Nouvelle de Christian Pose
L'ULTIME
DEPOUILLE DE LA 3IEME SECTION
Terada était convaincu que la guerre n'était pas une bonne
chose... tous ces généraux, ces demi-dieux, ces dieux truands,
tout cet or volé aux chinois, caché aux Philipines et au
Japon, puis volé par les américains, tous ces soldats tués,
toutes ces familles innocentes mutilées, tous ces pays détruits
et tous ces politiciens qui parlaient de reconstruction nationale, de
réconciliation, en faisant chanter les vieux, précisément,
parcequ'ils avaient du temps et de la peine... Terada en perdait la tête.
Il imaginait là, à Yasukuni Jinja, alors qu'il se mourait,
qu'il refusait de chanter à la chorale des vieux de Nagasaki...
Il avait dit "NON" à monsieur le 1er ministre, "NON"
à messieurs les ministres, "NON" à messieurs les
députés, "NON" à messieurs les sénateurs,
"NON" à messieurs les gouverneurs, "NON" à
messieurs les préfets, "NON" à messieurs les maires,
"NON" à messieurs les officiers supérieurs en
retraite, "NON" à messieurs les grands invalides de guerre....
Se ranger parmi les autres, en noir et blanc (comme tout bon samaritain
au Japon), tout ce temps : "CHANTER !", autant vomir. La chorale
des anciens combattants... Ne prenait-on pas les anciens non gradés
pour des dégénérés... "ON" : messieurs
les politiciens militaristes, messieurs les...
Les politiciens, les prêtres shintoistes, les bonzes étaient
prêts à tout y compris à dire que les vieux étaient
séniles. Pendant la guerre, ils (les vieux d'aujourd'hui) s'étaient
battus pour un dieu vivant, tennô, l'empereur, lui-même "servi"
par des notaires-fossoyeurs, les fonctionnaires d'Amaterasu-Ômikami
et de Bouddha. Ils s'étaient battus pour des esprits, ceux des
morts de la guerre sino-japonaise de 36 qu'il avait fallu venger.
Aujourd'hui, il fallait réconcilier l'âme des vaincus avec
l'âme des vainqueurs, non pas avec l'âme des américains
mais avec l'âme des japonais. En fait, les vrais vainqueurs étaient
les vaincus. C'était l'histoire révisionniste. Telle que,
du moins, elle était enseignée dans les collèges,
les lycées et les universités.
Terada que l'on appelait avec une pointe d'irrespect "le vieux"
savait que les américains avaient engagé une réforme
de la Constitution. Mais il ignorait que la reconstruction s'était
faite avec des criminels de guerre érudits, grâciés
ou non jugés, recyclés dans le commerce et dans les sciences.
Les travailleurs anéantis, les ouvriers, les pêcheurs, les
paysans, les maçons, les tisserands, les menuisiers... ignoraient
que le droit au travail reposait sur des traités non écrits
passés avec le gouvernement américain, l'armée d'occupation,
l'O.S.R.D. (Office of Scientific Research and Development) et l'industrie
civile et militaire. La vie, jusqu'à la mémoire de cette
vie, n'échappait plus aux programmes de la recherche militaire.
Parallèlement à l'impensable : le Projet Manhattan, Hiroshima
et Nagasaki, l'Amérique avait conçu une machine d'information
militaire capable d'enfanter l'esprit de l'homme et l'intelligence artificielle
et de les intégrer dans le corps de la reconstruction mondiale...
Le journal intime du président Harry Truman (dont aucun paysan
ne se souviendra) n'y fera jamais allusion, pas plus qu'il ne témoignera
d'un quelconque sentiment à l'égard du Japon sinon sous
la forme d'une préoccupation mineure et lointaine.
Les forces militaires d'occupation, par contre, tout le monde s'en souvenait,
des rizières d'Akita, au nord, aux pêcheries d'Okinawa, au
sud. Elles avaient témoigné de leur goût pour les
affaires sans contrôle et la violence, celles des copains de classe
sans scrupule, alcooliques et dépravés, Joe, Sam, Bill,
Bob, Tim...
Des hommes qui s'appelaient aujourd'hui G.A "Glenn" Barton (président
de Caterpillar), T. "Tom" Engibus (president de Texas Instrument),
K.S."Ken"Courtis (vice président "Asie" de
Goldman Sachs), L. "Lou" Gerstner Jr. (président d'IBM),
J. "Jack"Nasser (président de Ford Motor), J.F. "Jo"
Smith Jr. (président de General Motors), S. "Willy" Weill
(président de Citigroup).
Ils étaient membres de l'US Japan Business Council aux côtés
de Minoru "Ben" Makihara (président de Mitsubishi), Yotaro
"Tony" Kobayashi (co-président de Fuji Xerox), d'Akito
"Jimmy" Morita (président de Sony). Des hommes dont Terada
avait bien connu les pères durant la débâcle, en 1946.
La chienlit qui avait fait l'or du crime organisé.
Les envahisseurs et leur machine invisible "Memex" à
enfanter l'esprit et la mémoire de l'après guerre avaient
également accouché d'un goût inexplicable pour la
torture psychologique des femmes et des homosexuels... "Les nouvelles
générations, disait maladroitement Terada, celles qui paraissent
fragiles".
Les envahisseurs avaient également un goût immodéré
pour la violence sexuelle envers les enfants. Une agressivité concurrentielle
que les nationalistes retournaient sous la forme de malédictions
contre les forces d'occupation et que l'Etat transformait en morale répressive,
en persécution des syndicalistes, des communistes et des socialistes.
Pour les fiscalistes médaillés de l'empereur (Terada n'était
pas même médaillé de sa compagnie) ces illusions ne
valaient pas celles de l'ancien régime. Les métaphysiciens
japonais, prêtres shintoistes, bonzes (que ne pouvaient connaître
les vieux, les pauvres, les infirmes, les illettrés mais qui apparaissaient
toujours à l'horizon de la misère sous la forme d'un pain
de granit ou d'un bulbe de fleur empoisonné), tout en caressant
le rêve de la restauration fasciste impériale et du "yen
monnaie mondiale". Ils parvenaient à exalter les blancs au
point de renverser le rapport de dépendance. Ils prétendaient
même exercer un charme sur les envahisseurs, êtres insensibles
par excellence, décontractés et riches. Des êtres
avides, en mouvement perpétuel, qui exploitaient avec succès
les alliances anciennes (avec les traditionnalistes de Showa tênno
qui avaient tout perdu et qui de nouveau voulaient tout) tout en excluant
la collaboration avec les nouvelles oppositions politiques à l'Etat
et au capitalisme (celles de la gauche révolutionnaire qui avait
échappé à la prison, à la corde ou au sabre).
Les envahisseurs tenaient un discours élevé sur la maîtrise
de la nature, de l'ordre et de la sécurité mondiale (incompréhensible
pour les vieux sans épargne et sans propriété comme
Terada), un discours que les traditionnalistes percevaient comme la manifestation
de leur propre autorité sous une autre forme, un discours ennemi
sur la maîtrise de l'essence.
Les américains jonglaient, en effet, avec les illusions de Meiji
tennô (progrès scientifique, unité sociale, démocratie)
conçues à partir de la maîtrise supposée des
extrêmes réels: la matière et l'anti-matière,
Dieu (essence suprême), le temps et le non-temps, les institutions
publiques et les marchés, la liberté de penser, la censure
et la propagande. Mac Arthur (l'on se souvenait du Dieu blanc en province)
dira pour enfoncer le clou : "les japonais ne sont pas les seuls
à pouvoir créer un rapport d'essence infini avec l'ordre...".
Les généalogistes de la famille impériale, les criminels
de guerre grâciés, les grands maîtres shintoistes,
bouddhistes, confuciannistes, taoistes, rendus nerveux par l'arrogance
des syndicats socialistes de l'enseignement supérieur, de la magistrature,
du barreau (que l'on avait appris à aimer côté peuple
quand on se serrait trop la ceinture ou quand l'injustice vous enlevait
vos enfants, vos femmes, vos maisons, vos terres, votre eau), apprenaient
à sourire, une fois de plus, aux amis de 36, les yakuza engagés
sur la voie politique du fascisme, intouchables et toujours disposés
à "égorger du rouge". Toutefois, les oyabun (chefs
des syndicats du crime) étaient déjà au service de,
et sous la protection, des envahisseurs.
Comme les paysans les vieux se passaient le mot. Ils savaient qu'après
un demi-siècle de mensonges, l'élite, les hauts fonctionnaires
du Trésor Public, du Commerce, de la Justice, de la Défense,
faisaient la queue à la sortie des établissements scolaires
d'Hiroshima, de Kyoto, d'Osaka, de Tokyo pour acheter des slips sales
aux collégiennes, que les élus du Parti Libéral Démocrate
et les chefs d'entreprises favorisés à la Diète par
le 1er ministre visionnaient au bureau des films pornographiques, que
les magistrats et les enseignants réactionnaires qui refusaient
la liberté de pensée suppliciaient des adolescentes lesbiennes
(que l'on avait éduqué pour le cirque) dans des cages de
fer avant d'en commercialiser les films sur internet ou sur le marché
du crime. Une dépravation redoutée par les vieux mais finalement
très attendue par les philosophes moralistes nationalistes prophétisant
l'effondrement du Japon et les médecins militaristes zen préparant
l'arme biologique absolue au coeur des universités privées.
En fait, les érudits, les théologiens, les casuistes (tout
ce qui n'existait pas pour un ouvrier planteur, un pêcheur de homard,
un broyeur de canne), volontairement enfermés dans la forteresse
de l'intelligence artificielle ou de la cybernétique, élaboraient
les nouvelles doctrines de la supériorité morale du monde
clos.
Un monde d'informations militaires (pas même visible les jours de
pleine lune à la lunette des sans abris) dans lequel ils (les érudits,
les théologiens, les casuistes) se vouaient à la guerre
contre le mal au nom du progrès scientifique, de la justice et
de l'harmonie sociale. D'autres avaient dit, au temps de Grégoire
IX et de l'inquisition: "au nom de la filiation, de la reproduction,
de la protection de l'interdit (inceste) dans la généalogie
du peuple, corps de l'église".
Que cachait-on encore au pauvre Terada ? Le non-droit à la vie
(un concept signifiant pour un planteur d'aubergines ou un laitier : le
satori, la mort volontaire à la guerre, la pendaison pour meurtre,
la décapitation pour crime de les-majesté) était
le crédo des voies académiques pour la recherche du pouvoir
et de la vérité (dô). Des voies parfaitement synchronisées
à l'évolution des lois, à l'autoritarisme des prédateurs
et à la souveraineté du Global Superleague (les 16 plus
grosses banques au monde).
Les casuistes libéraux (dont on finirait par parler tant ils insistaient),
maîtres d'une métaphysique pénale du comportement
sexuel, de la parole, de la conscience, du mouvement, entraînaient
la pensée réactionnaire (pour les vieux, la nouvelle et
l'ancienne se vaudraient forcément tôt ou tard) au delà
de tout repère. Théoriquement, l'évolution se devait
d'être paradoxale, en opposition perpétuelle avec elle-même.
Ce n'était plus, en effet, par la propriété privée
(les soldats, les familles des soldats et les petits pensionnés,
ne l'avaient jamais connue) et par la satisfaction de ses besoins que
la personne existait comme raison. La personne, désormais fracturée
et coupable, existait en tant qu'entité sans conscience soumise
par absorption à l'économie concurrentielle mondialisée,
sécurisée, stabilisée (?). Une mutation qui imputait
à la justice globale (quasi-privatisée) la pleine responsabilité
de soudaines épidémies de meurtres qui fauchaient sans pitié
les faibles, les exclus et les pauvres.
En fait, les princes avides (ceux qui avaient pensé le corporatisme
aux Etats-Unis au XIXème siècle, la reconstruction européenne
en 1918 et en 1945, le sauvetage du Japon en 1946, et qui manipulaient
aujourd'hui la mémoire individuelle et collective) avaient établi
le fondement légal d'une ère totalitaire nouvelle, post-civile.
Le discours traditionnaliste avait laissé place à la maîtrise
technologique de l'hypothétique unité d'essence liant la
volonté du prince (hégélien) à l'évolution
des marchés concurrentiels. D'un côté, les politiciens
du parti libéral démocrate (PLD) se laissaient convoiter
par le crime économique (comme une conséquence de la vitesse
et de la mutation), de l'autre, autre conséquence de la reconnaissance
niaise des magistrats libéraux envers l'ordre rétabli, ils
se laissaient flatter par le non lieu.
Les impérialistes, dans l'ombre d'Hirohito, héritiers directs
et prudents de la guerre sino-japonaise (cause des souffrances d'une multitude
de sans travail et de sans famille), initiaient avec la patience et l'adresse
des usuriers, les aristocrates souverainistes, érudits, riches
et efféminés, qu'ils massacraient de leur autorité
pour mieux les posséder. Ils massacraient tout autant les lettrés
bourgeois habités par le doute, qu'ils laissaient se rompre avant
le terme des initiations : "...ne rien achever, ne rien transformer
jusqu'à la cessation de toute vitalité, jusqu'à l'altération
du coprs et de l'esprit". Les âmes malheureuses, errantes,
étaient nombreuses au Japon. "Sensei ! Sensei!" ("Maître!
Maître!")
Les traditionnalistes démontraient ainsi avoir rompu le fer du
sabre (en laissant les rationalistes de la banque, du commerce et de l'industrie
maîtres du jeu des illusions) au profit d'armes modernes plus efficaces
et plus adaptées. Ils disaient même avoir rompu avec le temps
des empereurs eugénistes. C'était bien entendu une mise
en scène.
De l'autre côté du rideau de fer les petites et moyennes
entreprises s'effondraient sous les coups de béliers du post-humanisme,
eldorado imaginaire réduisant à rien le mythe du conquérant
sur un marché sans limite. Ce déplacement titanesque de
poussière, de faillites, de drames ne manquait jamais d'étouffer
les libertés, les démunis, le droit au travail des ouvriers,
source, pourtant, de toutes les transformations extérieures et
du confort, jusque là, réalistes.
La maîtrise de la post-humanité (la maîtrise absolue
de la nature, un rêve que caressera Showa tênno cinquante
années durant) était également à la portée
des syndicats internationaux du crime, héritiers présomptifs
de la société économique des temps de guerre conçue
par une poignée d'aventuriers, les services secrets et les banques
privées américaines.
Le temps était à la collaboration, une fois de plus. Le
crime organisé couplé au chaos de la société
civile décomposée était en mesure d'offrir le tournis
au monde : salles de jeu, casinos, courses, compétitions sportives
internationales, musées, festivals de musique classique, centres
de recherche, fondations humanitaires, écologie managériale...
et de s'offrir, avec la bénédiction de l'empereur, des envahisseurs,
des collabos en robe et de l'Etat, le mythe néocorporatiste de
l'immortalité scientifique (les moyens de la nanobiologie molléculaire
étant sans limite) en ne cherchant plus à dissimuler l'argent
blanchi et les projets de domination.

Que Terada, ancien de la 3ème section de la 5ème Compagnie
de Birmanie soit vivant ou non, ils (les politiciens militaristes, les
prêtres shintoistes, les bonzes) s'en fichaient. Il fallait du monde
pour la cérémonie. Une population sans conscience.
Comme chaque année des milliers de figurants non payés se
réuniraient sous deux chapiteaux blancs.
Comme chaque année la chorale des vieux de Nagasaki serait plantée
à gauche et la formation à droite.
Comme chaque année les élus seraient sur la ligne la plus
avancée. Ils seraient abrités du soleil par un magnifique
dais bleu, auraient les pieds posés sur une pelouse synthétique
plantée la veille et les fesses calmées sur des fauteuils
en os de baleine recouverts de peaux de loutre.
Comme chaque année les figurants auraient droit à des pliables
jetables.
Comme chaque année l'on redouterait la pluie, un tremblement de
terre, un typhon, un chien qui traverserait le champ des caméras
de la télévision nationale plantées sur les côtés
de la tribune officielle, des mouettes dans le champ de la grue mobile,
au dessus du Héros de Nagasaki.
Comme chaque année l'on espérerait le nombre des gosses
(de la seconde chorale) en augmentation et qu'aucun ne vomisse à
force de trop attendre.
Comme chaque année, c'était le rêve de Terada, il
dirait :"NON A L'ARME ATOMIQUE" et ce rêve concernerait
non seulement la cérémonie annuelle de Nagasaki qui avait
lieu en août, mais le monde.
Terada faisait ce rêve de ne pas chanter à la chorale de
Nagasaki chaque fois qu'il se rendait à la cérémonie
nationale de Yasukuni Jinja.
Comme chaque année Terada se souviendrait de ces pauvres soldats
qui avaient suivi l'empeur Hirohito (fils de Taisho et petit fils de Meiji).
Tout comme il se souviendrait de cette brave Mai qui n'avait pas su résister
à l'appel des politiciens militaristes véreux, des prêtres,
des bonzes, chargés officiellement du culte des esprits, des esprits
selon eux impurs, avides, attachés à leurs charognes, aux
champs de bataille, à leurs armes bénies, aux femmes de
réconfort indigènes (coréennes, birmanes, chinoises,
indonésiennes) kidnappées par les troupes d'invasion, placées
sous l'implacable tutelle des tenanciers de bordels militaires.
Où était l'esprit de Matsumoto (l'époux de Mai) ?
Pour les militaristes, l'esprit guerrier de Matsumoto ne faisait qu'un
avec celui de la nation sacrifiée. Pour les shintoistes, il ne
faisait qu'un avec le kami (dieu-empereur). Il était uni à
la nature guerrière du Japon, aux phénomènes, à
Amaterasu-Omikami, la déesse du soleil. Pour les bouddhistes, son
esprit n'avait aucune chance d'accéder au paradis à moins
que Mai ne dispose d'un minimum d'offrandes monétaires, ne s'inscrive
(avec les autres veuves bouddhistes du quartier) à différents
pélerinages annuels dans les montagnes et ne se décide,
enfin, à apprendre les prières indispensables, ce qui nécessitait
la présence d'un bonze professionnel rémunéré.
Cependant, les bonzes (des monastères et des universités
bouddhistes privées) et les prêtres shintoistes, omettaient
de dire aux familles des défunts qu'ils appliquaient la politique
du gouvernement. L'on devait parler avec ostentation d'ordre nouveau,
de sécurité et de stabilité globales, d'immortalité
scientifique (paradoxe des universités bouddhistes scientifiques),
d'ère sociale post-civile, de nouveaux devoirs, poumons du corporatisme
mondial, chacun essayant de tirer parti de la mutation.
Jusqu'à présent le culte des esprits des morts avait été
un parfait facteur d'écoulement des idées nationalistes,
de l'élitisme, du patriotisme, de l'épargne (première
épargne mondiale par son volume) sur le marché des affaires
funéraires.
La force de l'adoration pouvait conduire l'esprit du défunt à
l'état de dieu discriminant, doté d'une authentique personnalité
juridique, au même titre qu'une personne morale en droit privé,
qu'une société. Le dieu avait le droit d'ester en justice
(il pouvait se constituer partie plaignante) et disposait d'une pleine
libéralité pour recevoir ou contracter.
Par contre, les pauvres sans familles, les démons des rues, des
champs, des forêts, étaient dotés d'esprits sans asile,
un souvenir pitoyable voué aux renaissances inférieures.
Un discours pénal ancien qui nourrissait l'idéologie judiciaire
libérale de la pénalisation de la misère, la stabilité
des inégalités sociales, raciales et du crime.
Après quarante années de communion, de rituels assistés
et d'offrandes monétaires, l'esprit d'un criminel de guerre de
bonne famille pouvait accéder au rang de divinité, à
ses attributs et à son culte, parfois national, à Yasukuni
Jinja. Une telle promotion sur le marché des esprits (un marché
de 1000 milliards de dollars) encourageait l'esprit de conservation et
le savoir faire ininterrompu, en ce domaine, des hiérarchies religieuses.
Toutefois, la piétié, exploitée par le commerce des
cultes, ne pourrait résister très longtemps à la
force de la cohésion sociale issue des prophéties scientifiques
post-humanistes, un marché global de plusieurs milliards de milliards
de $.
Comme chaque année Terada dirait "NON". Et comme chaque
année il se rendrait au pied de l'arbre dédié à
Matsumoto, son copain de collège mort au combat. Un arbre maigre,
noeux, planté au milieu d'une centaine d'autres dans une terre
sèche, poussiéreuse, dure comme le bitume de l'allée
centrale de Yasukuni Jinja.
Comme chaque année Terada se souviendrait, au pied d'une minuscule
plaquette de bois blanc attachée à une branche, de ces millions
de soldats morts, de ces millions de Mai, maigres, noueuses, pliées
par la douleur, l'âge et le travail, puisque l'on travaillait jusqu'à
cent ans dans les champs de Kagoshima, de Gifu, de Chiba, d'Akita, de
Niigata...
L'industrialisation et l'urbanisation forcées, exigées toutefois
par Meiji tennô, avaient plié le monde comme autant de grues
en papier et réduit les saisons, l'amour conjugal, le bonheur de
la vie familiale et finalement le droit au travail libre, aux proportions
d'affiches de propagandes garantissant l'abondance et l'indépendance.
Les soldats, eux aussi, avaient connu l'abondance imaginaire, alimentaire
et spirituelle, réservée à ceux qui partaient au
combat. On leur avait menti. Ils étaient morts de faim à
leur poste ou avaient eu la tête arrachée par un obus.
Les citadins, en temps de paix (à qui l'on ne mentait plus et qui
se nourrissaient de l'autoritarisme patronal), cultivaient également
cette abondance imaginaire, alimentaire et spirtuelle, réservée
à ceux qui devaient mourir au combat. Beaucoup se suicidaient à
une cadence de cent par jour, fauchés, le ventre plein. C'était
la seule différence avec les temps de guerre. La vérité
triomphait donc, évidente comme les tours et les miroirs des centre-villes.
Les vieux anarchistes, comme Terada, qui avaient tout connu ou tout vécu,
ne passaient jamais devant Kôkyo, la résidence impériale
située à deux pas de Yasukuni Jinja, en plein coeur de Tokyo.
Comme chaque année, Terada, l'unique survivant de la 3ème
section de la 5ème Compagnie de Birmanie penserait, amer, aux enfants
de Matsumoto et de Mai. Ils n'étaient ni impérialistes (entendons
adeptes de l'empereur et de sa voie), ni shintoistes, ni taoistes, ni
confucianistes, ni bouddhistes... Ils n'étaient pas davantage pro-américains,
post-humanistes ou anti-occidentaux. Ils étaient orphelins et civils.
Les hauts fonctionnaires du Département d'Etat de l'administration
Bush affirmaient, du reste, que les villes japonaises leur rappelaient
des orphelinats africains et les banlieues, des crématoriums allemands.
Un message bien compris par les champions du Kabuto-Cho (bourse) et les
hiérarques du Nagata-Cho (ministère public) entrainés
à la guerre d'invasion économique en Asie et à la
collaboration avec les syndicats du crime dans la lutte contre le communisme.
Un message qui avait insufflé la vie à des enfants surdoués
que l'hyper complexité technologique de Dieu avait rendu plus doués
encore... Vaste projet militaire privé, devenu, par la seule force
de la stratégie commerciale, la métaphore axiale de la psychologie
post-humaniste de la nation nouvelle.
"Le Japon a-t-il jamais cessé d'être japonais? se demandait
Terada, dubitatif, maussade. L'ivresse de la puissance militaire...".
Il pensait tous les jours à la Chine, ce qui était plutôt
rare pour un vieillard. Le monde entier en voulait à la Chine,
à commencer par les japonais. Il y avait ceux qui lui reprochaient
d'être dévorée par la faim et la maladie. "Un
chinois crève toujours de faim et de maladie !"...
Les capitalistes japonais disaient encore "la lèpre communiste,
la lèpre rouge!" et à force d'y croire finissaient
par kidnapper, enfermer, stériliser, euthanasier, tout objet-humain
qui s'en rapprochait, à commencer par les lépreux, pas communistes
pour deux sous mais vraiment lépreux, et pour tout dire défigurés
et dangereux comme des communistes. Au point qu'il avait fallu, jusqu'à
une date récente, pour répondre aux prévisionistes
et aux purges anticommunistes, les parquer sur une île aux lépreux
avec interdiction d'en sortir.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine parce que la Chine était
haïssable. Meiji tennô, les shintoistes d'Etat, les bouddhistes
de la voie impériale, avaient haï la Chine pour dix générations
de colons, assez pour massacrer hommes, femmes, enfants.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine parce qu'elle devenait riche
et plus habile que le Japon, la France, l'Amérique, l'Allemagne,
réunis.
Il y avait ceux qui haïssaient la Chine capitaliste parce qu'elle
se coupait de la base populaire, imposant deux régimes de vie à
deux races de chinois, l'une faite pour régner, les néomandarins
des villes-Etat, l'autre faite pour ramper et servir, les ruraux sans
légitimité et sans espérance de vie.
Il y avait aussi les traditionnalistes qui haïssaient la Chine parce
que la Chine avait réussi à transmettre ses découvertes
au Japon (architecture, droit, médecine, art, sciences) sans lui
faire la guerre. Ce qui n'était pas sans rappeler la haine envers
la Corée. Les fiéleux lui reprochaient le bouddhisme, le
thé, jusqu'au grand projet d'Etat de crémation des morts...
Les vieux qui avaient combattu en Corée, en Manchourie, en Chine
du Nord, pour sauver les mines d'or de la Japan Mining Company, qui fournissait
30% de l'or impérial en 34, et les parts du marché minier
de Nissan, Mitsubishi, Mitsui, Sumitomo, disaient : "le japon n'a
inventé que deux choses, les corvées fiscales en temps de
paix et l'esclavage sexuel en temps de guerre".
Certes, les héros pacifiques chinois et coréens des temps
anciens étaient toujours honorés par les fiéleux
lors d'imposantes démonstrations votives mais la haine du syndicalisme
rouge, du marxisme, du socialisme, du communisme, finalement, disait-on,
de tout ce qui était laid et dangereux (entendez les ouvriers,
leurs familles ignorantes et crasseuses) l'emportait sur les messages
de paix, de sagesse, de compassion, d'amour. Des propos et une attitude
qui n'étaient démentis ni par les militaristes impérialistes
à la retraite ni par les jeunes administrateurs surdoués
de l'Etat.
"Le Japon a-t-il jamais cessé d'être japonais ? se demandait
Terada en roulant sa moustache". Il se rappelait les premiers jours
de la campagne de Birmanie et ce que disait le lieutenant Yokoyama, commandant
de la 3ème section de la 5ème compagnie : "comment
peut-on communier lors d'une cérémonie du thé et
tuer dans l'heure qui suit ? Comment peut-on paraître aussi doux
et aussi poli et dissimuler une telle violence, une telle haine, une telle
sauvagerie !? Je ne reconnais plus mon pays, mes amis d'université,
mes frères de collèges, mes parents...".
Le lieutenant Yokoyama, par une sorte de maladresse, mourut empoisonné
par l'eau non filtrée de sa gourde. C'était un peu avant
l'invention des filtres à eau en porcelaine de l'unité d'expérimentation
médicale 731 de Mandchourie (unité qui utilisait des "marutas"
pour ses expériences, des "bûches" autrement dit
des prisonniers de guerre, des communistes, des vagabonds et des prostituées,
des sacrifiés volontaires).
Terada qui aimait les visions voyait souvent la flotte japonaise embrasée,
une courbe de feu sur l'océan, un écran de fumée
noire montant jusqu'au ciel. La flotte chinoise tirait et faisait mouche.
A chaque coup de canon les navires réputés insubmersibles
étaient arrachés aux vagues et se renversaient lourdement,
la coque et les hélices à l'air. Cela n'augurait rien de
bon pour les vrais pacifistes et les anarchistes.
"Nous aimons trop l'argent" maugréa Terada en dirigeant
ses pas vers les buvettes du Temple; ses jambes lui faisaient un mal de
chien. Sans doute le prix des visions. Il cherchait sa place dans la foule
comme tout le monde en ce début d'après-midi. Il était
étourdi, en nage.
"Nous aimons trop l'argent, l'armée, la puissance. Nous sommes
haïs comme les juifs... Nous sommes de vrais Khazars. Nous avons
trop de projets de vengeance contre les anti-juifs. Nous ne sommes pas
croyants, tout juste superstitieux... Les impérialistes, les aventuriers,
les capitalistes, les politiciens, les familles et les bonzes, nous ont
dressé dans le seul but d'idolâtrer l'argent, l'armée,
la puissance, la gloire et la vengance patriotique."
"Terada, as-tu jamais donné un yen à un bonze ou à
un prêtre pour mériter ton salut ?...". Terada, anarchiste,
ne croyait pas en Dieu, un reste de la rue orpheline, sans doute. C'était
ainsi chez les vieux d'avant-guerre sans famille. L'on pouvait tout exiger
d'eux, y compris, parfois, leur arracher un yen contre la foi.
"Un yen, un fou... Si Dieu est vraiment Dieu, disait-il, qu'il se
paie avec ma peine de soldat ! Si Dieu est vraiment Dieu... Si Dieu est
vraiment Dieu, amen! ". Et il se signait toujours d'un geste de la
croix. Il était comme çà Terada, pas croyant pour
un yen.
Sur un banc voisin, un historien non salarié, filmé par
l'handycam d'une journaliste indépendante, parlait de la Force
Expéditionnaire de la Chine du Centre et du drame de Nankin que
les historiens officiels voulaient taire ou manipuler. Le drame remontait
à décembre 1937. Les troupes du général Matsui
avaient massacré 250 000 civils. "(...) Matsui sera accusé
de crime contre l'humanité pour détourner la responsabilité
des princes, des généraux proches de Hirohito, disait l'historien,
et plus encore celle de l'empereur lui-même. Hiro-hito, criminel
de guerre de Classe A... Imaginez nos poules ?".
Terada eut un nouvel accès de fièvre. Le mal gagnait le
dos, les épaules, le cou, la tête. Sa poitrine et ses mâchoires
étaient comme dévorés. Les attaques convulsives étaient
si violentes que son estomac, pourtant vide, le jeûne des vieux
sans doute, rejetait de la bouillie de kamaboko, probablement de l'avant-veille.
Il vomissait, suffoquait, crachait et ne perçevait plus du monde
qu'une boule de graisse, laide, visuqueuse et grise. Elle se frayait un
passage dans sa gorge. L'espace était donc de graisse.
En fait, il appelait le monde sans voix, tournait comme une toupie et
cherchait à en sortir à quatre pattes. L'historien effrayé
s'était précipité : "Otoosan! Otoosan!..."
(mon père! mon père!). Terada sombrait tandis que l'homme
pressé contre son front psalmodiait : "Otoosan! Otoosan!...".
Une femme s'agenouilla à ses côtés et à l'aide
de quelques gestes sûrs stimula les points de vie aux pieds.
Des gosses qui couraient après un énorme papillon noir,
semblable à ceux que l'on trouve à Hamamatsu (des papillons
géants ou des dragons), cessèrent spontanément leur
poursuite et, attirés par le corps immobile, formèrent un
cercle autour des trois protagonistes.
Il y avait beaucoup de monde à Yasukuni Jinja, comme toujours autour
de la folie militaire et plus encore sur une place votive politique. La
foule plongeait naturellement, sommitale, dans un état de communion.
Certains se signaient, d'autres priaient pour repousser les esprits maléfiques.
Il fallait protéger le mourant, se protéger soi-même.
Terada était uni aux souhaits que l'on adressait aux inconnus foudroyés
sur les trottoirs ou fauchés sur les rails du métropolitain.
Terada succombait.
Terada était-il venu pour se souvenir ? Non. Il était venu
pour dire "NON". Il serrait les dents et marmottait. En fait,
il maudissait l'obscène porte de Yasukuni Jinja et plus encore
la double rangée de Ginko, verte et resplandissante au soleil,
qui la bordait.
Il maudissait la fausse vertu de Nagasaki qui s'était dotée
d'une hypocrite communauté politique de renonçants à
la guerre et d'une double chorale qui contraignait les vieux et les enfants
vertueux à vomir et à s'effondrer sous le soleil d'août.
Il refusait de chanter et cela lui procurait une immense satisfaction.
Il entendait même Akira Miura, le représentant de l'association
des familles des victimes de la bombe atomique. Akira Miura disait : "J'étais
ouvrier à l'usine Mitsubishi quand la bombe explosa. J'avais 16
ans...".
Terada sombrait dans un rêve. Tout allait mieux, bien mieux. Il
vivait à Toshimaen dans l'est de Tokyo et se rendait au bain de
sel de Toshimaen comme n'importe quel japonais. Un bain luxueux où
l'on faisait fondre des cristaux de sel de la Mer Morte. Il glissait dans
une eau très chaude. Des voix sourdes l'accompagnaient. L'eau possèdait
une vertu miraculeuse.
Il flottait comme un bouchon, les bras en croix. Ses yeux cherchaient
le ciel dans la lumière artificielle. C'était pénible.
Ses doigts glissaient sur un mur infini. Il avait de nouveau mal aux jambes,
aux tripes, au crane et se sentait vieillir... Toutes ces promesses qui
n'avaient jamais été tenues, tous ces mensonges. Les pauvres
aimaient les promesses tenues. Il ne fallait pas mentir. L'eau ambre jaune
brûlait au cou et dans le trou du cul. Il flottait sans effort...
mais l'eau thérapeuthique israélienne lui brûlait
profondément le cul.
Cette journée passée sous les arbres des morts de Yasukuni
Jinja paraissait interminable. Terada observait un enfant déposant
une aile de cigale sur le dos de son unique main. L'aile était
brune comme les uniformes militaires.
Puis le vent souleva l'aile brune, entraînant l'enfant dans une
course éperdue. Au bout du compte l'aile était toujours
piétinée et déchirée. Puis le vent souleva
d'autres enfants. Ils volaient, loin des îles, en habit d'écolier
et finalement sombraient dans l'abîme, l'écume des vagues
pourpres.
Terada n'éprouvait pas dans l'anti-chambre de la mort ce sentiment
si commun d'être libéré d'une entrave, pas plus qu'il
ne voyait la lumière vive que Matsumoto mort au combat lui avait
dit avoir vu. Tout au contraire, lui, Terada, dans sa mort si soudaine,
sanglotait. Il était prisonnier d'une souffrance que le Japon et
le monde affirmaient être sans objet. C'était un effrayant
état de l'être, un état où l'oubli passif de
soi et le monde en guerre semblaient indissociables.
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