Ile Tortue, Ile Baleine (Matsushima, Japon), dessin Yoshikawa 2004

Nouvelle de Christian Pose

L'ULTIME DEPOUILLE DE LA 3IEME SECTION




Terada était convaincu que la guerre n'était pas une bonne chose... tous ces généraux, ces demi-dieux, ces dieux truands, tout cet or volé aux chinois, caché aux Philipines et au Japon, puis volé par les américains, tous ces soldats tués, toutes ces familles innocentes mutilées, tous ces pays détruits et tous ces politiciens qui parlaient de reconstruction nationale, de réconciliation, en faisant chanter les vieux, précisément, parcequ'ils avaient du temps et de la peine... Terada en perdait la tête. Il imaginait là, à Yasukuni Jinja, alors qu'il se mourait, qu'il refusait de chanter à la chorale des vieux de Nagasaki...

Il avait dit "NON" à monsieur le 1er ministre, "NON" à messieurs les ministres, "NON" à messieurs les députés, "NON" à messieurs les sénateurs, "NON" à messieurs les gouverneurs, "NON" à messieurs les préfets, "NON" à messieurs les maires, "NON" à messieurs les officiers supérieurs en retraite, "NON" à messieurs les grands invalides de guerre.... Se ranger parmi les autres, en noir et blanc (comme tout bon samaritain au Japon), tout ce temps : "CHANTER !", autant vomir. La chorale des anciens combattants... Ne prenait-on pas les anciens non gradés pour des dégénérés... "ON" : messieurs les politiciens militaristes, messieurs les...

Les politiciens, les prêtres shintoistes, les bonzes étaient prêts à tout y compris à dire que les vieux étaient séniles. Pendant la guerre, ils (les vieux d'aujourd'hui) s'étaient battus pour un dieu vivant, tennô, l'empereur, lui-même "servi" par des notaires-fossoyeurs, les fonctionnaires d'Amaterasu-Ômikami et de Bouddha. Ils s'étaient battus pour des esprits, ceux des morts de la guerre sino-japonaise de 36 qu'il avait fallu venger.
Aujourd'hui, il fallait réconcilier l'âme des vaincus avec l'âme des vainqueurs, non pas avec l'âme des américains mais avec l'âme des japonais. En fait, les vrais vainqueurs étaient les vaincus. C'était l'histoire révisionniste. Telle que, du moins, elle était enseignée dans les collèges, les lycées et les universités.

Terada que l'on appelait avec une pointe d'irrespect "le vieux" savait que les américains avaient engagé une réforme de la Constitution. Mais il ignorait que la reconstruction s'était faite avec des criminels de guerre érudits, grâciés ou non jugés, recyclés dans le commerce et dans les sciences. Les travailleurs anéantis, les ouvriers, les pêcheurs, les paysans, les maçons, les tisserands, les menuisiers... ignoraient que le droit au travail reposait sur des traités non écrits passés avec le gouvernement américain, l'armée d'occupation, l'O.S.R.D. (Office of Scientific Research and Development) et l'industrie civile et militaire. La vie, jusqu'à la mémoire de cette vie, n'échappait plus aux programmes de la recherche militaire.
Parallèlement à l'impensable : le Projet Manhattan, Hiroshima et Nagasaki, l'Amérique avait conçu une machine d'information militaire capable d'enfanter l'esprit de l'homme et l'intelligence artificielle et de les intégrer dans le corps de la reconstruction mondiale...
Le journal intime du président Harry Truman (dont aucun paysan ne se souviendra) n'y fera jamais allusion, pas plus qu'il ne témoignera d'un quelconque sentiment à l'égard du Japon sinon sous la forme d'une préoccupation mineure et lointaine.

Les forces militaires d'occupation, par contre, tout le monde s'en souvenait, des rizières d'Akita, au nord, aux pêcheries d'Okinawa, au sud. Elles avaient témoigné de leur goût pour les affaires sans contrôle et la violence, celles des copains de classe sans scrupule, alcooliques et dépravés, Joe, Sam, Bill, Bob, Tim...
Des hommes qui s'appelaient aujourd'hui G.A "Glenn" Barton (président de Caterpillar), T. "Tom" Engibus (president de Texas Instrument), K.S."Ken"Courtis (vice président "Asie" de Goldman Sachs), L. "Lou" Gerstner Jr. (président d'IBM), J. "Jack"Nasser (président de Ford Motor), J.F. "Jo" Smith Jr. (président de General Motors), S. "Willy" Weill (président de Citigroup).
Ils étaient membres de l'US Japan Business Council aux côtés de Minoru "Ben" Makihara (président de Mitsubishi), Yotaro "Tony" Kobayashi (co-président de Fuji Xerox), d'Akito "Jimmy" Morita (président de Sony). Des hommes dont Terada avait bien connu les pères durant la débâcle, en 1946. La chienlit qui avait fait l'or du crime organisé.

Les envahisseurs et leur machine invisible "Memex" à enfanter l'esprit et la mémoire de l'après guerre avaient également accouché d'un goût inexplicable pour la torture psychologique des femmes et des homosexuels... "Les nouvelles générations, disait maladroitement Terada, celles qui paraissent fragiles".
Les envahisseurs avaient également un goût immodéré pour la violence sexuelle envers les enfants. Une agressivité concurrentielle que les nationalistes retournaient sous la forme de malédictions contre les forces d'occupation et que l'Etat transformait en morale répressive, en persécution des syndicalistes, des communistes et des socialistes.

Pour les fiscalistes médaillés de l'empereur (Terada n'était pas même médaillé de sa compagnie) ces illusions ne valaient pas celles de l'ancien régime. Les métaphysiciens japonais, prêtres shintoistes, bonzes (que ne pouvaient connaître les vieux, les pauvres, les infirmes, les illettrés mais qui apparaissaient toujours à l'horizon de la misère sous la forme d'un pain de granit ou d'un bulbe de fleur empoisonné), tout en caressant le rêve de la restauration fasciste impériale et du "yen monnaie mondiale". Ils parvenaient à exalter les blancs au point de renverser le rapport de dépendance. Ils prétendaient même exercer un charme sur les envahisseurs, êtres insensibles par excellence, décontractés et riches. Des êtres avides, en mouvement perpétuel, qui exploitaient avec succès les alliances anciennes (avec les traditionnalistes de Showa tênno qui avaient tout perdu et qui de nouveau voulaient tout) tout en excluant la collaboration avec les nouvelles oppositions politiques à l'Etat et au capitalisme (celles de la gauche révolutionnaire qui avait échappé à la prison, à la corde ou au sabre).

Les envahisseurs tenaient un discours élevé sur la maîtrise de la nature, de l'ordre et de la sécurité mondiale (incompréhensible pour les vieux sans épargne et sans propriété comme Terada), un discours que les traditionnalistes percevaient comme la manifestation de leur propre autorité sous une autre forme, un discours ennemi sur la maîtrise de l'essence.
Les américains jonglaient, en effet, avec les illusions de Meiji tennô (progrès scientifique, unité sociale, démocratie) conçues à partir de la maîtrise supposée des extrêmes réels: la matière et l'anti-matière, Dieu (essence suprême), le temps et le non-temps, les institutions publiques et les marchés, la liberté de penser, la censure et la propagande. Mac Arthur (l'on se souvenait du Dieu blanc en province) dira pour enfoncer le clou : "les japonais ne sont pas les seuls à pouvoir créer un rapport d'essence infini avec l'ordre...".
Les généalogistes de la famille impériale, les criminels de guerre grâciés, les grands maîtres shintoistes, bouddhistes, confuciannistes, taoistes, rendus nerveux par l'arrogance des syndicats socialistes de l'enseignement supérieur, de la magistrature, du barreau (que l'on avait appris à aimer côté peuple quand on se serrait trop la ceinture ou quand l'injustice vous enlevait vos enfants, vos femmes, vos maisons, vos terres, votre eau), apprenaient à sourire, une fois de plus, aux amis de 36, les yakuza engagés sur la voie politique du fascisme, intouchables et toujours disposés à "égorger du rouge". Toutefois, les oyabun (chefs des syndicats du crime) étaient déjà au service de, et sous la protection, des envahisseurs.

Comme les paysans les vieux se passaient le mot. Ils savaient qu'après un demi-siècle de mensonges, l'élite, les hauts fonctionnaires du Trésor Public, du Commerce, de la Justice, de la Défense, faisaient la queue à la sortie des établissements scolaires d'Hiroshima, de Kyoto, d'Osaka, de Tokyo pour acheter des slips sales aux collégiennes, que les élus du Parti Libéral Démocrate et les chefs d'entreprises favorisés à la Diète par le 1er ministre visionnaient au bureau des films pornographiques, que les magistrats et les enseignants réactionnaires qui refusaient la liberté de pensée suppliciaient des adolescentes lesbiennes (que l'on avait éduqué pour le cirque) dans des cages de fer avant d'en commercialiser les films sur internet ou sur le marché du crime. Une dépravation redoutée par les vieux mais finalement très attendue par les philosophes moralistes nationalistes prophétisant l'effondrement du Japon et les médecins militaristes zen préparant l'arme biologique absolue au coeur des universités privées. En fait, les érudits, les théologiens, les casuistes (tout ce qui n'existait pas pour un ouvrier planteur, un pêcheur de homard, un broyeur de canne), volontairement enfermés dans la forteresse de l'intelligence artificielle ou de la cybernétique, élaboraient les nouvelles doctrines de la supériorité morale du monde clos.
Un monde d'informations militaires (pas même visible les jours de pleine lune à la lunette des sans abris) dans lequel ils (les érudits, les théologiens, les casuistes) se vouaient à la guerre contre le mal au nom du progrès scientifique, de la justice et de l'harmonie sociale. D'autres avaient dit, au temps de Grégoire IX et de l'inquisition: "au nom de la filiation, de la reproduction, de la protection de l'interdit (inceste) dans la généalogie du peuple, corps de l'église".

Que cachait-on encore au pauvre Terada ? Le non-droit à la vie (un concept signifiant pour un planteur d'aubergines ou un laitier : le satori, la mort volontaire à la guerre, la pendaison pour meurtre, la décapitation pour crime de les-majesté) était le crédo des voies académiques pour la recherche du pouvoir et de la vérité (dô). Des voies parfaitement synchronisées à l'évolution des lois, à l'autoritarisme des prédateurs et à la souveraineté du Global Superleague (les 16 plus grosses banques au monde).
Les casuistes libéraux (dont on finirait par parler tant ils insistaient), maîtres d'une métaphysique pénale du comportement sexuel, de la parole, de la conscience, du mouvement, entraînaient la pensée réactionnaire (pour les vieux, la nouvelle et l'ancienne se vaudraient forcément tôt ou tard) au delà de tout repère. Théoriquement, l'évolution se devait d'être paradoxale, en opposition perpétuelle avec elle-même. Ce n'était plus, en effet, par la propriété privée (les soldats, les familles des soldats et les petits pensionnés, ne l'avaient jamais connue) et par la satisfaction de ses besoins que la personne existait comme raison. La personne, désormais fracturée et coupable, existait en tant qu'entité sans conscience soumise par absorption à l'économie concurrentielle mondialisée, sécurisée, stabilisée (?). Une mutation qui imputait à la justice globale (quasi-privatisée) la pleine responsabilité de soudaines épidémies de meurtres qui fauchaient sans pitié les faibles, les exclus et les pauvres.
En fait, les princes avides (ceux qui avaient pensé le corporatisme aux Etats-Unis au XIXème siècle, la reconstruction européenne en 1918 et en 1945, le sauvetage du Japon en 1946, et qui manipulaient aujourd'hui la mémoire individuelle et collective) avaient établi le fondement légal d'une ère totalitaire nouvelle, post-civile. Le discours traditionnaliste avait laissé place à la maîtrise technologique de l'hypothétique unité d'essence liant la volonté du prince (hégélien) à l'évolution des marchés concurrentiels. D'un côté, les politiciens du parti libéral démocrate (PLD) se laissaient convoiter par le crime économique (comme une conséquence de la vitesse et de la mutation), de l'autre, autre conséquence de la reconnaissance niaise des magistrats libéraux envers l'ordre rétabli, ils se laissaient flatter par le non lieu.

Les impérialistes, dans l'ombre d'Hirohito, héritiers directs et prudents de la guerre sino-japonaise (cause des souffrances d'une multitude de sans travail et de sans famille), initiaient avec la patience et l'adresse des usuriers, les aristocrates souverainistes, érudits, riches et efféminés, qu'ils massacraient de leur autorité pour mieux les posséder. Ils massacraient tout autant les lettrés bourgeois habités par le doute, qu'ils laissaient se rompre avant le terme des initiations : "...ne rien achever, ne rien transformer jusqu'à la cessation de toute vitalité, jusqu'à l'altération du coprs et de l'esprit". Les âmes malheureuses, errantes, étaient nombreuses au Japon. "Sensei ! Sensei!" ("Maître! Maître!")
Les traditionnalistes démontraient ainsi avoir rompu le fer du sabre (en laissant les rationalistes de la banque, du commerce et de l'industrie maîtres du jeu des illusions) au profit d'armes modernes plus efficaces et plus adaptées. Ils disaient même avoir rompu avec le temps des empereurs eugénistes. C'était bien entendu une mise en scène.

De l'autre côté du rideau de fer les petites et moyennes entreprises s'effondraient sous les coups de béliers du post-humanisme, eldorado imaginaire réduisant à rien le mythe du conquérant sur un marché sans limite. Ce déplacement titanesque de poussière, de faillites, de drames ne manquait jamais d'étouffer les libertés, les démunis, le droit au travail des ouvriers, source, pourtant, de toutes les transformations extérieures et du confort, jusque là, réalistes.
La maîtrise de la post-humanité (la maîtrise absolue de la nature, un rêve que caressera Showa tênno cinquante années durant) était également à la portée des syndicats internationaux du crime, héritiers présomptifs de la société économique des temps de guerre conçue par une poignée d'aventuriers, les services secrets et les banques privées américaines.

Le temps était à la collaboration, une fois de plus. Le crime organisé couplé au chaos de la société civile décomposée était en mesure d'offrir le tournis au monde : salles de jeu, casinos, courses, compétitions sportives internationales, musées, festivals de musique classique, centres de recherche, fondations humanitaires, écologie managériale... et de s'offrir, avec la bénédiction de l'empereur, des envahisseurs, des collabos en robe et de l'Etat, le mythe néocorporatiste de l'immortalité scientifique (les moyens de la nanobiologie molléculaire étant sans limite) en ne cherchant plus à dissimuler l'argent blanchi et les projets de domination.





Que Terada, ancien de la 3ème section de la 5ème Compagnie de Birmanie soit vivant ou non, ils (les politiciens militaristes, les prêtres shintoistes, les bonzes) s'en fichaient. Il fallait du monde pour la cérémonie. Une population sans conscience.
Comme chaque année des milliers de figurants non payés se réuniraient sous deux chapiteaux blancs.
Comme chaque année la chorale des vieux de Nagasaki serait plantée à gauche et la formation à droite.
Comme chaque année les élus seraient sur la ligne la plus avancée. Ils seraient abrités du soleil par un magnifique dais bleu, auraient les pieds posés sur une pelouse synthétique plantée la veille et les fesses calmées sur des fauteuils en os de baleine recouverts de peaux de loutre.
Comme chaque année les figurants auraient droit à des pliables jetables.
Comme chaque année l'on redouterait la pluie, un tremblement de terre, un typhon, un chien qui traverserait le champ des caméras de la télévision nationale plantées sur les côtés de la tribune officielle, des mouettes dans le champ de la grue mobile, au dessus du Héros de Nagasaki.
Comme chaque année l'on espérerait le nombre des gosses (de la seconde chorale) en augmentation et qu'aucun ne vomisse à force de trop attendre.
Comme chaque année, c'était le rêve de Terada, il dirait :"NON A L'ARME ATOMIQUE" et ce rêve concernerait non seulement la cérémonie annuelle de Nagasaki qui avait lieu en août, mais le monde.
Terada faisait ce rêve de ne pas chanter à la chorale de Nagasaki chaque fois qu'il se rendait à la cérémonie nationale de Yasukuni Jinja.
Comme chaque année Terada se souviendrait de ces pauvres soldats qui avaient suivi l'empeur Hirohito (fils de Taisho et petit fils de Meiji). Tout comme il se souviendrait de cette brave Mai qui n'avait pas su résister à l'appel des politiciens militaristes véreux, des prêtres, des bonzes, chargés officiellement du culte des esprits, des esprits selon eux impurs, avides, attachés à leurs charognes, aux champs de bataille, à leurs armes bénies, aux femmes de réconfort indigènes (coréennes, birmanes, chinoises, indonésiennes) kidnappées par les troupes d'invasion, placées sous l'implacable tutelle des tenanciers de bordels militaires.

Où était l'esprit de Matsumoto (l'époux de Mai) ? Pour les militaristes, l'esprit guerrier de Matsumoto ne faisait qu'un avec celui de la nation sacrifiée. Pour les shintoistes, il ne faisait qu'un avec le kami (dieu-empereur). Il était uni à la nature guerrière du Japon, aux phénomènes, à Amaterasu-Omikami, la déesse du soleil. Pour les bouddhistes, son esprit n'avait aucune chance d'accéder au paradis à moins que Mai ne dispose d'un minimum d'offrandes monétaires, ne s'inscrive (avec les autres veuves bouddhistes du quartier) à différents pélerinages annuels dans les montagnes et ne se décide, enfin, à apprendre les prières indispensables, ce qui nécessitait la présence d'un bonze professionnel rémunéré.
Cependant, les bonzes (des monastères et des universités bouddhistes privées) et les prêtres shintoistes, omettaient de dire aux familles des défunts qu'ils appliquaient la politique du gouvernement. L'on devait parler avec ostentation d'ordre nouveau, de sécurité et de stabilité globales, d'immortalité scientifique (paradoxe des universités bouddhistes scientifiques), d'ère sociale post-civile, de nouveaux devoirs, poumons du corporatisme mondial, chacun essayant de tirer parti de la mutation.

Jusqu'à présent le culte des esprits des morts avait été un parfait facteur d'écoulement des idées nationalistes, de l'élitisme, du patriotisme, de l'épargne (première épargne mondiale par son volume) sur le marché des affaires funéraires.
La force de l'adoration pouvait conduire l'esprit du défunt à l'état de dieu discriminant, doté d'une authentique personnalité juridique, au même titre qu'une personne morale en droit privé, qu'une société. Le dieu avait le droit d'ester en justice (il pouvait se constituer partie plaignante) et disposait d'une pleine libéralité pour recevoir ou contracter.
Par contre, les pauvres sans familles, les démons des rues, des champs, des forêts, étaient dotés d'esprits sans asile, un souvenir pitoyable voué aux renaissances inférieures. Un discours pénal ancien qui nourrissait l'idéologie judiciaire libérale de la pénalisation de la misère, la stabilité des inégalités sociales, raciales et du crime.
Après quarante années de communion, de rituels assistés et d'offrandes monétaires, l'esprit d'un criminel de guerre de bonne famille pouvait accéder au rang de divinité, à ses attributs et à son culte, parfois national, à Yasukuni Jinja. Une telle promotion sur le marché des esprits (un marché de 1000 milliards de dollars) encourageait l'esprit de conservation et le savoir faire ininterrompu, en ce domaine, des hiérarchies religieuses.
Toutefois, la piétié, exploitée par le commerce des cultes, ne pourrait résister très longtemps à la force de la cohésion sociale issue des prophéties scientifiques post-humanistes, un marché global de plusieurs milliards de milliards de $.

Comme chaque année Terada dirait "NON". Et comme chaque année il se rendrait au pied de l'arbre dédié à Matsumoto, son copain de collège mort au combat. Un arbre maigre, noeux, planté au milieu d'une centaine d'autres dans une terre sèche, poussiéreuse, dure comme le bitume de l'allée centrale de Yasukuni Jinja.
Comme chaque année Terada se souviendrait, au pied d'une minuscule plaquette de bois blanc attachée à une branche, de ces millions de soldats morts, de ces millions de Mai, maigres, noueuses, pliées par la douleur, l'âge et le travail, puisque l'on travaillait jusqu'à cent ans dans les champs de Kagoshima, de Gifu, de Chiba, d'Akita, de Niigata...
L'industrialisation et l'urbanisation forcées, exigées toutefois par Meiji tennô, avaient plié le monde comme autant de grues en papier et réduit les saisons, l'amour conjugal, le bonheur de la vie familiale et finalement le droit au travail libre, aux proportions d'affiches de propagandes garantissant l'abondance et l'indépendance.

Les soldats, eux aussi, avaient connu l'abondance imaginaire, alimentaire et spirituelle, réservée à ceux qui partaient au combat. On leur avait menti. Ils étaient morts de faim à leur poste ou avaient eu la tête arrachée par un obus.
Les citadins, en temps de paix (à qui l'on ne mentait plus et qui se nourrissaient de l'autoritarisme patronal), cultivaient également cette abondance imaginaire, alimentaire et spirtuelle, réservée à ceux qui devaient mourir au combat. Beaucoup se suicidaient à une cadence de cent par jour, fauchés, le ventre plein. C'était la seule différence avec les temps de guerre. La vérité triomphait donc, évidente comme les tours et les miroirs des centre-villes.

Les vieux anarchistes, comme Terada, qui avaient tout connu ou tout vécu, ne passaient jamais devant Kôkyo, la résidence impériale située à deux pas de Yasukuni Jinja, en plein coeur de Tokyo. Comme chaque année, Terada, l'unique survivant de la 3ème section de la 5ème Compagnie de Birmanie penserait, amer, aux enfants de Matsumoto et de Mai. Ils n'étaient ni impérialistes (entendons adeptes de l'empereur et de sa voie), ni shintoistes, ni taoistes, ni confucianistes, ni bouddhistes... Ils n'étaient pas davantage pro-américains, post-humanistes ou anti-occidentaux. Ils étaient orphelins et civils. Les hauts fonctionnaires du Département d'Etat de l'administration Bush affirmaient, du reste, que les villes japonaises leur rappelaient des orphelinats africains et les banlieues, des crématoriums allemands.
Un message bien compris par les champions du Kabuto-Cho (bourse) et les hiérarques du Nagata-Cho (ministère public) entrainés à la guerre d'invasion économique en Asie et à la collaboration avec les syndicats du crime dans la lutte contre le communisme.
Un message qui avait insufflé la vie à des enfants surdoués que l'hyper complexité technologique de Dieu avait rendu plus doués encore... Vaste projet militaire privé, devenu, par la seule force de la stratégie commerciale, la métaphore axiale de la psychologie post-humaniste de la nation nouvelle.

"Le Japon a-t-il jamais cessé d'être japonais? se demandait Terada, dubitatif, maussade. L'ivresse de la puissance militaire...". Il pensait tous les jours à la Chine, ce qui était plutôt rare pour un vieillard. Le monde entier en voulait à la Chine, à commencer par les japonais. Il y avait ceux qui lui reprochaient d'être dévorée par la faim et la maladie. "Un chinois crève toujours de faim et de maladie !"...
Les capitalistes japonais disaient encore "la lèpre communiste, la lèpre rouge!" et à force d'y croire finissaient par kidnapper, enfermer, stériliser, euthanasier, tout objet-humain qui s'en rapprochait, à commencer par les lépreux, pas communistes pour deux sous mais vraiment lépreux, et pour tout dire défigurés et dangereux comme des communistes. Au point qu'il avait fallu, jusqu'à une date récente, pour répondre aux prévisionistes et aux purges anticommunistes, les parquer sur une île aux lépreux avec interdiction d'en sortir.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine parce que la Chine était haïssable. Meiji tennô, les shintoistes d'Etat, les bouddhistes de la voie impériale, avaient haï la Chine pour dix générations de colons, assez pour massacrer hommes, femmes, enfants.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine parce qu'elle devenait riche et plus habile que le Japon, la France, l'Amérique, l'Allemagne, réunis.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine capitaliste parce qu'elle se coupait de la base populaire, imposant deux régimes de vie à deux races de chinois, l'une faite pour régner, les néomandarins des villes-Etat, l'autre faite pour ramper et servir, les ruraux sans légitimité et sans espérance de vie.
Il y avait aussi les traditionnalistes qui haïssaient la Chine parce que la Chine avait réussi à transmettre ses découvertes au Japon (architecture, droit, médecine, art, sciences) sans lui faire la guerre. Ce qui n'était pas sans rappeler la haine envers la Corée. Les fiéleux lui reprochaient le bouddhisme, le thé, jusqu'au grand projet d'Etat de crémation des morts... Les vieux qui avaient combattu en Corée, en Manchourie, en Chine du Nord, pour sauver les mines d'or de la Japan Mining Company, qui fournissait 30% de l'or impérial en 34, et les parts du marché minier de Nissan, Mitsubishi, Mitsui, Sumitomo, disaient : "le japon n'a inventé que deux choses, les corvées fiscales en temps de paix et l'esclavage sexuel en temps de guerre".
Certes, les héros pacifiques chinois et coréens des temps anciens étaient toujours honorés par les fiéleux lors d'imposantes démonstrations votives mais la haine du syndicalisme rouge, du marxisme, du socialisme, du communisme, finalement, disait-on, de tout ce qui était laid et dangereux (entendez les ouvriers, leurs familles ignorantes et crasseuses) l'emportait sur les messages de paix, de sagesse, de compassion, d'amour. Des propos et une attitude qui n'étaient démentis ni par les militaristes impérialistes à la retraite ni par les jeunes administrateurs surdoués de l'Etat.

"Le Japon a-t-il jamais cessé d'être japonais ? se demandait Terada en roulant sa moustache". Il se rappelait les premiers jours de la campagne de Birmanie et ce que disait le lieutenant Yokoyama, commandant de la 3ème section de la 5ème compagnie : "comment peut-on communier lors d'une cérémonie du thé et tuer dans l'heure qui suit ? Comment peut-on paraître aussi doux et aussi poli et dissimuler une telle violence, une telle haine, une telle sauvagerie !? Je ne reconnais plus mon pays, mes amis d'université, mes frères de collèges, mes parents...".
Le lieutenant Yokoyama, par une sorte de maladresse, mourut empoisonné par l'eau non filtrée de sa gourde. C'était un peu avant l'invention des filtres à eau en porcelaine de l'unité d'expérimentation médicale 731 de Mandchourie (unité qui utilisait des "marutas" pour ses expériences, des "bûches" autrement dit des prisonniers de guerre, des communistes, des vagabonds et des prostituées, des sacrifiés volontaires).

Terada qui aimait les visions voyait souvent la flotte japonaise embrasée, une courbe de feu sur l'océan, un écran de fumée noire montant jusqu'au ciel. La flotte chinoise tirait et faisait mouche. A chaque coup de canon les navires réputés insubmersibles étaient arrachés aux vagues et se renversaient lourdement, la coque et les hélices à l'air. Cela n'augurait rien de bon pour les vrais pacifistes et les anarchistes.

"Nous aimons trop l'argent" maugréa Terada en dirigeant ses pas vers les buvettes du Temple; ses jambes lui faisaient un mal de chien. Sans doute le prix des visions. Il cherchait sa place dans la foule comme tout le monde en ce début d'après-midi. Il était étourdi, en nage.

"Nous aimons trop l'argent, l'armée, la puissance. Nous sommes haïs comme les juifs... Nous sommes de vrais Khazars. Nous avons trop de projets de vengeance contre les anti-juifs. Nous ne sommes pas croyants, tout juste superstitieux... Les impérialistes, les aventuriers, les capitalistes, les politiciens, les familles et les bonzes, nous ont dressé dans le seul but d'idolâtrer l'argent, l'armée, la puissance, la gloire et la vengance patriotique."

"Terada, as-tu jamais donné un yen à un bonze ou à un prêtre pour mériter ton salut ?...". Terada, anarchiste, ne croyait pas en Dieu, un reste de la rue orpheline, sans doute. C'était ainsi chez les vieux d'avant-guerre sans famille. L'on pouvait tout exiger d'eux, y compris, parfois, leur arracher un yen contre la foi.
"Un yen, un fou... Si Dieu est vraiment Dieu, disait-il, qu'il se paie avec ma peine de soldat ! Si Dieu est vraiment Dieu... Si Dieu est vraiment Dieu, amen! ". Et il se signait toujours d'un geste de la croix. Il était comme çà Terada, pas croyant pour un yen.

Sur un banc voisin, un historien non salarié, filmé par l'handycam d'une journaliste indépendante, parlait de la Force Expéditionnaire de la Chine du Centre et du drame de Nankin que les historiens officiels voulaient taire ou manipuler. Le drame remontait à décembre 1937. Les troupes du général Matsui avaient massacré 250 000 civils. "(...) Matsui sera accusé de crime contre l'humanité pour détourner la responsabilité des princes, des généraux proches de Hirohito, disait l'historien, et plus encore celle de l'empereur lui-même. Hiro-hito, criminel de guerre de Classe A... Imaginez nos poules ?".
Terada eut un nouvel accès de fièvre. Le mal gagnait le dos, les épaules, le cou, la tête. Sa poitrine et ses mâchoires étaient comme dévorés. Les attaques convulsives étaient si violentes que son estomac, pourtant vide, le jeûne des vieux sans doute, rejetait de la bouillie de kamaboko, probablement de l'avant-veille. Il vomissait, suffoquait, crachait et ne perçevait plus du monde qu'une boule de graisse, laide, visuqueuse et grise. Elle se frayait un passage dans sa gorge. L'espace était donc de graisse.
En fait, il appelait le monde sans voix, tournait comme une toupie et cherchait à en sortir à quatre pattes. L'historien effrayé s'était précipité : "Otoosan! Otoosan!..." (mon père! mon père!). Terada sombrait tandis que l'homme pressé contre son front psalmodiait : "Otoosan! Otoosan!...".

Une femme s'agenouilla à ses côtés et à l'aide de quelques gestes sûrs stimula les points de vie aux pieds.
Des gosses qui couraient après un énorme papillon noir, semblable à ceux que l'on trouve à Hamamatsu (des papillons géants ou des dragons), cessèrent spontanément leur poursuite et, attirés par le corps immobile, formèrent un cercle autour des trois protagonistes.
Il y avait beaucoup de monde à Yasukuni Jinja, comme toujours autour de la folie militaire et plus encore sur une place votive politique. La foule plongeait naturellement, sommitale, dans un état de communion. Certains se signaient, d'autres priaient pour repousser les esprits maléfiques. Il fallait protéger le mourant, se protéger soi-même. Terada était uni aux souhaits que l'on adressait aux inconnus foudroyés sur les trottoirs ou fauchés sur les rails du métropolitain. Terada succombait.

Terada était-il venu pour se souvenir ? Non. Il était venu pour dire "NON". Il serrait les dents et marmottait. En fait, il maudissait l'obscène porte de Yasukuni Jinja et plus encore la double rangée de Ginko, verte et resplandissante au soleil, qui la bordait.
Il maudissait la fausse vertu de Nagasaki qui s'était dotée d'une hypocrite communauté politique de renonçants à la guerre et d'une double chorale qui contraignait les vieux et les enfants vertueux à vomir et à s'effondrer sous le soleil d'août.
Il refusait de chanter et cela lui procurait une immense satisfaction. Il entendait même Akira Miura, le représentant de l'association des familles des victimes de la bombe atomique. Akira Miura disait : "J'étais ouvrier à l'usine Mitsubishi quand la bombe explosa. J'avais 16 ans...".

Terada sombrait dans un rêve. Tout allait mieux, bien mieux. Il vivait à Toshimaen dans l'est de Tokyo et se rendait au bain de sel de Toshimaen comme n'importe quel japonais. Un bain luxueux où l'on faisait fondre des cristaux de sel de la Mer Morte. Il glissait dans une eau très chaude. Des voix sourdes l'accompagnaient. L'eau possèdait une vertu miraculeuse.
Il flottait comme un bouchon, les bras en croix. Ses yeux cherchaient le ciel dans la lumière artificielle. C'était pénible. Ses doigts glissaient sur un mur infini. Il avait de nouveau mal aux jambes, aux tripes, au crane et se sentait vieillir... Toutes ces promesses qui n'avaient jamais été tenues, tous ces mensonges. Les pauvres aimaient les promesses tenues. Il ne fallait pas mentir. L'eau ambre jaune brûlait au cou et dans le trou du cul. Il flottait sans effort... mais l'eau thérapeuthique israélienne lui brûlait profondément le cul.

Cette journée passée sous les arbres des morts de Yasukuni Jinja paraissait interminable. Terada observait un enfant déposant une aile de cigale sur le dos de son unique main. L'aile était brune comme les uniformes militaires.
Puis le vent souleva l'aile brune, entraînant l'enfant dans une course éperdue. Au bout du compte l'aile était toujours piétinée et déchirée. Puis le vent souleva d'autres enfants. Ils volaient, loin des îles, en habit d'écolier et finalement sombraient dans l'abîme, l'écume des vagues pourpres.

Terada n'éprouvait pas dans l'anti-chambre de la mort ce sentiment si commun d'être libéré d'une entrave, pas plus qu'il ne voyait la lumière vive que Matsumoto mort au combat lui avait dit avoir vu. Tout au contraire, lui, Terada, dans sa mort si soudaine, sanglotait. Il était prisonnier d'une souffrance que le Japon et le monde affirmaient être sans objet. C'était un effrayant état de l'être, un état où l'oubli passif de soi et le monde en guerre semblaient indissociables.


« fin »



home : http://linked222.free.fr