les godasses, dessin Yoshikawa 1990

Nouvelle de Christian Pose

Paradigme




"(...) Un soleil noir s'est levé sur nous au matin, puis a plongé le soir venu derrière un nuage sombre, ressemblant à une boule de feu. C'est le dernier soleil qui brillera sur Black Hawk.(...) Il est maintenant prisonnier des hommes blancs."

Discours de rédition du chef Indien Black Hawk (1832).




Le monde affichait "complet" et Tom se demandait comment il finirait. Sa soeur perchée sur la rembarde du balcon observait la ville. Ses nattes pendaient dans le vide.
Vu d'en haut le monde était toute chose. Julie voyait au delà du temps, de l'espace, une cité belle, des communautés singulières, communautés noires, ses frères, ses soeurs, beaucoup de parents blancs, latino-américains, caraïbes, hispaniques, beaucoup d'indiens. Flux de vie et d'intelligence impétueux; Rivière Rouge aux pieds des falaises forestières des Frontières; autant de folles cascades, de torrents s'épuisant aux belles saisons dans les hautes herbes de Grandes Prairies, dans les plaines de roseaux, de joncs de la région des Lacs.
Assis contre le mur qui fermait l'impasse, Tom, perplexe, pliait et dépliait un article de journal. Les nouvelles ? Non, depuis peu il expérimentait un évènement de l'esprit aussi prenant que l'ivresse du jeu, des cris, des castagnes : "la compréhension". Cela dépendait de peu de choses, d'un peu d'attention, d'intuition, de quelques mots bien choisis, de quelques espaces blancs, d'un bout de papier quasi anonyme que les doigts humides lissaient nerveusement... C'était enivrant et incommodant, mieux que la colle toutefois; avec la colle l'ivresse conduisait à l'engourdissement puis à la perte de connaissance. L'abandon était finalement de courte durée et vous faisait chuter dans l'oubli combattu par oncle Mali.

Ebloui Tom observait seul son aptitude à l'oubli; éveil douloureux.
Vivre dans le corps de l'éclair chassant la nuit était chose pénible. Jusque là l'enfance avait été ingrate, violente, grossière, exubérante, incertaine. Que comprenait-il ?...
Loin de se sentir abandonné ou trahi - la plupart des voisins avait quitté la tour et le Bloc 73-1 pour les villages des collines que la ville offrait démagogiquement à l'été - il avait découvert un espace vierge intelligent, intime, vaste, cosmique. Un espace d'où les ténèbres semblaient absentes; un temps, du moins, et inoubliable. S'il avait à en parler - et il en parlerait forcément un jour - il dirait qu'il s'était trouvé à la bonne place au bon moment, vivant, très vivant. Il dirait qu'un jour il avait cessé de pecevoir le monde à travers le spectre déformant de la première mémoire; celle qui toutes ces années avait peigné et repeigné la vie du quartier, celle qui avait vu et revu Julie perchée sur la rembarde, prouesse d'équilibriste enfin rentabilisée; celle qui avait vu Julie s'abîmer, belle Julie, feuille de papier déchirée. "Julie!".
Des voisins dirent un jour qu'elle avait au moins échappé à çà, au travail forcé impayé, à la prostitution.
Vivre et vieillir ensemble ?

Tom dirait un jour que ce monde perçu à travers l'unité transcendante de l'espace inédit - et qui devra tant aux généreux contributeurs des bas de page (R.T., B.G., F.D., M.C., R.R., A.S., etc..., etc...) - constitua un véritable espoir.

Titre et sous-titre de l'article
"Poverty- Capitalist Social Terrorism - Education for Sustainability - Environnment - Development..."
"The impact of trade liberalization on the world poverty "

"This report is about people living in chronic poverty - people who remain poor for much or all of their lives, many of whom will pass on their poverty to their children and all too often die easily preventable deaths. People in chronic poverty are those who have benefited least from economic growth and development. They, and their children, will make up the majority of the 900 million people still in poverty in 2015 even if the Millennium Development Goals are met." R.T.

Ce lien aux communautés était un gouffre : "900 millions". Tom pensa aux quelques centaines de familles sur les collines. Il imaginait cet étrange rapport d'échelle qui unissait à un irréductible destin le déplacement saisonnier des pauvres de la ville et l'environnement; un exercice de préscience. Ainsi,... le labyrinthe des cités géantes, des tours, les baraquements minables, la foule perpétuelle, les voitures, les camions, les bus, les avions, les bateaux, les trains bondés, les animaux, les marchés, les récoltes, les pêches, les élevages, les syndicats, les tribunaux, les écoles, les montagnes, les grands lacs, le ciel, les nuages, le froid, la pluie étaient aussi un aspect du chiffre. En 2015, les familles les plus pauvres n'auraient plus aucune chance de s'en tirer. Elles survivraient un temps puis tomberaient comme une pluie d'insectes morts sur l'herbe brûlée après la période sèche.

Nimbe
Tom se demanda comment l'on pouvait franchir les cents, les milles, les millions de personnes avec autant de précision et les projeter dans un même espace/temps/évènement de l'esprit et de la pensée, le futur. 2015, c'était avant tout un évènement du présent et "900 millions" c'était plus que ne pouvait contenir la ville, l'Etat, les Etats voisins. Tout ce monde "le gouffre" était pourtant comptabilisé et projeté avec certitude en lui, le futur.
"Nous sommes la mort, murmura-t-il gravement."


godasses dessin yoshikawa

II


Jusque là la mort avait un nom. Ce nom était le même pour tous les gosses de la tour et du Bloc 73-1. Buddy Manager était ce nom. Pour les jeunes savants du quartier Buddy Manager était une supernova en construction. Si le noyau de l'étoile solaire, par exemple, ne parvenait plus à produire de l'énergie en quantité suffisante pour soutenir les couches supérieures il devait en créer par une série limitée de contractions/effondrements. Cette série entraînait une formidable onde de choc, soufflait l'enveloppe de l'étoile et projetait son énergie lumineuse loin dans l'espace. La naissance d'une supernova occasionnait donc dans son processus de construction la destruction de son étoile et de son environnement immédiat.

"Buddy Manager" signifiait l'effondrement de l'humanité et la fin de l'humanité avait projeté un monde de formes illusoires dans l'espace, nébuleuse de nantis et chandelles de plasma pour la sous-humanité. Buddy Manager avait projeté des tentes militaires, ici, à Haute-ville, dans les souterrains de la tour, dressé des gongs, allumé des milliers de bougies, sculpté autant d'autels, de dieux, de créatures hideuses au coeur d'une forêt de bâtons d'encens, garçons et filles abandonnés à leur triste sort.

Buddy Manager était un damné. Il avait deux furoncles gros comme des oeufs de poules à la base du crâne au dessus du cou et des verues grosses comme des dés à coudre sur les joues. Buddy Manager était une entité agressive. Sa violence et ses injures étaient deux aspects de ce cosmos que Tom et les enfants du quartier redoutaient. Personne n'osait cogner "le réincarné", ni le virer, ni les voisins, ni les miliciens, ni les policiers. Buddy Manager et ses lieutenants triés sur le volet étaient trop respectés de la gentry pour craindre les autorités. La "petty society" de Haute-ville disait que la tyrannie religieuse était le meilleur moyen de se débarasser de la misère; une école de conduite qui réglait les questions de l'Etat providence et du secours aux plus démunis, et qui justifiait, pour ceux qui en réchappaient, les politiques sécuritaires, la réhabilitation de la fonction sociale des prisons et des hopitaux psychiatriques.
La chronique populaire disait encore que Buddy Manager pouvait rendre fou, tuer à distance ou subjuguer grâce à des mantras secrets le nombre de jeunes femmes qu'il voulait. Pour les croyants Buddy Manager était un dieu aryen, le bienfaisant juge-gardien des enfers; pour le peuple un exploiteur de plus.

Les caves de la tour - la plus haute de Haute-ville mais vue depuis les beaux quartiers le point le pus éloigné et donc le plus bas - à l'instar du multivers, précisait Tom, communiquaient avec celles des tours voisines. Certains affirmaient qu'elles encerclaient la ville et se rejoignaient au centre sous les jardins de l'Hotel-de-Ville et du Palais présidentiel. Mais pas question de s'y faufiler et de vérifier. Buddy Manager capturait et torturait ceux qui s'en approchaient. Il disait à ses fidèles : "le monde s'effondre à cause du peu d'energie vitale que produit la mixité des races. Cette diminution de notre énergie vitale menace notre rayonnement. Il faut préserver notre énergie vitale, la renouveler, ne plus quitter le noyau, créer/transformer notre propre énergie gravitationnelle, vivre et mourrir avec cette énergie nouvelle et rejeter les impuretés au delà des collines."
"C'est un fait, disaient les petits nobles de Haute-ville, les pauvres disparaissent dans les villages de bois verts sur les collines. Il ne reste plus qu'à mettre le feu".
"C'est un fait, disait oncle Mali à la maison, mais Buddy Manager ne peut être tenu pour responsable d'un tel exode. Une force nouvelle conduit le peuple loin de la ville et des banlieues. Cette force c'est la misère et non la pureté de Haute-ville."
"C'est un fait, disait cousin Emannuel, les riches s'offrent une conscience comme ils s'offrent des kilomètres carrés et des kilomètres cubes de prairies, de sous-sols, de rivages, d'eau, de montagnes, de ciels ensoleillés et de planètes nouvelles."
"C'est un fait, pensa Tom, quand les riches franchissent les frontières, ils disparaissent. On ne les entend plus et c'est bien agréable."

Willy, frère ainé de Tom, qui animait dans ses temps libres le workshop anti-guerre de la tour Est disait à peu près la même chose à ses cousins et frères adolescents : "les rois sont nés des conflits armés pour le contrôle des ressources. Beaucoup de sous-humanité et très peu d'hommes bienveillants. Pourquoi attendre des faveurs de ces autocrates aujourd'hui à la tête des Etats ? On dit que la politique à horreur du vide, que le vide appelle l'objet comme pour justifier ce qui est et ce qui n'est pas encore. Pour combler "le vide relatif" Buddy Manager "le mac" impose l'ordre, la discipline, le chantage affectif, le mythe, la coercition, la violence, la haine. On ne sort jamais des cercles de l'enfer. Celui qui fuit le groupe est rattrapé et frappé, parfois tué comme un esclave marron. Pourquoi conquérir, pourquoi violenter, pourquoi mentir sur la diminution des ressources et les lois, pourquoi voler, pourquoi tuer ?
- Parce qu'on a pas le choix, répondaient invariablement les adolescents. C'est la loi!..."

"C'est vrai, pensa Tom, pourquoi tuer ?"
"On a toujours le choix", disait oncle Mali.
"L'Etat c'est la mort, murmura Tom. Les multinationales c'est la mort. Ce petit monde de charognards ne connait pas la compassion... Les Indiens disent : "c'est la coutume chez nous, lorsqu'un meurtre se produit, de nous efforcer de racheter la vie du meurtrier en offrant cent brassées de perles."
Une coutume confirmée par Willy devant l'assemblée des jeunes érudits anti-guerre : "les Indiens ne connaissent pas la propriété privée et sont traités de barbares et d'ignorants. Ils refusent d'infliger les peines, plus encore la peine de mort pour le meurtre et l'emprisonnement pour le vol. Les capitalistes défendent la propriété privée et appliquent invariablement la peine de mort pour le meurtre et l'emprisonnement pour le vol. Ils considèrent légitimes le pillage des nations pauvres et l'éradication des oppositions civiles ou politiques."

"Ils emprisonnent !"
Tom se souvint des récits de jeunesse d'oncle Mali.
"Ils torturent !"
Il se souvint des témoignages de ses cousins, de la celulle 101 de Grande Vertu.
"Ils tuent !"
Il se souvint des assassinats de Cornel, son père, d'Alice, sa mère...


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III


Willy, chercheur précoce tenait un discours d'une grande tenue politique pour les forces progressistes de l'Université Alternative Populaire. Willy marchait dans les pas d'oncle Mali (doyen de l'Université) et travaillait déjà, avec oncle Mali, à une critique générale de l'économie et de la justice. Tom, malgré son jeune âge, à peine douze ans, aimait accompagner Willy à la faculté. Willy aimait faire travailler Tom. Tom qui avait une mémoire d'éléphant et une grande intelligence apprenait les méthodes de classement et trouvait déjà son chemin dans le labyrinthe des dossiers, des articles, des correspondances, des notes de lecture, des séminaires. C'était douloureux mais Willy laissait le temps au temps et ne ménageait jamais ses encouragements. Tom aimait particulièrement les amphythéatres, le grondement des micros, la poussière, l'odeur du bois. Il aimait entendre Willy. Il se souvenait de ses oppositions aux théoriciens de justice qui soutenaient la suppression des "cas difficiles" : "criminels, délinquants, handicapés, malades congénitaux ne doivent pas distraire notre perception morale"; c'était bien la position théorique de justice sur l'égalité du "Bloc" (libéral, néolibéral, conservateur, néoconservateur). Plus encore : "les cas difficiles peuvent distraire notre perception morale en nous amenant à penser aux gens distants de nous, des gens dont le sort suscite la pitié et l'inquiétude". Inacceptable. Tom en convenait. Willy soutenait donc l'importance du rôle d'un "indice" révolutionnaire incluant précarité et pauvreté dans la modélisation théorique de la justice comme dans la modélisation de l'économie de la famine et des aides sociales. Cet apport théorique sur l'égalité, indispensable, se prolongeait dans le débat national sur la suppression de l'"habeas corpus"; une suppression justifiée par cette autre proposition théorique du Bloc : "les inégalités représentent un avantage pour chacun".

La grande conférence.
"En s'appuyant sur des modèles systémiques excluant du jeu théorique la pauvreté mais aussi le hasard et la création d'imaginaire, dira Willy devant une assemblée d'étudiants à peine plus jeunes que lui, le monde s'interdit toute échappée hors du cercle infernal de l'accumulation. Les théoriciens du Bloc qui accordent des revenus élevés à des gens difficiles à satisfaire et qui doivent se gorger de champagne et de caviar pour obtenir un niveau d'utilité normal, niveau que vous et moi atteignons avec un sandwich et un soda, parlent d'un "sujet type". Un sujet parfait. Un sujet qui répondrait à toutes les aspirations de la société, du marché, de la religion, de l'armée, de la propriété, de la connaissance.
"Sur la base d'un principe d'égalité erroné "les pauvres ont un niveau d'utilité inférieur aux gens aisés" les riches proposent un nouveau rapport aux lois, un standard de la parole, de la pensée, du mouvement, de la vie sexuelle, un comput simplifié des généalogies et un corps expéditionnaire pour rattraper les fuyards... L'habeas corpus serait même supprimé. Un homme accusé d'un délit ne pourrait échapper à la justice type, à la prison sans jugement... Cela dit, la suppression de l'habeas corpus est déjà effective au plan du droit puisque nos dirigeants ne sont pas jugés quand ils tuent, quand ils maltraitent, quand ils volent ou mentent au nom de l'intérêt supposé national ou au nom de Dieu. Nous pouvons nous appuyer sans crainte sur notre belle jurisprudence et vérifier. Chose également curieuse, ces gens au si haut niveau d'utilité ne connaissent pas davantage la violence, le froid et l'humidité de Grande Vertu que nous avons tous connu à un moment ou à un autre de notre vie politique. Cet habeas corpus est bien conforme au principe théorique de justice sur l'égalité d'un monde privé, commercial, autoritaire et dérégulé. La conséquence d'un tel autoritarisme réduit considérablement la portée réaliste de tout principe de justice sur l'égalité. Elle nous impose un non-choix: la victoire dans les guerres de conquête ou l'humiliation dans la défaite !... Nous refusons ce non-choix.
"Le modèle théorique de justice que nous dénonçons aujourd'hui conduit bien à une impasse logique et à un effondrement par le droit. Ce modèle nous dit : "les goûts de luxe fournissent une raison pour obtenir des revenus plus élevés". Les théoriciens du Bloc tentent en effet de justifier cette proposition inacceptable en termes de responsabilité d'une personne à l'égard de ses propres finalités. Je pense que la théorie des biens sociaux premiers a vécu. Entendons que nous ne pouvons plus construire un principe de justice équitable sur la seule base des droits, des libertés, des possibilités offertes à l'individu, des revenus et des richesses. Un principe de justice ne doit pas, à mon sens et l'on comprendra pourquoi, être restreint à un principe d'utilité au service d'une économie marchande constitutionnalisée."

Tom souhaitait ardemment échapper au cercle infernal de l'accumulation, base de tous les enseignements de Willy mais aussi d'oncle Mali et du clan universitaire des Etua; tout comme il souhaitait échapper à la "tournante" ( initialement viol collectif de mineur(e)s dans les cages d'escaliers) perpétrée par les voyous en col blanc qui imposaient "au dessus des lois" : ordre, hiérarchie, soumission, exploitation, violence nationale. Depuis quelque temps, donc, il lisait, étudiait, critiquait, archivait, n'oubliant rien car l'oubli, selon oncle Mali, était la cause du malheur; chacun portant son lot.
"Le profit marche au bras du crime, disait oncle Mali, et l'oubli conduit les guerres... Il y a plus de deux mondes en guerre dans le multivers, trois mondes, quatre mondes, cinq mondes, une infinité de mondes en guerre; par contre et bien que chacun soit un monde sensible à part, un seul sang coule dans nos veines, jusque dans la sève des arbres et des feuilles, jusque dans l'hyper-expansion de l'espace. Le sang chaud coule aussi dans le corps froid de l'hiver comme dans le corps de l'hypertexte et de l'hyperlien, dans le corps de la mémoire numérique universelle..."

"Pourquoi mentir, pensa Tom. Le Bloc a atteint un soleil et enferme les pauvres loin de la lumière du jour. Les théoriciens du Bloc parlent d'un niveau d'incapacité que ne pourraient franchir les pauvres de naissance. Certains disaient : "tuons les !"
Oncle Mali partageait avec certains sages blancs l'idée qu'il était illusoire de chercher à modeler les générations montantes à l'image de leurs propres rêves et mentalités; il enseignait malgré tout aux nouvelles générations du Bloc 73-1 les moyens de personnaliser la vie de l'esprit, de tirer profit de la solitude, des peurs, des colères, de l'amertume, en d'autres termes de vivre et non de survivre. C'était également çà lutter pour l'égalité des droits, l'abondance, la paix civile. Oncle Mali, doyen du clan des Etua, enseignait qu'il fallait tenir tête aux professionnels de la guerre comme aux spécialistes de la conquête idéologique du pouvoir d'Etat.

La question de la conquête du pouvoir d'Etat était une cause de tension au point que l'enveloppe homogène du clan des Etua avait fini par se déchirer. Tom se souvenait parfaitement du dernier et historique débat conduit par cousin Emmanuel devant le Conseil de famille.
Cousin Emmanuel était un héros. Il avait toujours nourrit l'admiration de ses professeurs, de ses amis sportifs, de ses parents. Un héros capable de silence et de respect dans les conflits et plus encore, devant une assemblée de sages et de savants, un héros capable de paroles sensées. Toutefois, au jour dit de l'anniversaire de Willy, tout ne se passa pas comme prévu. Cousin Emmanuel n'avait pas défait ses bagages. Ses deux sacs étaient restés dans le couloir, sous son épais blouson fourré. Le vieux blouson de montagne d'oncle Mali. Une relique sacrée que Tom ne se lassait jamais d'admirer. La toison d'or en quelque sorte.

Cousin Emmanuel
"- Abandonner ? Impossible. Je ne poursuis pas un cycle d'étude, père (en effet, il apprenait à se battre dans un camp militaire clandestin de la région des Frontières).
- Et pourquoi çà, avait calmement répondu oncle Mali.
- C'est qu'une révolution n'est pas une simple action de protestation, voilà pourquoi.
- Les riches veulent exiber un crâne fendu. Ils veulent ton pouvoir naturel de justice. Est-ce cela que tu veux donner ? (Oncle Mali trichait).
"- La soumission n'est pas une vertu.
"- Qui parle de soumission ?
"- Moi, père. Nous avons depuis longtemps dépassé le stade de la résistance aux actes arbitraires de l'Etat. Où êtes-vous rendus à l'Université ?
"- Cette période peut également s'accoutumer d'une redistribtion "pactée" résolument non violente du pouvoir; par la voie d'accomodements électoraux successifs, par exemple.
"- La pluie et le tonnerre ne sont pas "la" violence, père. La justice révolutionnaire n'est pas un acte de violence ordinaire.
"- Les capitalistes vous poussent dans un piège, avait dit oncle Mali en ne cherchant plus à tricher. Tu portes la marque des marrons repris. Ils ont le fer des bagnes, des lois, des marchés, des médias. Les polices, les armées sont équipées d'armes très spéciales actuellement expérimentées sur les prisonniers de Grande Vertu: les vagabonds, les minorités des colonies, les prostituées, les enfants malformés... Pour chacun d'entre nous existerait un virus. Il s'agirait en fait, pour les tortionnaires, d'infliger "une mort selective". Une mort type, scientifique, controlée. Leur objectif, tu ne l'ignores pas : anéantir la résistance politique communautaire, la résistance des minorités...
"Une mort sélective..." avait repris poliment cousin Emmanuel qui ne croyait plus depuis longtemps aux effets de manche d'oncle Mali.

Tom se souvenait de la beauté de cousin Emmanuel. Un guerrier, si grand que le ciel tournait autour de son visage parfait, de son courage parfait, de sa sagesse filiale parfaite. Il était capable de tenir tête à dix héritiers. Cousin Emmanuel était force, générosité, douceur.
Tom, adossé au mur de l'impasse se demandait s'il lui ressemblerait un jour. C'est que cousin Emmanuel l'appelait "Ma joie de vivre" et Tom le croyait volontiers. "Ma joie de vivre", cette longue étreinte parentale. Tout l'amour de cousin Emmanuel. Toute l'intelligence de cousin Emmanuel. "Cousin Emmanuel!"
Où était-il aujourd'hui ? Etait-il seulement en vie ?
"Nous saurons", avait dit oncle Mali avec sévérité comme pour éviter un problème dans son programme de recherche ou dans sa vie; toutefois, malgré les apparences, le "départ" de cousin Emmanuel avait été vécu comme un jour de deuil et de gêne. Se sépare-t-on d'une oeuvre aussi personnelle qu'un fils si grand, si mur, si grave, dans la joie ?
"Nous le perdons à la paix, avait dit oncle Mali. C'est certain. Nous le savons tous (il cherchait à tricher avec les autres). Il se souviendra un jour de ma paix, de la grande paix de son père."

Willy avait cherché le regard de son père. Oncle Mali avait fait signe que "oui". Oui à quoi, oui pourquoi ? Etait-il un grand fils ou un fils maudit ?...Willy avait remarqué qu'oncle Mali trichait encore un peu. Oncle Mali avait fait un signe, imperceptible. "Oui...". Oui à quoi ? Oui pourquoi ? Willy faisait déjà corps à un profond désir de communion. Il chérissait la mémoire d'oncle Mali et du clan et cherchait en son monde cette part obscure qui avait donné vie à cousin Emmanuel...
"Ramène le"... Cette part d'or qu'oncle Mali lui avait légué parlait. "Ramène le"... Tant de pouvoir donné (en vain ?)à cet autre fils autrement compassionné.

Tom se souvenait de la façon dont cousin Emmanuel l'avait étreint. Il souriait loyalement à ses frères, ses cousins, ses neveux, son père, Totem de paix imperturbable, intraitable sur la question de l'action politique armée. Cousin Emmanuel avait dit de sa voix grave, comme pour couvrir la frayeur et le non-dit du clan, comme pour dépasser aussi le cadre du clan, de la terre, des saisons et de la vie :
"- Père, agissons ! (Tambours de guerre). Emportons-nous comme avant!... Nous sommes le corps et la vie des luttes depuis toujours dans ce pays. Toi, moi, le clan, occupons la place, maintenant !"

Tom se souvint de la formidable aptitude d'oncle Mali à demeurer lui-même en toute circonstance. Il avait également senti la douceur proche, les si puissantes intentions de paix, les élans de compassion de Willy indissociables malgré tout du sens de l'action de cousin Emmanuel. D'eux le clan disait : "forge et feu, main et marteau, souffle et chaleur".
"- ...Le pouvoir est loin d'être fragmenté, avait dit oncle Mali. Changez vos moyens. La sédimentation des pouvoirs vous condamne à n'être qu'une bande de sauvages armés (le père frappait fort le métal et l'enclume, comme toujours). Tu devras apprendre à vivre traqué. Et si un jour tu décides de rallier le camp des idéologues politiques, des révolutionnaires de métier, ce qui semble ta voie, tu attireras à la lumière ceux qui n'auront pas été recensés. Ils exhiberont de nouveau les corps nus mutilés de nos soeurs, de nos frères, de nos parents. Nous ne devons plus assumer le tragique de la vie de cette façon (il ne trichait plus, il n'était plus question de tricher)... Tu incarneras le mythe attracteur qui concourt depuis des siècles au principe même de l'accumulation par la violence. Nos ennemis te façonneront à leur image avec le sang versé matière flambloyante de la vie désormais sang du marché. Un jour, toi aussi, tu seras vaincu, meurtri, trahi par tes frères torturés affamés de justice. Tu seras leur matière. Tu prendras leur forme!"

Willy avait perçu un signe de faiblesse. Une infime dépression dans l'immense monde d'Emmanuel. Emmanuel pensait aux champs abandonnés, à cette matière brune qui faisait des plaines et des landes un si beau et si grand pays, aux partisans regroupés aux Frontières jusqu'à la région des Lacs.
Tom voyait tout et ne perdait rien. Bientôt l'homme ferait ses preuves. Maudit pour être grand. Maudit pour être fort. Maudit par l'amour d'un père. Maudit par l'amour d'une mère qui l'avait conçu dans les cellules de Grande Vertu, le pénitencier blanc réservé aux prisonniers politiques noirs.
Oncle Mali attendait sans inquiétude. Sait-on comment le monde bouge ?
" - Tu paraîs hésitant, père, avait murmuré Emmanuel.
Le fils avait attendu et pris le bon chemin. Il avait épousé à son tour la pitié apparente du père, un temps, comme il fallait, pas plus, pas moins. Elle empoisonnait déjà son monde, comme il fallait. Quelle forme prendrait l'adversité ?
Faible sourire, oncle Mali indiquait à l'assemblée l'étroite marge de manoeuvre du fils. "Science exacte" avait pensé Willy. Silence.
Cousin Emmanuel fixait les montagnes froides et neigeuses, le recours aux forêts ? Il commandait déjà. Il restait toujours une alternative en cas de désastre. Gagner les hauteurs...
"- Hésitant ? Parure de l'hiver, avait répondu pudiquement oncle Mali. Nous sommes en hiver, Emmanuel..."

Cousin Emmanuel s'était fondu dans l'éternité de son combat pour la vie. Le médium voyait et livrait sa détermination au clan plongé dans l'hypnose, sans âge.
" - N'as-tu jamais pensé que tu pouvais céder le pouvoir au Bloc sans le vouloir ?
- Je n'abandonne pas l'action politique Emmanuel (sourire d'un monde contenant également tous les modes d'être).
- Le pays est prisonnier du ballottage.
- Leur matière, leur forme, ai-je dit...Tu seras leur matière et leur forme !
- (Agacé) Notre matière sera celle des générations, père. (Retenu) Fais-nous confiance !"

Ni tonnerre, ni éclair, sur les crêtes neigeuses d'oncle Mali. Oncle Mali était un beau noir de soixante quinze ans aux cheveux blancs. Ses longues mains noueuses que Tom avait si souvent observé dans les meetings, dans les facultés, dans les rues, parlaient une langue de poète. Elles étaient douces mais la poigne était une presse. Une presse que les ennemis de la paix avaient appris à ne pas provoquer mais que cousin Emmanuel provoquait pourtant le jour anniversaire de Willy.
"- Nous tournons le dos à la paix pour longtemps, père, avait murmuré cousin Emmanuel.
- Je sais, avait dit oncle Mali. Je sais aussi que tu as trouvé un chemin de repli. Mais, tu pourrais t'arrêter maintenant...
- L'action militaire sera notre matière, avait dit un peu crane cousin Emmanuel, commandant Emmanuel ?... Quant à notre forme, elle sera ce que nous ferons. Jusqu'à la victoire..."

Tom voyait que cousin Emmanuel appuyait d'une façon très spéciale les mots les plus importants. Il les murmurait à son tour dans l'ardente solitude de ce nouvel été et dans ce murmure il observait les propriétés du "NON à oncle Mali". Ce NON se frayait un chemin dans le labyrinthe des oppositions sacrées de la conscience préparée par oncle Mali pour sa vie. Avait-on le droit finalement de dire NON à la paix scientifique d'oncle Mali ?
"- Soit, Emmanuel, soit..., avait dit oncle Mali."


godasses dessin yoshikawa

IV


Tom avait vu bien des bagages dans l'entrée. Des montagnes de bagages. Beaucoup d'inconnus, d'hommes, de femmes, peu d'enfants. "Des cousins". Certains souvenirs des nuits de son enfance politique étaient encore peuplés de ces êtres fantomatiques que l'on appelait aujourd'hui des résistants. Des êtres de légende qui couraient le monde les armes à la main. Drôles de choses que les légendes et les fantômes, drôles de choses que les armes quand on était enfant. Certains disaient "pourquoi en parler puisque c'est pour la cause". Ils étaient menaçants, froids et ne supportaient pas les discours anti-guerre d'oncle Mali. Beaucoup de pacifistes proches du clan des Etua avaient également porté les armes puis avaient refusé, à jamais...Tout comme oncle Mali et Alice au temps sombre de Grande Vertu. Les armes, corps froids inanimés, morts.
Il avait vu des revolvers et des grenades. Les revolvers avaient un certain éclat, semblable à celui des scarabées. Les grenades étaient inertes comme des pierres. Il en avait soupesé une, le poids d'une pierre assez lourde pour briser la glace d'un étang en hiver. Il avait soupesé un revolver. C'était lourd et encombrant. Son poignet n'était pas assez solide, sa main trop frêle, le bras pas assez fort. Il avait soupesé une grenade et un revolver en même temps. C'était vraiment très lourd. C'était donc çà la révolution, une affaire de gars aux poignets solides et aux bras forts.

Il n'avait jamais vu oncle Mali se battre avec des armes. Oncle Mali lui avait dit de ne jamais se battre. Il avait spontanément admis le pacifisme, tout comme ses frères et son père. "Cornel, disait Oncle Mali, détestait la violence et les armes." "Cornel..." Tom ne l'avait jamais connu. "Père..." Il sera assassiné. Une ombre, encore. "Un grand homme, avait dit oncle Mali très énigmatiquement, un homme de Dieu aussi". "Un homme de Dieu aussi"... de quoi être perplexe. Tom était toujours perplexe quant à la question de Dieu. Dieu était un concept et ne représentait rien de tangible dans la réalité. Son père avait-il été intangible durant sa vie ? Avait-il été une ombre chassée par l'imagination morbide de ses ennemis ? Tom avait encore peur des ombres et Dieu, à moins que ce ne soit l'Eglise, était l'une d'entre elles. Aussi voyait-il l'homme de Dieu comme quelque chose de fondamentalement improbable tout comme la déflagration d'une arme à feu, tout comme la mort par balle, par strangulation ou par éventrement. Son père était mort au service d'une abstraction, Dieu; comme un résistant mourait au service de son idéologie politique, comme Alice était morte en service, assassinée en plein meeting pacifiste, sans arme, sans guerre au nom d'une autre grande idée. La paix, une abstraction non prioritaire, un objet intangible pour beaucoup. Bien des pacifistes avait péri et périrait encore, avec ou sans l'aide de Dieu.
"- Soulevez les rues, provoquez un vide du pouvoir, avait répondu oncle Mali à cousin Emmanuel avec ce ton trainant qui caractérisait l'ennui du Doyen ou du tricheur aux cartes. Libre à vous de ne pas tenir compte des nouvelles forces que nous maîtrisons. Libre à vous de recomposer le cercle de l'accumulation. Le principe théorique de l'accumulation nous dit que sans l'idéologie politique de la violence et de la haine, votre violence, votre haine, il ne peut exister. Révolution ou business, donc !?... Vous refusez d'écrire la paix pacifiquement, notre vie commune. Une vie où la conquête du pouvoir d'Etat n'apparaîtrait plus comme l'objet de justice révolutionnaire du pauvre.
"- Philosophie, avait consenti cousin Emmanuel..."

La neige tombait sur les toits de Haute-ville. Un épais nuage blanc enveloppait la cité.
Cousin Emmanuel jouait aux cartes avec oncle Mali, un peu crane mais respectueux. Son corps et son esprit aguerris, habitués aux entraînements militaires, au risque, à la ruse avaient sculpté son monde sensible, ses émotions, sa joie qu'il libérait adroitement pour soulager son auditoire. Cousin Emmanuel était désormais un professionnel.
"- C'est bien de philosophie dont je parle, avait soudainement repris oncle Mali. "
Oncle Mali faisait durer pour l'éternité. Tout était dit depuis le début. L'homme était fait et bien fait, solide. Son monde s'était doté d'une phénoménale protection. Elle témoignait d'une authentique maîtrise de la vie, sa vie, si spéciale; sommeillait dans les profondeurs le jeu de la violence spontanée, maîtrisée également pour le jeu des illusions. Un jeu que la stratégie politicomilitaire, et non plus les exercices, conduirait bientôt à un évènement type contenant toute la pensée d'une société politique qui n'existait pas encore et qu'il fallait libérer. Accéder enfin à un monde meilleur...

"Mais nous évoluons au coeur d'un dispositif extrêmement élaboré, avait dit oncle Mali. Les élus, les milices, les polices, les conseillers, les patrons, les syndicats, les fonctionnaires, les juges, les militaires, les classes moyennes nourrissent déjà l'intelligence organique des concurrents infectes pour la maîtrise des nouveaux marchés. Ce petit monde est réellement disposé au sacrifice de ses intérêts immédiats. Au massacre, peu importe le nombre et, à tout prendre, le prix. Révolution de dupe, donc. Tuez, renversez le régime, exécutez les opposants et toi et ton groupe deviendrez, tôt ou tard, les maîtres d'un pouvoir d'Etat au service de l'accumulation que vous avez combattu. Ce qui vaut pour l'Etat bourgeois soudé au crime vaut pour l'acte meurtrier révolutionnaire lié à la libération. L'illusion de liberté sera entretenue par votre groupe et durera tant que les conquérants rivaux pour la maîtrise des ressources naturelles et humaines vous ignoreront. Tuez les tous où ils vous tuerons jusqu'au dernier. Nous parlons bien d'un mythe. Nous régressons en fait..."
Cousin Emmanuel avait adopté cette moue dubitative qui renversait le monde et son histoire, les obstacles, les contrariétés, la famille comme les ennemis de la famille. Tom se souvenait du face à face avec le clan des abattoirs. Cousin Emmanuel avait affiché cette même moue dubitative, crane, célèbre chez les Etua et dans les quartiers du Bloc, une moue qui lui conférait le droit de douter... mieux que tout le monde : du monde, de ses affaires complexes et des saisons, de raisonner... mieux que tout le monde, de se battre... mieux que tout le monde, d'encaisser les coups... mieux que tout le monde, de ne rien craindre, sans parler, quasiment sans bouger.
Cousin Emmanuel avait accompli beaucoup de miracles parmi les gosses, rendu plus d'un service aux familles importunées ou pauvres, soigné plus d'un malade; comme un saint homme. Ce jour, allez savoir pourquoi, le clan des abattoirs n'avait pas cherché à cogner. La moue dubitative, sans doute. L'air crane et respectueux. C'était çà cousin Emmanuel, un saint homme... et il était aimé de tous, comme tel.

"- Tu proposes une vie hors-le-monde, avait dit cousin Emmanuel en trichant encore. Je ne te reconnais plus. Où sont les longs, très longs enseignements d'hier sur la liberté physique réelle ?
"- La stratégie du "vide du pouvoir" réussira sans doute un temps" avait concédé oncle Mali en jouant avec ses lunettes. Tom se souvenait de cette technique de médium employée par les uns et par les autres pour hypnotiser, destabiliser les interlocuteurs ou chasser les indésirables.
"- Toutefois, elle échouera auprès du Parlement, des armées, du Haut Conseil aux multinationales, avait-il surenchéri, auprès des petites et moyennes entreprises, des artisans, des syndicats, des églises hypnotisées par la théologie du marché (extension du marché global en fait, vaste opération militaire), des classes moyennes. Les fonctionnaires ne vous suivront pas, pas plus que les universités en retard sur leurs programmes d'examen. La doctrine de la révolution n'est pourtant pas esclave d'un "vrai moi" dogmatique que je sache... Tu ne sais peut-être plus que nos goûts, besoins, intérêts ne sont pas définis une fois pour toute, que l'universalité de ce "vrai moi révolutionnaire" est une convention logique, une illusion du langage tout comme le marché ou la guerre ou encore la paix par le commerce ? "Vivre hors-le-monde", dis-tu, je n'ai jamais enseigné qu'il fallait fuir le monde pour s'en protéger. Au contraire, restons présents en ce monde, vivants et bien vivants, soyons nomades s'il faut mais sans fétichisme... Fondez vos généalogies sur le meurtre et vous ne connaîtrez jamais les causes réelles des conflits de notre vie. C'est trop demander, n'est-ce-pas ?
"- C'est trop attendre de nous, surtout. Vers qui te tourneras-tu quand tu seras seul et dépossédé de ton pouvoir ou de tes réseaux universitaires ? ...
"- Pas vers toi, car ma critique de l'égalité n'est pas utilitariste."

C'était entendu, la révolution était aussi victime de la représentation traditionnelle, des biens sociaux, de l'accès aux richesses, de la liberté et du pouvoir personnel, de l'inégalité et de l'avantage. Elle n'échappait donc pas à l'utilitarisme. Cousin Emmanuel connaissait la suite, tout comme frère Willy, tout comme les parents, tout comme Tom. C'était un exercice de pure logique et d'arithmétique, jamais l'inverse.
La révolution dans son extrême souci utilitariste de maximiser la somme des utilités entrainait l'organisation politique dans la direction du collectivisme d'Etat, de l'égalité forcée des niveaux d'utilité, d'où, tôt ou tard, la réticence du monde et des individus car les individus n'étaient pas fondamentalement semblables ou similaires. Une théorie également valable pour les ultracapitalistes du Bloc qui uniformisaient ces mêmes niveaux d'utilité (excluant les mauvaises naissances) aux fins de la production/consommation intensive, du salariat des classes moyennes et de la destruction de la classe ouvrière.

Jusque là Tom avait vécu des sentiments contradictoires. Il avait écouté oncle Mali, frère Willy, cousin Emmanuel, tous ses frères, toutes ses soeurs, hommes et femmes régulièrement hâpés par l'histoire politicomilitaire ou par la paix.
Ecouter un révolutionnaire prêt à se battre chanter "la paix par les armes" ou recrutant des partisans tenait en effet de la déclaration amoureuse. Je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément... "Un flux naturel" avait dit cousin Emmanuel. Vrai. Il y avait beaucoup de ce flux, de cette énergie quasi sexuelle en cousin Emmanuel. Il était un aspect des montagnes, des forêts, des rivières, ce qui conférait lumière et sainteté à son attitude si disposée depuis toujours à être juste ou éthique. Un charme qui gagnait à sa cause tous les hommes. Oncle Mali qui ne craignait aucun charme, aucun envoûtement, avouera plus d'une fois s'être senti choyé tout en étant ballotté, soulevé, soupesé puis déposé sur le côté parmi les vieillards et les indigents non sans affection ou respect filial. Tom admis très tôt que cette force naturelle était indispensable à l'existence pacifique. Mais était-il possible de préserver une telle force, de la consacrer entièrement à la non-violence et à la compassion ?
"- L'esprit, dit oncle Mali, doit trouver son chemin pacifiquement et ce malgré l'oppression, un chemin forcément inédit mais savant, exact. La paix est vertu, elle n'est plus un principe utilitaire ou une théorie du bien-être. Pourquoi refuser le temps de NOS luttes ? Nous ne vivons plus à l'âge de pierre que je sache ?!
"- Le temps des luttes n'est pas terminé, avait répondu cousin Emmanuel. Nous guidons une révolution globale et non une réforme pour un aménagement du territoire.
"- NOTRE REFORME concerne bien la doctrine révolutionnaire classique et sa conception ancienne de l'action politique, avait dit Oncle Mali....Mon avis est que nous ne devons plus prendre l'initiative des pouvoirs et des lois sur la base de la violence et du "meutre légitime". Je suis convaincu qu'une vie ne suffira pas à notre grand projet car personne - et c'est ici que nous divergeons - même sur la base d'une loi juste ou d'un projet sociopolitique constituant n'est en mesure d'instaurer de façon perpétuelle et équitable : justice, égalité, fraternité, paix, abondance. Je suis bien philosophe en ce sens, seulement en ce sens !
"- Vous offrez au monde une porte de sortie constitutionnelle alors que sa situation est désespérée.
"- Attendu tout çà, attendu...Effet, illusion !..."

L'aveu et le testament politique.
Oncle Mali tracait déjà des signes cabalistiques dans le sable du désert. Il préparait une retraite politique que chacun attendait... comme chaque printemps. Chaque printemps le vent nouveau effaçait le jeu des signes, les assauts répétés du chef de famille et du temps.
Cela dit les champs secs et sans vie demeuraient le lit de ce vent si violent et si froid qui soufflait sur les paysans sans travail et les arbres gelés mais aussi sur les ouvriers au chômage à la sortie des usines et sur les fenêtres brisées des "hôtels borgnes", puits de désespoir et d'abandon.
"- Nous ne changerons pas de position, dira cousin Emmanuel. Les masses gagneront bien les rues et le gouvernement par la mobilisation. Nous ne cautionnerons pas l'inertie qui renforce la légitimité des élites. Ta position, à bien réfléchir, invite à produire du contre-pouvoir là où nous produisons du pouvoir. Les mouvements sociaux ont réellement besoin de produire du pouvoir. Il ne suffit pas de se mobiliser, d'encercler, de paralyser l'Etat, de philosopher. Palabre, palabre, père... Nous sommes capables aujourd'hui d'exercer le pouvoir!"

Le Doyen et le chef de famille au pouvoir.
La cause était de nouveau entendue par la nomenklatura familiale. Tom, fils adoptif chéri du Doyen, avait pris un grand bol de chocolat servi par frère Willy. Cousin Emmanuel se sentait maussade. "Petit Tom" était-il entre de bonnes et de solides mains ?... Coup d'oeil tragique du maître d'arme. Tom serait-il finalement ?...

Au delà du jeu et de la tricherie au jeu, ultime passe, laquelle, avec qui ?
"... Et vous avez aussi la capacité de gestion territoriale, reprit Oncle Mali, soit, la capacité de gestion administrative, soit, la capacité de régulation de la vie économique, sociale, politique, soit...soit, Emmanuel. Je ne vois que de nouvelles illusions pour les investisseurs et les capitalistes du long terme. Nous voulons plus. Quel est ton pouvoir réel, finalement ? Le pouvoir d'insuffler le monopole de la force physique aux mouvements sociaux ? Des gars et des filles prêts à assumer militairement cette évolution tragique de la vie, comme vous dites, au moment opportun ?..."

Le pouvoir était le monopole de la force physique. Tom n'oublierait pas la leçon. Le globe terrestre cherchait de nouveau un passage dans l'étroit lacet de la nouvelle révolution logique et mathématique menée sans arme dans les bureaux de l'Université Alternative Populaire, dans les workshops anti-guerre des tours Est et Sud par oncle Mali, frère Willy et tous les parents, si nombreux, si jeunes et si pauvres, des bas quartiers.
"- Tu pars pour rien, et je crois vraiment que tu t'illusionnes sur qui détient ou non le monopole de la force physique coercitive, dira ultimement oncle Mali. Conseil du maître ou du tricheur avant la débacle ?.... Résiste tout de même un peu, réfléchis encore, votre puissance coercitive vous entraînera dans l'impasse du banditisme international. Tu seras coincé en lisière de forêt, dans un camion, sur une route, dans un avion avec ta femme, tes enfants, tes amis. Vous serez tués par des hommes d'appareil déterminés à vivre du meurtre...
"Résiste-résistez-résistez encore!" Lointain message qui ne portait plus depuis longtemps. L'avocat de la cause perdue n'avait plus rien à dire. La liberté avait perdu son procès. Le jugement serait impitoyable.

"- L'urgence..." murmura cousin Emmanuel.
"- Non, il n'y a pas d'absolus : pas de culte identitaire, pas de lutte des classes mythique, pas de définition mythologique "des droits et des libertés", pas de révolution, pas de dieux, pas de vide du pouvoir, pas d'urgence... "
Oncle Mali se libérait du rouleau compresseur de l'utilitarisme égalitaire auquel aucun des résistants armés n'échapperait. La notion d'urgence nationale... Un drapeau pour l'un, une armée pour l'autre. Handicaps fétichistes... même si "la liste des biens" comprenait : les droits, les libertés, les possibilités, les revenus, les richesses, les bases sociales du respect de soi-même.

Le divorce avait été entendu à des kilomètres à la ronde. Cousin Emmanuel était parti, seul. Il avait quitté le clan familial pacifiste des Etua.
Tom avait éprouvé le besoin de quitter l'assemblée. Il avait gagné le couloir en douce. Puis s'était faufilé jusqu'aux bagages. Il s'était assis, avait senti l'odeur acre du blouson fourré. La peau de mouton. Belle peau de mouton qui vous donnait de ces airs. La toison d'or...
Cousin Emmanuel s'était levé. Il avait dit "NON" à la bourgeoisie mafieuse qui certifiait le racket institutionnel et l'exploitation rationnelle du monde. Il avait eu raison de dire "NON." Il fallait dire "NON". Mais oncle Mali avait dit sans les armes. Ne jamais brandir une arme sur aucun homme. C'était le mot d'ordre. Il fallait chercher autrement, trouver de nouveaux moyens.
"La prochaine guerre civile, dira oncle Mali peu avant sa mort, sera un jeu capitaliste de plus et de trop. Un jeu macabre offert à l'absolu des théoriciens classiques de la révolution et du libéralisme; une misérable stratégie à somme nulle pour les pauvres".

Au meeting de Vieux Torrent oncle Mali était à la tribune.
"(...) Nous sommes des hommes de culture et de science. Nous sommes pacifiés, rigoureux et dôtés d'authentiques maîtrises. Nous refusons de répondre aux provocations du capitalisme financier, des Etats, des partis, des groupes de pression, des religions sur le déclin comme de nous enfermer dans notre politique de réforme pacifique et de restructuration sociale. Nous demeurons, cependant, ouverts et partageons avec d'autres opprimés les avantages de notre culture en sachant que les conflits, la peur, la solitude, l'amertume, la douleur, la mort, la maladie, les faiblesses de nos moyens y compris la trahison, seront à jamais inhérents à la paix, à nos familles, que ce fardeau ne cessera ni avec la paix, ni avec la justice sociale, ni avec l'abondance, ni avec la culture !..."

Une déflagration inexpliquable
La première qu'entendait Tom. Oncle Mali vascillait dans l'immense drapeau des pacifistes. Il s'effondrait dans la toile de soie blanche du groupe planétaire. Il comprimait la douleur et la colère. Il pensait. Son monde pensait.
Que ne portait-il encore ce monde si vaste et si peu peuplé au fond, la solitude? Le doute ? La souffrance ? L'humiliation ? La peur ?

L'horreur de la violence
Le sang coulait à flot, un flux que jamais il n'aurait soupçonné.
Dans un accès de démence contenu il se souvint avoir tenu un propos énigmatique : "j'ai vécu comme toi dans une maison étroite comme le chas d'une aiguille. Je mourrai comme toi car tu es fait comme moi."

Au loin le craquement de la foudre sur les arbres verts recouverts de neige. Les crêtes insoumises répondaient. Débacle de l'esprit. Intime réserve des grandes vues et chaos de lumière saupoudrant de branche en branche l'espace serré entre les arbres. Les arbres, éternels ancêtres du clan pacifiste des Etua, autre testament d'un monde sans violence.

...
Tom écoutait sans cesse les mêmes passages. Willy se tenait chaleureusement à ses côtés, près de la fenêtre du bureau d'oncle Mali. Etrange symétrie.
"-(...) Nous devons pour vaincre la dégradation des ressources naturelles et les conditions de la misère ou de la famine abandonner logiquement, linguistiquement, la sacrosainte conquête du pouvoir d'Etat. Discréditer cette conquête, cet exercice fondamental de la violence. Mon père, anarchiste pacifiste persuadé que l'on pouvait vivre sans guerres et donc sans Etat bourgeois enseignait en ce sens l'histoire des luttes à l'université. Il mourra assassiné. Il disait que le travail de l'intellectuel engagé dans la lutte contre le capitalisme consisait à entretenir l'incapacité politique de l'impérialisme. A vrai dire, je tiens autant à préserver cet aspect très écologique de l'oeuvre familiale dans le champ de nos moyens de lutte - comme tirer au sort nos représentants révocables, instaurer le Réferendum d'Initiative Populaire - qu'au demi bol de lait quotidien des enfants de nos voisins. Nous sommes une force de conscientisation politique, un discours explicite, un mouvement de resolidarisation établi sur une base culturelle hégémonique pacifique et non une entreprise historique ou idéologique de démolition; non des "minutemen" ou encore "des patriotes" !..."


godasses dessin yoshikawa

V


Julie avait quitté le balcon. Les nuages, nombreux, instables, poussés par un vent violent voilaient le bleu intense du ciel d'été. D'insolites nuées se détachaient de la masse en mouvement puis s'effondraient entre les hautes tours. La lumière disparaissait. L'air était irrespirable. Des météores vibrillonnants tentaient vainement d'échapper aux ténèbres. Des oiseaux de toute taille se pourchassaient, luttaient tandis que leurs cris stridents envahissaient l'impasse et les ruelles vides du Bloc 73-1.
Tom s'inquiéta de ces vols - à une si faible altitude -, de grues cendrées, d'oies, de cormorans, de mouettes, si lourds et si anarchiquement prématurés. Depuis quelques années la dégradation des conditions climatiques et la diminution des ressources en nourriture pressaient sans réserve de graisse suffisante les oiseaux migrateurs par vagues de dizaines de milliers sur les marécages, les forêts de joncs et de roseaux de la région des Lacs et des Frontières. Ils volaient dans un état d'épuisement tel que beaucoup mouraient en route.
Tom se souvint qu'oncle Mali avait accusé le gouvernement de cacher la vérité sur l'insensible processus de contamination interne des espèces animales et des hommes; processus dû aux rayonnements ionisants à "faibles doses" - contamination par inhalation et ingestion de particules libérées par les retombées d'essais nucléaires militaires anciens, par les stockages de déchets radioactifs, les accidents de centrales. Les Etats avaient triché en adoptant dès la fin de la Grande Guerre Nucléaire des normes de sécurité civile anti-irradiation calées sur la contamination externe par rayonnement gamma.
Ces déplacements hors-le-temps ou anarchiques d'au moins quatre générations d'oiseaux migrateurs étaient dûs à la famine, aux changements climatiques, au pourrissement de l'environnement, à la mauvaise maîtrise de l'atome et à l'instabilité génétique. Les nouvelles générations de chaque espèce semblaient agressives, incohérentes. Un douloureux constat qu'illustraient les invraisemblables ballets aériens ou les routes migratoires inhabituelles.
Les groupes de recherche et d'action intégrés au processus mondial de lutte civile non violente contre les Etats et le capitalisme annonçaient une catastrophe humanitaire sans précédent. En effet, depuis la Grande Guerre Nucléaire pour le contrôle du gaz, du pétrole et de l'eau l'on déplorait 60 millions de morts par cancer - un pic dû aux rayonnements gamma (deux fois le nombre des tués à la guerre) - alors que les sources officielles n'en déploraient que 2 millions, et près de 130 millions de cancers insoignables dûs aux "irradiations constantes ou persistantes à faibles doses" - les sources étatiques n'en reconnaissaient que 3 millions.

Ce morbide bilan nucléaire des temps de paix traduisait une soudaine impossibilité : "vivre cette vie". Une vie qui pourtant était à vivre. Dubitatif, les yeux plissés, Tom observait les lourdes grues cendrées et les oies sauvages gagner de l'altitude. Elles tentaient d'échapper aux cormorans et aux mouettes. Incapables de partage, l'espace aérien naturel était devenu un terrain de bataille pour l'espace vital. Un espace de pure domination, de stratégie, de guerre pour la survie d'une seule espèce, la plus agressive, la plus rapide, la plus fourbe ?...
Les migrateurs si beaux dans leurs grands déplacements d'avant guerre - que Tom n'avait connu que par les livres et les récits ornithologiques d'oncle Mali - se livraient désormais à des actes vains de bravoure et de résistance, à d'improbables combats ou de vendetta.

"Vivre cette vie"...
Tom fut submergé par l'atroce souvenir des nouveaux-nés de Port-voisin, hommes et animaux contaminés à l'uranium appauvri des obus de la Petite Guerre Nucléaire dite "des voies d'accès" (aux pipelines et aux gazoducs des Pays du Centre).

Flux de terreur, confusion et tourments
Tom s'élança dans l'impasse sombre comme si sa vie ne dépendait plus que d'une fuite, précisément, hors-le-monde. Oncle Mali s'y opposait; infime variation de son désir. Ses pieds se prirent dans une poche plastique. Il s'effondra sur un tas d'ordures pestilentielles. Des corbeaux s'envolaient puis se laissaient choir en rebondissant pour finir leur repas les ailes déployées. Repas froid, os brisés, viande putréfiée, têtes de moutons hâchées, jetés au détriment des règles de l'hygiène publique par les abattoirs du quartier contrôlés par le clan mafieux - héritiers malveillants et violents matés hier par cousin Emmanuel.
Le clan, aujourd'hui bourgeoisie mafieuse, régnait sur le recyclage des ordures et la Grande Distribution, contrôlait, disait-on, une partie des transports terrestres, aériens, martimes ainsi que la plupart des syndicats gouvernementaux. Une expansion parfaitement synchrone à celle des besoins des pétroliers-gaziers, des holdings transnationaux, des publicitaires, parfaitement synchrone à la diminution sensible des ressources planétaires, parfaitement synchrone au surpeuplement et à la désertification.

Tom savait que cette poignée d'intouchables se partageait le marché historique et maitrisait toutes les transactions. Willy disait que chacun de leurs commandements obligeait les classes moyennes à vivre selon un rite de soumission. Oncle Mali avait dit que c'était à ce prix de l'obéissance au bourreau que le patronat triomphait.
Oncle Mali avait également dit qu'une économie structurée par des centaines de milliers de PME-PMI et des milliers de transnationales plus riches que l'Etat ne pouvait trop craindre les mouvements de rues et le vide du pouvoir.
Oncle Mali avait affirmé que l'annulation de la dette des pays pauvres et les taxes sur les transactions financières, bien qu'indispensables aux mouvements de paix mondiaux, ne parviendraient pas à préserver l'environnement ou à financer les dépenses sociales les plus urgentes.
"Il faut aller plus loin dans les propositions, avait dit oncle Mali, car l'expérience sensible, les êtres singuliers, les universaux (concepts, catégories générales), n'ont qu'un statut logique et linguistique.
Il faut tenir cas des "indices révolutionnaires", avait-il dit avant de mourir, intégrer la précarité, l'insurection et la pauvreté dans tous les modèles théoriques, faire preuve de plus de création d'imaginaire et d'incertitude, offrir une place... aux démunis, faire preuve de patience.
"Sauvons leur vie !..." avait dit oncle Mali au clan et à l'Université. "Et ils finiront par nous sauver enfin, nous les érudits prostrés dans le professionnalisme, effondrés dans notre effrayant contentement de salariés ou d'experts. Respectons donc nos engagements de pauvres ou de révoltés, effaçons-nous, engageons-nous volontaires sur la piste de la sagesse misérable, sans retour ni profit; le désert est la seule voie praticable pour rendre à l'homme sa vérité volée".

Les temps maudits
Nous étions rendus aux temps mauditx. Les gouvernements disaient des partis et des opposants rongés par l'élitisme et le narcissisme : "ce sont des démocrates, laissons leur le droit de protester et de se battre. Ils construisent la structure sociale de demain. Pas de marché global sans citoyenneté globale. Cette génération nous coutera moins, au fond, qu'une guerre conventionnelle. Rien de tel finalement que ce grand malheur pour stimuler sur le long terme la confiance de nos investisseurs !..."

Tom se retourna. Allongé dans les détritus, les bras en croix, coiffé par un vol de corbeaux et d'étourneaux détraqués. Il éprouvait pour la seconde fois une profonde détresse. La détresse, la tristesse, la souffrance, l'amertume ne seraient jamais vaincues comme l'avait prédi oncle Mali lors des interminables séances familiales d'apprentissage et de répétition.
"- Les sciences, l'art, l'amour, la transmission de la vie, c'est du pareil au même, murmura Tom. Transmission de l'amour et de la paix - Libération par l'amour et par la paix."
"- Mais il n'y aura pas de libération sans libération de la femme..." avait dit oncle Mali qui avait combattu la discrimination des femmes auprès d'Alice. Oncle Mali avait dit avoir aimé Alice plus que sa vie.
"J'ai beaucoup pensé à moi" avait-il dit. J'ai beaucoup aimé ta mère (Oncle Mali avait épousé Alice après la mort tragique de Cornel). Toi aussi tu aimeras une femme, tu aimeras la terre, le vent, l'eau, les saisons et tu seras aimé en retour."

Julie aurait pu gagner sa liberté
Quelle couleur, quelle forme, quelle force, quel pouvoir aurait pris cette liberté si essentielle ? Quels auraient été ses amants ? Les aurait-elle choisis dans le camp de l'ancienne ou de la nouvelle loi ? Serait-elle partie pour la région des Frontières et des Lacs, pour un autre pays ou serait-elle restée auprès du clan ?
Aurait-elle eu des enfants, combien ?
Aurait-elle accepté la paix par les sciences et la culture d'oncle Mali ? Aurait-elle été capable d'amour et de compassion comme oncle Mali ?
Aurait-elle été heureuse ?

Fait d'histoire et poème social
Comme cousin Emmanuel Tom méditait "la création de pouvoir". Source de puissance indiscutable. Qui ne se partageait pas....
Il se sentait fort, naturel, vivant, juste. Les anciens de la révolution disaient :"Tout pouvoir est le monopole de la force physique. Mais si les mouvements sociaux n'acceptent pas sérieusement cette vérité la lutte pour le pouvoir et le contrôle des ressources naturelles est bloquée".
"Mais qu'est-ce que le monopole de la force physique, se demanda Tom. En quoi ce monopole est-il différent de celui que l'on combat ?"
Lors des dérapages, des renversements de polarité pour le contrôle du pouvoir, la mort tragique s'abattait sur les libérateurs quand ce n'étaient pas les libérateurs qui héritaient du pouvoir tragique de tuer les opposants. Oncle Mali s'était opposé formèlement à cette dimension tragique de l'existence. Cette tragédie n'avait rien d'abstrait. Elle procédait d'une mécanique politique réaliste. Elle n'était pas "la condition humaine".
Cette tragédie réaliste était le fruit de la conquête du pouvoir d'Etat, de la course à l'esclavage pour le règne d'autocrates violents et non la valeur de l'homme en soi. L'entropie frappait également la théorie classique de la révolution. En quoi l'oeuvre révolutionnaire classique était-elle dépassée ? N'appartenait-il pas à cette époque historique de connaître une nouvelle approche de la force physique ? Que de questions. En quoi oncle Mali se trompait-il ? En quoi frère Willy, cousin Emmanuel se trompaient-ils ? En quoi avaient-ils raison ? Se pouvaient-ils qu'ils aient tous raison ? Cousin Emmanuel avait dit :"eux ou nous !". Il était partisan de l'ancienne loi...

L'impasse
Tom regarda autour de lui, des oiseaux de toute taille picoraient à ses côtés. Les corbeaux avalaient goulûment des yeux de moutons, des pointes d'os, de la cervelle sanguinolante.
Cette scène était-elle réellement synchrone à son enfance terrorisée et irradiée ? Devait-il s'habituer à l'horreur de l'injustice sociale comme aux rayonnements ionisants à faible dose ? Non. Oncle Mali avait également dit NON. La réponse était irrémédiablement NON.
Cela dit Tom ne parvenait pas à se libérer du doute; de la mort violente de Cornel, son père ? D'Alice, sa mère ?... D'Oncle Mali ?... De Dieu ?...Que signifiait Dieu le père ? Son regard sur l'impasse et ses décharges changerait-il ?

Instabilité génétique
Mutation du corps ? De la perception ? Les oiseaux n'étaient plus effrayés. Le comprenaient-ils ?
Tom pouvait affirmer qu'il les comprenait, qu'il pouvait même leur apprendre deux ou trois choses.
"Tout ce petit monde semble très au point, très cohérent, murmura-t-il avec une surprenante détermination. Pourquoi chercher à ravir le monopole de la force physique, le feu sacré des despotes ? La mort est vraiment pour nous...".

Les corbeaux gavés fouillaient les entrailles d'une carcasse de mouton.
"Tout n'est pas fini, se dit-il en pensant à oncle Mali. Tout n'est pas fini." Il se souvint de la date fatidique avancée par "R.T." : "2015".
Bientôt lui aussi serait rendu dans ce futur incertain qui condamnait 900 millions d'hommes et sans doute beaucoup plus à manger de la viande crue avariée, à boire de l'eau saumâtre, à avaler des végétaux contaminés.
Bientôt il serait rendu parmi eux malgré le poison de l'égoïsme, malgré l'entropie. Il incarnerait la paix. Il serait l'un des innombrables rayons illuminant la vie d'oncle Mali. Il transmettrait, sans profit, sans retour, et par le fait anéantirait l'illusion du cercle infernal de l'accumulation.
Bientôt il enseignerait cette "liberté", ce poème social, immense et lumineux qui exercait une si puissante attraction parmi les hommes, que tous voulaient asservir pour une raison ou pour une autre, avec ou sans arme, qui vivait en lui comme un deuxième coeur et que bien sur ni les multinationales, ni les Etats, ni les églises, ni les militaires, ni les partis, ne pouvaient et ne pourraient entendre.

Julie apparut au balcon, une hallucination, encore.
La guerre des oiseaux avait pris fin. Les cormorans et les mouettes avaient disparu au-dessus des flots loin du port marchand.
"Encore une route contraire, murmura Tom dubitatif. Le grand large..."
Plus hauts, libres, les grands migrateurs sans défense gagnaient en "V" les Lacs et les Frontières. Tom contemplait la douceur du ciel, comme tous les jours de cet été à la même heure. Une promesse avant la nuit. Ciel d'espoir. Ciel de paix. Ciel d'amour.


« fin »

19/4/2006


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