible, par le fait anonymisée, aux pouvoirs institués - composé d'intellectuels, d'artistes et d'érudits populaires, tout un chacun, en fait, hommes, femmes et enfants au foyer, tagant les murs la nuit, distribuant des tracts, animant des meetings ou pianotant quotidiennement des pamphlets, des dessins d'art ou des poèmes politiques électroniques subversifs dans le dos des médias sécurisés et des polices depuis les lointaines banlieues de Seattle, de Portland, de Chicago, de Washington, de Miami, de Los Angeles ou de New-York.

Yoshikawa n'est donc pas cette nature académique que beaucoup aiment chercher ou inventer - pour des raisons obscures - dans le caractère japonais moderne ou dans le Japon ancien avec une irresistible nostalgie romantique, esthétique, disons réactionnaire et qui apparaît régulièrement, ici et là, dans les mégapoles en quête de signes ou de sens, à Paris, à Tokyo, à Osaka, à Séoul, à Beijing, à Moscou, à Londres, à Madrid, à Boston, sur tous les sites web, sur les scènes du théatre, de la danse, au cinéma, dans la publicité, dans la littérature française d'inspiration japonaise, dans une certaine littérature japonaise y compris dans l'étude de l'histoire des guerres et de la langue.

Des historiens comme John W. Dower (4) ou des linguistes comme Shigeru Miyagawa (5) proposeront, du reste, de très pertinentes lectures de ces tendances légétimant la violence du comportement, l'arrogance des vainqueurs et le nationalisme de la voyoucratie dans l'histoire des civilisations à usage scolaire (Japon, Chine, Corée, Etats-Unis) et dont le jeu et la langue, précisément, seraient des agents ou un moyen idéal.


Les Tentes crois rouge

Je crois que le "moyen" de Yoshikawa, Löwy parlera de "stratégie" à propos de l'histoire de l'art de Benjamin, "consistera à trouver dans l'art, par delà la souffrance qu'il engendre, des éléments de subversion".

Yoskikawa n'est pas, cependant, révolutionnaire mais sa vie comme son oeuvre contiennent malgré tout, on le découvrira chez d'autres artistes de ses amis, peintres ou musiciens ou encore photopraphes japonais comme T. Torao ou comme Keiko M . Hayashi, "une charge souterraine révolutionnaire émancipatrice"... Une formidable volonté d'émancipation individuelle et collective.

L'histoire domestique de Yoshikawa n'est pas dissociable, à ce titre, de celle des exclus de "l'espace réservé ou pacifié de la civilisation", aujourd'hui les sans-terre, les sans-toit, les non-comptés, les sans-part, si présents dans les projets des Forums Sociaux mondiaux alternatifs et si chers, par ailleurs, à l'historien japonais Amino Yoshihiko qui les réhabilitera dans le corps de l'histoire du Japon en redéfinissant les limites économiques, géographiques nationales et les catégories sociales d'hier comme autant d'ouvertures (6).

Je dirai que l'art de Yoshikawa conduit très emblématiquement à ce qu'elle nomme l'anonyme comme source de connu, que cet "anonymat" est très naturellement inspiré ou nourrit par une charge souterraine émancipatrice et qu'il véhicule, plus encore, une exceptionnelle volonté d'émancipation individuelle et collective: "le connu", individuant et constituant.

Les dessins de Yoshikawa s'opposent donc à toute vision objective, linéaire ou académique de l'expérience, du souvenir, de la mémoire, de l'histoire - elle s'interesse depuis longtemps, du reste, aux fractals, aux théories dynamiques du chaos, aux modèles instables...
"L'histoire, écrira Pierre Mouterde en associant la philosophie benjaminienne à la construction optimiste de l'action politique gramscienne, n'est pas ce qu'il nous reste du passé."
Nous pouvons donc commencer à regarder les tentes. Elles ne sont pas l'histoire des vainqueurs. Ici le concept de futur n'existe pas. Il n'y a pas fondamentalement de stabilité. Yoshikawa dira à travers l'oeuvre brut ce que Benjamin dira dans ses thèses "sur le concept d'histoire" : "l'histoire n'est pas comment les choses se sont passées"...

Si le travail de l'historien selon Benjamin consiste, par ailleurs, à s'emparer d'un souvenir tel qu'il surgit au moment du danger, Yoshikawa parviendra à saisir avec le trait ou le dessin, lors d'un happening interactif ouvert à la rue, la force pratique qu'il est donné à chacun d'entre nous d'utiliser pour élaborer du sens dans le temps présent, afin de ne pas succomber sous le poids du doute, de la solitude, de la désorientation ou de l'extrême douleur.

J'observe ce processus souterrain à l'oeuvre non seulement dans les "Tentes" de Yoshikawa mais également dans le "Memorial au 418 villages palestiniens détruits" (une tente de réfugiés) de l'artiste palestinienne Emily Jacir (7), dans les matériaux brûlés suggérant le drame palestinien de la Naqba (1948) de Tyseer Barakat, dans les abstractions de Samya Halaby et dans les spéctaculaires négatifs de scènes de rues en guerres de Rula Halawani, dans les fresques symboliques a-historiques de l'ancienne et nouvelle Palestine de Mustapha Al Hallaj mais aussi dans les peintures, la musique de T.Torao (inspirées par le basculement de l'histoire tibétaine après l'invasion chinoise et le basculement de l'histoire chinoise et mandchoue après l'invasion japonaise (8) ainsi que dans les clichés de Keiko Hayashi (9).
torao and Hayashi 731
photo : K.Hayashi, painting : Torao   Photo : Labo U731, Pingfan

A tout dire, je ne crois pas que les "Tentes" de Yoshikawa doivent être considérées comme les objets "les tentes" pas plus que les "humains" (victimes de l'apartheid en Afrique du Sud ou victimes des expériences biologiques militaires japonaises de l'Unité 731 en Mandchourie) et les "trous" (de Lhassa, de Birkenau, de Pingfan/Harbin) de Torao ne sont à proprement parler "des humains et des trous", pas plus que les objets "portes fermées, poubelles, fauteuils éventrés, bicyclettes et chaises de rues rafistolées" de Nan Jing, de Krakow, de Zou Zhuang, d'Okinawa, de Shanghaï, de la photographe japonaise Keiko Hayashi ne sont des "portes", des "poubelles", des "fauteuils", des "bicyclettes" et des "chaises"... Ces "êtres", ces "objets", ces "entités" sont plutôt des métaphores de la souffrance des vaincus d'hier, au sens benjaminien, qui attendent de nous aujourd'hui... (10)

Je crois que les "Tentes" de Yoshikawa sont l'expression de nos liens cachés à la souffrance oubliée, des correspondances au passé censuré des vaincus - y compris quand elle dessine une tente de camping dernier cri.
Il existerait donc un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre, comme si, dira encore Benjamin dans sa conception d'un messianisme laïcisé ou sans religion (Derrida l'espèrera à la fin de sa vie dans son soutien à l'altermondialisme (11) nous avions été attendus sur terre pour prendre acte de la souffrance et changer le regard sur le réel figé par l'imposture bourgeoise, le discours philosophique académique, l'art, l'argent, la politique, la religion, les guerres, les catastrophes naturelles, le chaos néolibéral et les ruines scientifiques, autrement dit pour changer le cours de l'histoire.

[ notes ]

(1) "Walter Benjamin : messianisme et émancipation", entretien avec Michael Löwy par Razmig Keucheyan (Solidarités, Pour une Alliance Socialiste, 10/01/2002)
- "Lumières de Benjamin, Michael Löwy propose une lecture des thèses de "Sur le concept d'histoire"" par Arnaud Spire (Web de L'Humanité, 11/02/21002)
(2) "Mafia entre première et seconde république" alinéa 5: "La mafia comme sujet politique" par Umberto Santino (Centro Siciliano di Documentazione "Giuseppe Impastato", Palerme, juin 1994)
(3) "Vers une nouvelle alliance contre les puissants ? Une histoire du peuple des Etats-Unis - Howard Zinn" par Pierre Dommergues (Le Monde Diplomatique, avril 1980)
(4) "Rethinking Culture" par John D. Dower (Soundings, MIT, spring 2003)
(5) "Lecture on Post-War Generation" by pr. Shigeru Miyagawa (Japan in real time, MIT)
(6) "Rereading Japanese History" par Amino Yoshihiko
(7) "Memorial au 418 villages palestiniens détruits" par Emily Jacir (Made in Palestine)
(8) T.Torao
(9) Keiko M. Hayashi
(10) The Holes, T. Torao/ Keiko Hayashi (CD - musiques, peintures, photographies)
      Torao The Holes
(11) "Jacques Derrida, Pour une justice à venir" entretien avec Jacques Derrida réalisé par Lieven de Cauter (Indymedia.be / The Brussells Tribunal, 5 avril 2004)



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