Ses propres moyens, André
Thibault (Essai)
Propos introductif et présentation de l'ouvrage
par Christian Pose (1/2)
Propos introductif :
Contribuer à l'espace public des idées... Le pari de la
liberté
En à peine deux brèves interviews e-mail accordées
très aimablement à linked222 André Thibault dépeindra
les grandes tendances politiques et socioculturelles du Québec.
J'ai immédiatement pensé que c'était un très
bon moyen pour mettre en valeur les inévitables faiblesses de la
vieille société politique et les qualités de la jeunesse
transnationale mobilisée pacifiquement sur tous les continents
pour lutter contre les ravages du capitalisme.
Avec cet essai "Ses Propres Moyens "ce sont les habitudes culturelles
des vieux Etats et les travers des hommes que j'ai vu s'effondrer, chaque
page ayant le pouvoir d'ébranler les certitudes et les illusions
les mieux échaffaudées.
André Thibault me dira : "ce n'est pas un livre politique
ou chaud". Entendez ce n'est pas un livre d'actualité. Il
sera donc "boudé" des médias et du grand public.
Comme si cet ouvrage était condamné à demeurer une
somme critique coincée dans un espace-temps privé d'histoire
sociale, de démocratie participative, de politique et de culture
alternatives, noyé dans la propagande de psychosociologues payés
par les partis et le business de la droite/gauche néolibérale
québécoise, canadienne, américaine ou européenne.
C'est un fait que les éditeurs de gauche un peu paumés cherchent
désespérement leur Zola, leur Jaurès, leur Hugo,
leur Lénine, leur Trotsky, leur Rosa Luxembourg, leur Aragon, leur
Mao, leur Ché, leur Marx dans la société des gens
de lettres ou dans la société des ONG nobélisables
(certains députés socialistes diront dans l'ombre de la
Banque Européenne : "on a le dernier Attali, c'est déjà
çà !").
C'est également un fait que la nuée solidaire des collectifs
sociaux et des opprimés : ouvriers, syndicalistes, chômeurs,
étudiants, femmes au foyer, prisonniers, paysans, artistes, chercheurs
sans argent, intellectuels activistes, accusateurs, salariés puisent
force, indépendance, incorruptibilité d'une lutte sans merci
contre l'épuisement, la faim, la maladie dans l'ombre du
mur de la honte.
Je crois André Thibault sédimenté par la vie critique
autant que par l'histoire de la souffrance propre à chacun des
mouvements alternatifs du temp présent. L'auteur n'est donc pas
cataloguable. Il vit là où la vie sociale est.
Nota Bene, société éditrice de Ses Propres Moyens,
est une maison d'édition connue bien au delà du seul Québec /
Canada. Les travaux les plus récents, par exemple, de Jean François
Thuot sur la fin de la représentation et les formes contemporaines
de la démocratie et de François Ouellet sur l'identité
sociohistorique et littéraire au Québec sont connus de l'Europe.
Je ne crois donc pas qu'il soit impossible "d'un média l'autre"
- pour en terminer avec "cet essai n'est pas un livre chaud ou politique"
- finalement "d'un château l'autre" (et l'on sait la volonté
de l'introduction de contrer tout type de totalitarisme) de soutenir le
destin populaire de cet essai résolument anticollaborationiste.
"Nous ne pouvons plus fuir la gravité tragique de la liberté,
écrira effectivement André Thibault afin de sensibiliser
l'opinion sur les dangers de l'abandon de la conscience politique, ni
nous excuser des conséquences de notre agir sur le dos de l'obéissance
inconditionnelle à une Autorité transcendante. Les dangers
de l'exploration sont-ils pires que la mort lente dans les chaînes
de la fatalité ?
"Wagner ne fut pas foudroyé par la colère céleste
pour avoir mis en scène la révolte menée contre l'arbitraire
des règles présumées divines, au nom de la loyauté
envers soi-même. Aucun mollah ne mit sa tête à prix.
Je ne sais si quelque divinité fut ou non lésée par
ses fabulations impertinentes, mais il est clair que les humains, eux,
étaient en train de franchir un pas substantiel dans la prise de
responsabilité de leurs décisions et de leurs actes. La
morale s'éloignait un peu plus de son musée de codes sacralisés
et de préceptes mécaniques, pour tendre à se loger
au coeur de la conscience des acteurs sociaux.
"Mais nous ne sommes pas des Walkyries ! Plus faibles, moins informés,
moins lucides, plus insécures et pusillanimes, encore imbibés
de conditionnements culturels qui nous envahissent de fantasmes de culpabilités
et de châtiments dès que le coeur et la pensée nous
entraînent vers d'autres conduites que celles que nous avons apprises,
nous nous aventurons sur les voies de l'émancipation à travers
mille tâtonnements et tremblements.
"le Québec n'est pas plus que d'autres à l'abri des
glissements vers la sècheresse technocratique, le totalitarisme
ou la violence. Hitler n'est pas un accident, non plus que le nettoyage
ethnique au Rwanda, le massacre des Armeniens par les Turcs... ni le rejet
par l'Immigration canadienne d'autres Turcs qui, eux, n'avaient jamais
massacré personne...".
Chapitre I
Culture et vie intellectuelle :
Dans ce chapitre, très dense, André Thibault nous proposera
une critique de l'expérience, de l'évolution scientifique
mue par la soif d'absolu, théories, récherches, soif de
maîtrise, de développement et par déviance soif de
domination, et une critique des luttes concrètes individuelles,
familiales et sociales souvent frappées d'illégitimité
par les sciences. Un rigoureux travail de propositions qui imposera à
la réflexion un pas lent et mesuré.
L'une des clefs de cet ouvrage résidera probablement en ce court
paragraphe intitulé "La répugnance à l'exclusion".
Je crois que l'auteur, en effet, construira une part de son propos sur
la problématique de l'exclusion sur la base de la connaissance
inégalitaire. A maintes reprises il nous rappellera son opposition
essentielle à l'odieuse définition de la valeur sociale
d'une personne par une poignée d'experts, les professeurs, le corps
enseignant, toute personne dotée en fait du pouvoir de juger de
la valeur d'un autre dans un contexte normatif ...
La trame du problème, pour beaucoup tragique, prendra naissance
dès les premiers rapports inégalitaires à l'école
ou à l'enseignement, à l'université, à la
formation professionnelle. Elle se prolongera dans le corps même
de la manifestation théatrale de la culture, de la représentation,
de l'existence, dans tous les aspects de la vie domestique, individuelle
ou familiale.
Dans un tel "contexte d'inégalité (...), écrira
André Thibault, le pouvoir que détient le corps enseignant
de décréter une évalutaion de travail accompli par
les étudiants vient remuer des fragilités profondes. Il
fait remonter (...) un malaise latent, plus ou moins explicite selon les
périodes, face à toute imposition extérieure unilatérale
d'une définition officielle de la valeur sociale de quelqu'un.
Les réticences que peut provoquer l'acte d'évaluer rejoignent
la lutte ouvrière qui oppose la barrière de l'ancienneté
aux tests, examens et appréciations qui classifieraient les employés
dans des termes qui leur sont étrangers. Le malaise que peut susciter
l'évaluation par les professeurs fait remonter en surface les mécanismes
par lesquels la société contemporaine dépossède
ses membres du choix de leur identité et de leurs modes de relations
sociales..."
Là où il devrait y avoir ouverture et changement puisque
l'on parle d'éducation et de pédagogie, il y a fermeture,
répétition des erreurs et construction d'une vie sur des
bases bien évidemment erronées, une vie sans compassion
où l'affectivité, l'émotion, l'amour ne sont plus
que des données qu'il convient d'éradiquer du processus scientifique
d'"élévation"; il faut répondre aux besoins
rationnels de la production. Une école laïque commune, gratuite,
démocratique, égalitaire, respectueuse des droits de chacun
?
André Thibault, bien conscient que l'école et la formation
académique ou professionnelle évoluent au milieu d'un supermarché
qui doit fonctionner coût que coûte, n'y croit guère
et en bon avertisseur d'incendie nous met en garde. L'école mais
aussi l'université, le travail, les conditions de travail sont
déshumanisés et la culture humaniste a bien du mal à se
frayer un passage dans un univers asceptisé par des sciences cannibales
faites pour le développement des marchés en appui sur la
destructuration sociale (1).
"Je ne crie pas à la déshumanisation automatique découlant
du progrès de la science, écrit André Thibault. Je
dis que cette déshumanisation risque de ce produire si l'engouement
pour la science et la technique sert à justifier un déséquilibre
des ressources, voire un dénigrement des autres volets de la culture
humaine, si la science réussit à nous faire croire qu'elle
englobe toute la connaissance (...) Si pour faire place à la science,
on réduit les ressources allouées à l'humanisme,
à l'éthique, à l'art, à la pensée,
alors vont correspondre à une tâche plus lourde des outils
appauvris, et le progrès de la science aura entraîné
en fait une diminution de la qualité de la vie (...) L'apport de
la science se limite à rendre le monde plus efficace. Quoiqu'elle
prétende, elle est tout à fait inapte à nous procurer
un monde meilleur."
Attention aux nouvelles percées de l'eugénisme!...
L'accès inégalitaire à la connaissance scientifique
présentée comme une déesse omnipotente, omnisciente, omniprésente
contribuera à mettre en place avant toute naissance une structure
humaine de domination que le marché rendra fonctionnelle, autoritaire,
dirigiste et impitoyable envers les "ignorants", les plus démunis
et les exclus du mode de production capitaliste. André Thibault
s'appuiera pour combattre ce fléau sur Habermas, Ellul, Charbonneau,
Castoriadis. Le mensonge du XXIème siècle consistera à
faire croire que la science au service de la production est apte à
procurer un monde meilleur "alors que le savoir scientifique, selon
Habermas, est inadéquat pour traiter les questions de finalités",
"alors que les connaissances, dira Castoriadis, nous laissent l'entière
responsabilité de la détermination du sens." André
Thibault y reviendra de mille façons.
Cette critique appuyée de la domination scientifique me fera penser
aux programmes de "think tanks" américains ultra conservateurs
tels que le Manhattan Institute (New-York) ou l'American Enterprise Institute
(Washington) qui attribuent les origines des inégalités
sociales et raciales aux "QI" les plus faibles des foyers/pays
aux plus faibles revenus. Des analyses orientées, imposées
sur le marché de la sociopsychologie politique dans le but
de pénaliser la misère et la criminalité par les
mécènes Warburg Dillon Read, Credit Suisse First Boston,
Goldman sachs & Co, Morgan Stanley & Co. pour le Manhattan Institute
et par Enron, Dow Chemical, CSX, American Express pour l'American Enterprise
Institute. (2)
Il n'est donc pas étonnant qu'André Thibault, sociologue
militant et opposant aux idéologies totalitaires que véhicule
notamment l'eugénisme scientifique au Québec (voir la récente
Affaire Mailloux sur la prétendue infériorité innée
des noirs et des amérindiens) poursuive sa quête de sens
sociopolitique, de transparence interculturelle pour l'indépendance
(du Québec) par la défense de l'imaginaire québécois,
de sa langue française (minoritaire au Canada) et des langues autochtones;
imaginaire, langues françaises et autochtones que les médias
pro-américains néolibéraux mettront en péril
par une surproduction de produits culturels commerciaux standardisés
(show populistes, compétitions sportives) au service d'une idéologie
politique de plus en plus autoritaire. Certains parleront avec juste raison
de "régime de la pensée unique".
L'on se souviendra, il n'y pas si longtemps, du "Triomphe de la volonté"
(film du congrès de Nuremberg de 1934) et des "Dieux du stade"
(film des jeux olympiques de Berlin de 1936) de Leni Riefensthal...
André Thibault s'en explique : "(...) Les produits culturels
commerciaux appaisent sur le moment les désirs et les manques,
et bien sûr, la demande d'apaisement momentané est forte
et on la ressent tous à un moment ou à un autre. Les oeuvres
de création au contraire véhiculent volontiers des pensées
inconfortables qui nous confrontent aux exigences de la croissance et
de la survie dans un monde difficile. Le show anesthésie les états
d'âmes bouleversants en les canalisant dans des représentations
imaginaires tellement étrangères aux conditions de nos propres
combats que nos pulsions en sont stérilisées. L'imaginaire
mis en oeuvre par le show commercial n'est pas moteur, mais se réduit
à une fascination de l'irréel entraînant les énergies
dans un ailleurs inconsistant, lieu d'entropie psychique accélérée.
"L'essai ou la fiction qui nous place au contraire devant la problématique
de nos vraies luttes pour l'actualisation et la dignité, pour la
coexistence des différences et l'accès à une conscience
lucide, contre l'abêtissement ou l'exploitation et le mépris,
a autant de ressemblance avec la violence sportive ou cinématographique
que la détente volontaire avec le vallium. La violence sportive
vient réveiller chez l'être humain toutes les vexations accumulées
au long de son existence, la révolte impuissante contre les abus
découlant habituellement de l'inégalité dans les
rapports de force, le fantasme de s'en sortir par des victoires symboliques.
L'art demande des formes d'adhésion étrangères aux
logiques dominantes..."
"L'ivresse du contrôle exercé sur autrui" (si intense
dans le processus de domination des populations juives, tziganes, des
groupes communistes, homosexuels, dissidents sous le IIIème Reich)
sera le privilège somme toute des institutions dont la fonction
sociale est de gérer "ce qui est" comme celui des poids
lourds de l'économie coiffant ces institutions. La boucle est bouclée.
Un décors médiatique nouveau est planté dans un espace
de libre-échange transnational incluant les nouvelles technologies
de la communication en accord avec les nouvelles techniques de capitalisation
financière. Le pouvoir médiatique est accru mais pas la
disponibilité à apprendre. Ce pouvoir, ennemi de la création
d'imaginaire, de l'égalitarisme et finalement du jeu politique
et démocratique, prendra la place du pouvoir central normalisateur.
Certes "le développement de l'imaginaire, écrira André
Thibault, se heurtera de tout temps à une censure sociale avec
menace de sanction. Dans le Québec traditionnel, les gardiens de
la conformité s'arrogeaient la prérogative de désigner
comme "chaviré" ou "détraqué"
celui qui imaginait en dehors des sentiers balisés. Plusieurs citoyens,
considérant pathologique l'acceptation de la solitude et bizarre
le goût d'explorer l'inconnu, obsédés de sécurité,
ont toujours été prêts à réduire leurs
singularités personnelles, à sacrifier les expériences
imprévues, à se laisser standardiser, pour se protéger
de l'angoisse...".
Des notes élevées pour la norme
Lors d'expériences d'autoévaluation André Thibault
notera que dans les années 1975 ses étudiants amenés
à justifier leurs notes dévoileront que plus les critères
utilisés étaient conformes aux normes classiques de l'école
et de l'entreprise, plus ils se donnaient des notes élevées;
quand leurs objectifs personnels étaient plus novateurs ou exceptionnels,
ils se notaient au contraire à la baisse.
Une remarque importante - pour ceux et celles qui douteraient - à
placer dans le prolongement de la réflexion sur le pouvoir normalisateur...
Une part de la population (les politiques, les scientistes, les banquiers
et les sondeurs les premiers) persiste à croire que les innovations
tecnhiques dans le domaine des médias sont à même
d'ébranler la résistance à l'innovation culturelle.
"Au contraire, affirmera André Thibault, elles menacent de
la renforcer. Les créateurs sont refoulés dans une participation
très secondaire à la production médiatique par de
nouvelles barrières économiques, politiques et sociales
(...) La création présente toujours un danger réel
! (...) L'usage effectif de la liberté d'expression chez nous (Québec)
est loin de manifester de plus en plus d'originalité et de diversité.
Pourtant nous échappons à la censure de type policier..."
Notes et repères d'actualité
1- Voir également sur le sujet "Les
nouveaux maîtres de l'école" de Nico Hirtt, et Appel
Pour une Ecole Démoratique -APED
2- Je citerai ce "livre évènement" monstrueux
: "The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American
Life" (NY, Free Press,1994), production théorique scandaleuse
du "sociologue collaborationniste" Charles Murray et du psychologue
Richard Herrnstein. Ces deux auteurs imposeront bien au monde politique
(jusque dans l'entourage de G.W.Bush), au monde scientifique nanotechno-eugéniste
et à quelques laboratoires/chercheurs en sciences sociales des
universités anglo-américaines ce type de prospections discriminantes.
Chapitre II
Une société des différences :
"Nous nous persécutons quand nous nous imposons une identité
restreinte et étouffante... écrit André Thibault
(...) Une bonne partie de nos impuissances et de nos blocages prend racine
dans les interdits irrationnels par lesquels nous traitons notre propre
psyché (...) Ceux qui parmi les membres d'une communauté
qui définissent leur propre culture de la façon la plus
rigide et étroite démontrent aussi la plus grande intolérance
et la plus grande agressivité envers les attitudes et les modes
de vie des groupes étrangers (...) en tranformant ainsi une identité
collective en camisole de force à jamais immuable, c'est sa propre
communauté que l'on condamne à une dépérissement
accéléré."
Des propos sur "notre propre diversité" pour le moins
prophétiques, à tout le moins si l'on s'interroge sur le
sens et l'avenir de la société multiethnique, urbaine, contradictoire,
parfois dramatique, où le jeu de la participation communautaire
aux décisions collectives n'est pas assuré d'emblé.
Taxation without representation
"Au plan des rapports d'ordre politique le problème se pose
moins en termes de représentativité statistique (quotas
et action positive), écrit fort justement André Thibault,
que de représentation à des tables où peuvent se
traiter les inévitables difficultés à résoudre
quand la différence devient un enjeu omniprésent. Dans les
divers dossiers où se joue quotidiennement la dynamique des rapports
interculturels, on est encore fort loin de toute perspective de "prise
en charge conjointe des parties".
C'est un fait que les "partenaires sociaux" ne bénéficient
pas au départ d'une naturelle communauté d'intérêts
inscrite dans les astres ou dans les gènes. (...) Le statut politique
des minorités - nous évoquons, ici, le cas très complexe
du Québec mais le propos peut inspirer de nombreux négociateurs
dans les communautés extérieures - ressemble fort à
un nouveau cas de "taxation without representation". La société
compte sur leur contribution dans la prise en charge de tous ses objectifs
importants. Mais en de nombreuses matières, aucun de nos principes
de délégation de pouvoirs n'assure une représentation
adéquate à leurs points de vue spécifiques.
"Le Conseil des relations interculturelles, par exemple, qui réunit
des Québécois d'origine et des néo-Québécois
et qui dispose d'un poids consultatif appréciable auprès
du ministère parrain, joue un rôle utile, mais son mandat
ne peut couvrir tous les problèmes. D'innombrables décisions
et orientations communes doivent être prises, et elles ne peuvent
pas se limiter aux champs de juridiction d'un ministère spécialisé
(politique d'immigration, mécanismes d'adaptation initiale, information
du public sur la culture des ethnies minoritaires)..."
Une approche humaniste
J'ai le sentiment que le problème traité ici est, une fois
de plus, mieux abordé par le militant que par les fonctionnaires
et les élus européens ou encore américains "spécialistes"
des minorités communautaires africaines, roumaines, indiennes,
russes, chinoises, vietnamiennes, mexicaines ou japonaises.
La plupart de mes amis appartenant à l'une de ces communautés
- quasiment sans droits et sans argent - vivent dans un contexte de négociations
inexistant, ne peuvent sortir de la clandestinité ou y replongent
dès que l'occasion le permet, hommes, femmes, enfants. Allez savoir
pourquoi ?... Le rapport que dresse l'auteur invite nos "seigneurs"
mandatés par la technostructure, sous ou suremployée, à
plus de souplesse, de réflexions, à moins de radicalisme
dans les habitudes.Sans doute que l'approche des droits civils, administratifs
ou sociaux se doit d'être humaniste en sa base et non scientiste,
légaliste ou statistique.
L'auteur parviendra du reste à une question très interessante
: "Comment respectera-t-on ce que l'altérité présente
de déroutant si on refuse d'explorer la diversité de son
propre univers, et qu'on se réduit soi-même à une
mince facette du kaleidoscope de ses possibilités ?"
Une base de principe pour la bureaucratie mondialisée et un jour
privatisée ? Un fonctionnaire du ministère français
de l'intérieur que j'interviewais tout récemment sur les
droits d'immigrants qui après vingt années de vie communautaire
s'en retournaient chez eux pour revenir peut être plus tard, dira
très clairement : "ces malheureuses personnes n'auront plus
aucun droit chez nous. Pas la peine de parler d'intégration et
d'avantages administratifs, civils ou fiscaux rétroactifs. Elles
devront recommencer à zéro sans aucun avantage. Monsieur
Sarkozy n'a pas de coeur, n'allez pas chercher l'amour où il n'y
a que calculs électoraux. Si monsieur Bové veut déplacer
ses brigades de faucheurs anti-OGM sur le ministère de l'Intérieur
il y trouvera des CGM, des coeurs génétiquement modifiés..."
Repenser l'action politique
Dans cet autre essai "Repenser l'action politique de gauche"
(Ecosociété), le philosophe franco-canadien Pierre Mouterde
parlera d'un projet de communauté démocratique alternative
et invitera les militants à repenser l'action politique par la
conscientisation de nos liens au passé, à l'histoire des
vaincus des grands conflits sociaux, des guerres, des militants, des sans
droits, des non comptés et par une politique éthique de
l'affirmation de soi libérée de tout moralisme
André Thibault, dans notre interview "La gauche alternative
québécoise à l'heure de l'altermondialisme"
entreprendra un processus de conscientisation politique analogue en mettant
l'accent, toutefois, sur la citoyenneté/démocratie participative,
la resolidarisation et la resocialisation par un investissement des champs
politiques municipal et régional, des outils selon lui indispensables
(comme le débat et la négociation) et nous le croyons bien
volontiers, à l'action altermondialiste transnationale. (1)
Pierre Mouterde et André Thibault insisteront chacun en appui sur
un véhicule propre sur le rôle de la filiation à nos
racines historiques, culturelles, linguistiques ou sociopolitiques.
Le trésor de la citoyenneté participative
Je crois que l'ensemble des théories, des animateurs, des mouvements
citoyens québécois et néo-québécois
qu'André Thibault connaît depuis de longues années
- en fait, il en parle volontiers en terme générationnel
avec le ton de l'historien des mouvements solidaires - propose un outillage
alternatif exemplaire pour les peuples du Canada et du Québec mais
aussi et pourquoi pas, pour les citoyens européens, américains
ou même latino-américains.
Il établira, du reste, après une étude de la création d'imaginaire
(types humains, structures dramatiques) que les thèmes universels
n'existent nulle part à l'état pur et qu'ils ne peuvent
prendre vie qu'à travers leurs variations, multiples et visibles
d'une culture à l'autre, un peuple se définissant finalement
moins par un bagage culturel, une identité objective que par une
histoire, une succession de problèmes, de débats et de projets.
Cette diversité complexe, sociopolitique ou culturelle, qui relève
sans aucun doute des activités infinies d'une multitude d'acteurs :
étudiants, chômeurs, enseignants, chercheurs, syndicalistes,
poètes, peintres, comédiens de théatre, mères
au foyer - en temps de paix comme en temps de guerre, chanteurs folkloriques,
professionnels divers et d'une profonde réflexion sur la question
de la transmission vivante des connaissances ou du savoir (André
Thibault insistera sur l'importance de ce moyen dans le cadre de l'université)
est éblouissante.
La citoyenneté participative serait un trésor que tout homme
ou que toute femme devrait chercher pour mieux vivre ou achever son plein
épanouissement dans la complexité des créations et
des variations sociales.
Les souffrances des minorités
André Thibault proposera, également, que l'on appréhende
les aspirations et les souffrances des minorités à travers
les "contenus culturels universels" devenus des "éléments
du bagage qui permet de communiquer avec le reste du monde, de participer
à la vie de l'époque."
Message également aux minorités qui rejetteraient tout dialogue
social, éventuellement tout lien à la modernité mais
également aux prétendus décideurs des nations les
plus riches qui souhaiteraient placer le monde en coupe réglée
ou le maintenir en situation de dépendance.
Remettons les choses en place "il serait une erreur, écrira André
Thibault, de définir la culture commune moderne comme une spécifité
occidentale.
"L'outillage mental de qui que ce soit ne provient plus seulement
d'une culture populaire au sens "générée par
le peuple et transmise par tradition orale" mais aussi de synthèses
locales nourries des apports de toutes les cultures particulières".
Le débat contemporain en est là et bien là, parfois
il est dramatique. Les associations écologistes, les anthropologues
traditionalistes, les groupes ethniques ultraconservateurs se réservent
le droit, et on le comprendra, de ne pas s'engager au delà d'un
"certain seuil" dans le débat avec le modernisme. L'on
se battra, j'en connais de très intransigeants à l'Est comme
à l'Ouest, si l'on essaie d'assimiler la "réalité
du confort mécanique" à celle de "l'outillage
mental pour l'intégration" dont parlera André Thibault.
Cela dit, et sans simplifier, l'auteur prendra le parti de la modernité
sociale et de la technologie.
Aller plus loin
"Même dans les régions les plus lointaines, écrit
André Thibault, les Amérindiens possèdent des véhicules
moteurs et appareils électroniques; s'ils n'avaient pas accès
aux connaissances scientifiques qui permettent d'en comprendre le fonctionnement,
le modernisme les enfermerait dans un étau de dépendance
asservissante. En maîtrisant par l'instruction la compréhension
de ces commodités, les Amérindiens doivent ensuite décider
comment ils s'en serviront. Les connaissances et les habilités
nécessaires à la modernisation tant technique que sociale
ne sont intrinsèquement "blanches", elles appartiennent
à tout le monde, sont transmises par des véhicules culturels
inhérents à l'humanité contemporaine."
L'auteur pousse la balle plus loin : "La question d'un choix entre
l'identité distincte et la modernisation n'a pas de sens : ce ne
sont pas deux termes de même nature. L'identité distincte
s'oppose à l'assimilation, et la modernisation au conservatisme.
Au diable les dilemmes absurdes ! Le jeune Amérindien réclame
les ressources nécessaires pour produire sa propre synthèse
entre le maintien maximal de son identité et l'insertion dans le
monde contemporain".
Ultime recours d'un moderne ? Je ne crois pas. Spécialiste de la
formation professionnelle, de la marge, des exclus et de la solidarité
André Thibault sait le parcours du combattant que doit s'infliger
le minoritaire. Toute "tentative d'assimilation mimétique
à la société dominante comporte de très grands
risques d'échecs, écrira-t-il... Le minoritaire qui tente
de s'assimiler s'efforce de mutiler sa mémoire, de désapprendre
un ensemble d'habiletés qui ont constitué l'essentiel de
sa socialisation, de minimiser l'importance du réseau de support
et des catégories de pensée qui lui ont jusqu'alors servi
de points de repère - tout cela pour tenter d'acquérir à
l'âge adulte, de façon volontariste, les manières
de vivre et de penser d'une autre communauté !" Maitrise pédagogique
alternative et discours social militant seront ici harmonieusement liés...
Note et repère d'actualité
"La
gauche alternative québécoise à l'heure de l'altermondialisme",
intervieuw d'André Thibault, Q.6, 23/07/2005
Chapitre III
L'économie et le travail
Dans ce chapitre il ne sera pas question d'imaginer le fait de travailler,
de vendre ou d'acheter comme relevant d'un processus strictement économique,
isolé finalement de ses causes, de sa germination et de l'ensemble
de ses variations d'avec les activités générales
interactives. Le souci de notre auteur consiste bien à forger des
outils de conscience pour négocier avec le complexe, les partenaires
sociaux, la vie, la culture, la vie intellectuelle, les sciences et, dans
ce chapitre, avec le travail et les relations humaines dans le contexte
d'une expérience critique.
Travailler, acheter, vendre relève du social
Bien que pièces maîtresses sur l'échiquier, la complexité
interne (régionale) et externe (mondiale) des marchés, la
concentration des intérêts collectifs et individuels (impliquant
également les faillites, le chômage, l'exclusion et l'endettement),
la transmutation du capitalisme industriel en capitalisme financier nous
montrent que bien souvent les causes réelles de ces manifestations
passent quasiment inaperçues.
Si André Thibault, donc, insiste sur ce point du social : "travailler,
acheter, vendre", c'est qu'à mon sens il appréhende
le processus sournois du développement des inégalités
et des injustices sur la base (non exclusive toutefois) des fractures
potentielles et réalistes de la structure sociale. Fractures dont
les conséquences se liront jusque dans les dérèglements
des systèmes de production et de distribution mais également
dans les constructions des organisations internationales (OMC, FMI, Banque
Mondiale) vivant du commerce ou de la libre exploitation de ces faiblesses
structurelles.
Une telle approche nous permettra de voir dans le jeu de l'adversaire
: l'Etat, les institutions, le capital, la spéculation, la crise,
le licenciement abusif, la faillite, "la réussite sociale ?",
les hiérarchies, la bureaucratie, les ambitions personnelles, le
confort immuable (?) ou vendu comme tel par les marchands de sensations,
l'opacité mentale de vos voisins de bureau, le rejet de la communication,
le rejet des sciences sociales dans l'entreprise, l'autisme ambiguë
des patrons (guère différent de celui des juges ou des ministres),
ce fameux "somnanbulisme des découvreurs" dont parlera
si bien, hier, Arthur Koestler.
"Une part majeure des phénomènes sociaux, écrira
André Thibault, échappe aux déterminismes économiques
et technologiques tout autant qu'à la force contraignante de l'Etat."
Et plus loin, au sous chapitre "les entreprises ont-elles une âme?"
: "Les conduites et stratégies des humains au travail ne se
comprennent vraiment qu'à la lumière de dynamiques sociales
internes et externes. Si on se contente d'une définition technique
ou administrative des choses (sinon économique), une part capitale
des actions des membres d'une organisation demeure incompréhensible.
Ces préoccupations n'émeuvent guère la gauche contemporaine.
Nous nous y retrouvons très majoritairement entre employés
des secteurs publics et parapublics ou travailleurs autonomes.Intellectuels
et militants, le portrait que nous entretenons des milieux de travail
industriels et commerciaux n'en retient que le côté dur et
aliénant - André Thibault dirigera jusqu'en 1978 et pendant
plus de dix ans un service de recherches sociales rattaché à
la direction générale du personnel d'Hydro-Québec.
"Nous avons beau tenir les entreprises, surtout les grandes, en dehors
de nos schémas de réforme de l'économie, elles sont
là pour rester et il faut tôt ou tard s'interroger sur leur
potentiel d'humanisation. La tâche de changer des choses n'est pas
un idéal abstrait proposé à une humanité abstraite,
mais un projet à mettre en oeuvre dans des organisations bien réelles,
avec leurs défauts et leurs lacunes, leurs systèmes décisionnels
trop centralisés, leurs autorités trop puissantes, sans
attendre que se soient convertis à la démocratie industrielle
tous les conseils d'administration ni que tous les assoiffés de
statut se soient tournés vers la simplicité fransiscaine."
Se battre contre le système d'inégalité structurelle
"La course à la clientèle, dira André Thibault,
répand dans la société une ambiance d'agressivité,
de méfiance, de domination qui rend la vie moin conviviale. De
manipulation aussi. Plusieurs patrons vantent beaucoup l'employé
auquel ils veulent extorquer un rendement maximal, la camelote qu'ils
désirent promouvoir en supplantant leurs compétiteurs, le
client ou le fournisseur à amadouer pour en tirer une transaction
"plus égale" d'un côté que de l'autre....
Il est opportun de se battre avec la plus grande vigueur contre le système
d'inégalité structurelle qui sévit à la grandeur
de l'humanité et qui prétend le faire au nom de l'économie
de marché, en la définissant comme le pilier de toute liberté
humaine. Ce discours est d'ailleurs pétri de sophisme, puisque
le marché à lui seul, soustrait à toute régulation
collective, aboutit à consolider de gigantesques écarts
entre les moyens de transaction des uns et des autres, de telle sorte
que la liberté économique réelle du plus grand nombre
s'en trouve annulée.
"Mais on a plus de chances de mettre un frein à ces dégats
en tentant de subordonner le marché à des valeurs plus larges
qu'en entretenant le fantasme romantique et impossible de son remplacement
par la gestion autoritaire centralisée de la dynamique sociale,
comme si les agents de cette gestion n'étaient pas eux aussi des
dominants et des privilégiés"...
L'homme vivrait beaucoup plus misérablement s'il était privé
de son libre choix de disposer d'échanges économiques, et
au sens le plus large et le plus certain : des relations sociales.
En effet : "C'est par l'échange avec autrui que passe la majeure
partie de nos espoirs, écrira André Thibault, et une part
irréductible de cet échange... prendra la forme de transactions
monétaires ! (Ne jetons pas tout et observons !) L'économie
est d'abord et avant tout un champ de relations sociales. Sur une infinité
de terrains, tant ceux de la culture que des nécessités
matérielles, fournisseurs et clients se rencontrent et tentent
d'accorder leurs intérêts dans un partage mutuellement satisfaisant.
Ils se choisissent... Même l'objet le plus quelconque, ou superflu
et critiquable, porte potentiellement un renforcement de liens humains,
un germe convivial." L'auteur s'en prendra d'une certaine façon
au décret sur la protection des idoles et lèvera les superstitions
sur les relations sociales et les échanges marchands en en démontrant
l'avantage humain.
Ces objets universels, selon André Thibault, ne prennent vie qu'à
travers leurs variations, multiples et visibles d'une culture à
l'autre. Nous sommes bien d'accords y compris à propos de l'objet
universel "Karl Marx" ... "Grand papa Marx" existera
finalement dans sa forme pure et dure dans quelques cercles ou courants
restreints et dans son universalité à travers les interprétations
sans nombre d'une nuée de libres penseurs ou d'inclassables comme
Jurgen Habermas, Erich Fromm, Cornélius Castoriadis, trois sources
avouées de la pensée sociale, politique, philosophique de
notre auteur.
Rappelons, si je comprends bien André Thibault, qu'il y a un parti
à tirer de la démocratie industrielle et que le monde, plus
encore entrepreneurial, ne devrait pas être tel qu'il est, à
tout le moins pour notre survivance biologique, alimentaire, sanitaire
et pour la survivance des libertés / actions / relations / protections
sociales. C'est une option à méditer.
Le philosophe politique Pierre Mouterde dira qu'il convient de tirer profit
des possibilités qu'offre la démocratie, de chercher tous
les espaces de liberté pour créer plus d'espace politique,
de démocratie, l'or des sans-parts... Avant le temps de la politique,
dans l'antiquité grecque, était le temps de la loi du sang,
de l'ancêtre, des familles régnantes et des titres, une loi
répudiant les pauvres de naissance et réduisant / limitant
leurs liens / activités à leur statut d'esclave, de femme
ou d'étranger ; "la politique" dans l'espace exclusif
de la démocratie (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple)
nous aura donc donné des droits et d'immenses libertés à
conquérir (lutte perpétuelle contre la domination) sur l'ordre
présumé "naturel" des riches.
"Sur d'innombrables thèmes, écrit André Thibault,
on espère que les partenaires économiques créent
mille variations originales (au moins originales à leur propre
yeux) conformes à leur caractère et à leur environnement.
Lorsque la concentration des entreprises réduit cette diversité
et élimine les petits producteurs autonomes, lorsque les pressions
à la consommation rendent de plus en plus difficile la perception
lucide de ses besoins et désirs, l'apport de chaque travailleur
et les préférences de chaque consommateur se fondent et
se perdent dans la standardisation et l'exclusion. Contrairement au titre
dont se pare cette économie, il n'y a plus de marché...
sauf au sens de marché de dupes !"
Au niveau du principe
Enfin, comme pour nous rappeler quelques unes de nos tendances collectivistes
par trop simplistes ou non comprises, rapport aux solutions totalitaires
expéditives au capitalisme et rejoignant en ce sens les propos
de nombreux économistes d'inspiration marxiste, André Thibault
concluera ce savant chapitre sur un bilan critique du travail et de la
domination dans les économies socialistes.
"Le contrôle par une minorité s'accommode aussi bien
de la propriété publique que de la propriété
privée des moyens de production. L'observation révèle
d'inconfortables constantes à droite et à gauche.
"Si on dépasse le barrage des mots et que l'on regarde froidement
qui décide et qui doit se plier aux décisions, on s'aperçoit
que le paysage des pays de l'ex-bloc de l'Est contre-disait radicalement
les prétentions de l'idéologie." Et citant Castoriadis
:" la suppression de la "propriété privée"
laisse entièrement ouverte la question : qui dispose effectivement
désormais des moyens de production et de la production elle-même
? Or en Russie (...) c'est la bureaucratie (...). Sous le couvert de la
forme juridique de la "propriété nationalisée"
(étatique), elle en a le jus fruendi, utendi et abutendi"
(1)
Le conflit comme une donnée de fait
"L'appropriation des moyens de production par les travailleurs en
Europe de l'Est, reprendra André Thibault, avait autant d'authenticité
que l'Illiade en version hollywoodienne : les images donnaient le change,
mais le sens n'y était pas. (...) L'Etat dit socialiste a dû
se donner un pouvoir politique encore plus dur que le pouvoir économique
des capitalistes privés, en ajoutant l'oppression à l'exploitation.
Autrement dit, lorsque cet Etat a fait main basse sur les usines, il a
réalisé par d'autres moyens la concentration du pouvoir
économique que l'accumulation avait permise en régime libéral.
"(...) Entre les sociétés qui se présentent
comme libérales et celles qui furent basées sur le capitalisme
d'Etat et qu'on disait "en transition vers le socialisme", les
rapports de production se sont avérés de simples variations
sur un même thème : à l'Est autant qu'à l'Ouest,
les salariés vendaient leur force de travail, la division des tâches
séparait l'être humain du produit de son activité,
sa rémunération était rarement équivalente
à l'effort qu'il avait fourni, la conception demeurait généralement
séparée de l'exécution"...
André Thibault nous proposera pour clôre ce débat
une réflexion axiale sur les luttes classiques, les conflits sociaux
et la place qu'elles/ils occupent sur la scène sociopolitique aujourd'hui
: "Je reconnais que le conflit est une composante inéluctable
de la vie en société. Mais quoi qu'en ait pensé grand
papa Marx, je vois le conflit comme une donnée de fait, non comme
une valeur en soi dépositaire de quelque mystérieuse primauté
philosophique...
"(Par contre) je perds toute tolérance dans les cas où
l'entreprise pratique des formes grossières d'exploitation, quand
elle traite ses employés comme de simples facteurs de production,
quand travailler à l'usine réduit l'espérance de
vie.
"Je souhaite (donc) une mise à jour de la critique, principalement
sur le terrain de l'organisation du travail. La dimension des activités
des entreprises, le type de productivité recherchée, dépossèdent
de leur activité des travailleurs de tous niveaux. Le rôle
de chacun est encadré au point d'être étouffant. Les
grandes administrations semblent condamnées à cette absurdité
qui les limite dans leur essence même. Au fond, je souhaite à
tous ceux qui ont besoin de s'actualiser dans leur métier ou leur
profession de trouver du travail ailleurs !"
A mĖditer, avant d'attaquer les pages suivantes, les propos de Jacques
T. Godbout (sociologue et professeur émérite à l'Institut
National de la Recherche Scientifique du Québec) auteur sur lequel
insistera grandement André Thibault en ouverture de chapitre (notes
2, 3, 4).
Note et repère d'actualité
1- "Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II" Castoriadis,
Seuil, 1986
2- Pour les amateurs de pensée sociale, un extrait de conférence
sur l'esprit du don, en tant qu'une part et forme des échanges
humains écrira André Thibault, et objet spécifique
des recherches de Jacques T. Godbout : "... Comme le marché,
le don est aussi une façon de faire circuler les choses et les
services entre les personnes. La circulation des choses qui passe par
le don repose plus sur les liens sociaux, les valeurs dappartenance,
de gratuité, de générosité, daltruisme.
La circulation par le don repose sur la liberté. Lacte de
bénévolat, libre et gratuit envers un inconnu est le geste
de contestation le plus radical contre la mondialisation marchande qui
voudrait que le temps ne soit que de largent...."
3- Lire également l'introduction du célèbre ouvrage
"Le don, la
dette et l'identité"
4- De multiples
références Web sur J.T.Gogbout sur Agora
Chapitre IV
La politique
"L'armée et la police ne peuvent céder du terrain que
lorsque s'étend le domaine du débat et que se restreint
celui des affrontements sauvages. Alors que le règne de la violence
dispose de moyens innombrables et colossaux (armes nucléaires,
biologiques ou chimiques, pollution industrielle, surveillance électronique,
fichage informatisé des dossiers de chacun), il ne reste pas mille
options. La libre et constante recherche de compromis mutuellement acceptés
se dessine comme une manière plausible de gérer un territoire
inexorablement commun..."
Dans ce chapitre il ressort clairement que la volonté civile, administrative
ou citoyenne consiste à ne pas laisser les politiques (ou les théories),
quelles qu'elles soient, libres de façonner le paysage électoral,
urbain, social, familial sans de sérieuses remises en question,
contre-propositions ou oppositions. Schématiquement : on est pas
obligé de s'entendre sur tout avec tout le monde comme avec son
meileur ami mais on est tenu, ensemble, pour avancer, de se poser un certain
nombre de questions avec un certain relativisme d'ouverture, ennemi avoué
du scepticisme et du partisianisme excessif. André Thibault demeure
plus que jamais, ici, attaché à son sens des variations
autour de l'axe de l'expérience relative, clés de la concertation,
des négociations et des possibles.
Cultiver la différence
"Peut-on forcer une économie à produire ?" puis,
au plan socioprofessionnel, posons la question : " qu'est-ce qu'on
crée ou qu'est-ce qu'on empêche comme occasion d'expériences
sociales quand on définit un poste, la composition d'une équipe,
un cheminement de carrière ?" puis au plan sacrosaint de la
natalité, du contrôle politique des naissances: "peut-on
forcer un pays à procréer ?"... L'économie ultraplannifiée,
l'organisation hierarchique radicale d'une entreprise comme sa gestion
aveugle sans recherche sociale appliquée, le clônage et les
manipulations génétiques ne seraient-ils pas par extension
autant d'aspects d'une sournoise dictature des certitudes sur l'imagination
du monde ?...
"Cultiver la différence" sera finalement, selon André
Thibault, le maître mot du discours sur le débat politique
moderne socialement responsable, la différence entre une politique
fonction de support des acteurs sociaux, louable souci, et une direction
exercée politiquement sur une collectivité de robots.
"(Du reste), demande encore Thibault, faudrait-il renoncer à
imaginer un monde meilleur ?... Des rêves, si l'on en croît
Castoriadis, qui seraient précisément ce qui fonde l'institution
de la société".
Par le rêve, le sociologue et le militant proposent une certaine
distenciation d'avec les principes théoriques, une option donc
sur le caratère indéterminé du monde social réel,
de la nature arbitraire des choix de valeurs.
Castoriadis : " la valeur (...), l'égalité (...), la
justice (...) sont des idées/significations politiques concernant
l'institution de la société telle qu'elle pourrait être
et que nous voudrions qu'elle soit - institution qui n'est pas ancrée
dans un ordre naturel, logique ou transcendant. Les hommes ne naissent
ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les
voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société
juste et autonome - sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais
être définitivement défini, et que le secours que
la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours
radicalement limité et essentiellement négatif" ("Les
carrefours du labyrinthe" - Seuil, 1978).
L'incertitude de l'esprit, le tatônement des recherches, les conflits
intérieurs et les polémiques sont des faits évidents
(pour qui ne veut pas trop tricher), soi et autrui en découlent.
L'homme est limité par nature. Cette limitation affecte ses dispositions
et prédispose à certaines lourdeurs dans le champ de l'organisation
sociale et plus encore dans celui du politique. Il sera dit plus loin
que "la plupart de nos structures politiques sont trop cohérentes
pour être vraies. (Que) les majorités sur lesquelles on prétend
s'appuyer sont largement mythiques et fictives".
La culture de la différence est bien observable
Que l'on se souvienne du NON au Traité Constitutionnel Européen
du 29 mai 2005 en France, du NON hollondais quelques jours plus tard :
un NON qui devra une bonne part de sa victoire à l'intense culture
conviviale et de proximitée du NON des internautes, très
vite superficialisée - mais en vain - par la concurrence économique / politique
des médias institutionnels.
Que l'on estime à sa juste valeur le nombre et la qualité
des projets populaires d'AssemblĖes constituantes, je pense notamment
à ceux d'Amérique Latine, du Québec bien sûr,
de l'Europe - dans tous les Etats de l'Union Européenne coéxistent
une multitude de collectifs citoyens, de groupes de recherche-action sur
la base de projets communs constituants alternatifs.
Inutile de rappeler l'impact social du développement transnational
des politiques altermondialistes, des Forums Sociaux pour lesquels le
WEB des sociohistoriens immĖdiats et animateurs politiques populaires
(plus ou moins en appui sur des collectifs sociaux, quelques universités
ou groupes de recherche indépendants) joue le rôle de média
non centralisé, pour une fois, à l'abri de l'autoritarisme,
de l'élitisme, des tentations normatives, dans un sain climat d'échanges
conviviaux, de création, de projets de sociĖtĖ et non de concurrence
ou de compétition...
"La démocratie a déjà fait un pas énorme,
écrira Thibault, en substituant le pouvoir de la majorité
à l'arbitraire des oligarchies. On est mûr pour l'étape
suivante, celle de composer avec la réalité complexe d'un
social multiforme que les simplismes traditionnels de la politique politicienne
reflètent de moins en moins...".
Je crois ces propos en phase avec les besoins des acteurs sociopolitiques
de notre temps. Qu'il suffise au lecteur de se pencher sur les réflexions
d'un Etienne Chouard sur les principes généraux d'une bonne
constitution - qui salue, au passage, la plateforme constituante de l'Union
des Forces Progressistes québécoise pour l'indépendance.
Que le lecteur s'autorise, ici, une lecture croisée d'avec les
propositions générales et spécifiques d'André
Thibault. (1)
"Une culture qui ne valorise pas les diverses identités collectives,
écrit Thibault, est une culture qui encourage la domination des
uns sur les autres. Que certains se considèrent peu eux-mêmes,
qu'ils aient honte de leur langage, qu'ils n'osent pas rendre publiques
leurs aspirations, révèle une accoutumance à l'exploitation,
à la domination ou à la marginalité qui explique
la faible représentation de plusieurs groupes sociaux dans les
débats collectifs".
Et plus encore "(...) Aucune société n'est viable à
long terme si elle coupée des autres sociétés....
(car) le pire handicap dans un rapport de force déséquilibré,
c'est de ne même pas savoir en quoi consistent les avantages de
l'autre."
Confirmant : " il est à la portée de tous de contribuer
à rendre et à garder vivante la riche hétérogénéité
qui constitue une société. Les choix sociaux ne sont l'oeuvre
exclusive d'aucun acteur en particulier, mais n'ont de sens et de viabilité
que nourris par l'apport de chacun... Quel que soit le degré de
transformation des mentalités qui résulte de toute intervention
éducative, elle ne peut qu'activer une dynamique complexe encore
en train de s'inventer entre de multiples acteurs autonomes qui apprennent
à s'influencer en recourant au besoin au conflit aussi bien qu'à
la coopération".
Des rites polymorphes de passages
Le monde est confronté a une nuée de rites polymorphes de
passage plus ou moins lisibles ou acceptés. Nous ne pouvons que
souscrire à cette remarque qui reviendra comme une variation le
long de cet exposé sur l'ajustement civil et citoyen à la
société contemporaine dans un contexte voulu socialiste
par l'auteur, c'est-à-dire d'Etat redistributeur, de pluralisme,
d'économie ouverte et variée (les petites structures, plus
souples, y jouent un grand rôle), de libre natalité (en opposition
au fantasme de la dénatalité et de la crise de fécondité
des Etats), de désinstitutionnalisation de la famille (autre spectre
- à l'égal du marxisme - de la droite/gauche réactionnaire
de Montréal à Moscou, de Washington à Madrid) et
de parité professionnelle entre les sexes...
Un contexte nouveau est à défendre
Les Etats plannificateurs des naissances, les familles conservatrices
statistisées et leurs rejetons moralisés ont encore du mal
à l'accepter. En effet, les idéaux passés auxquels
s'agrippent les classes politiques dominantes, néolibérales
et conservatrices ("l'organisation politique camoufle sous une apparence
anachronique de cohésion les intérêts particuliers
divergents, se condamnant à violer ses propres règles pour
s'adapter à la réalité") ne voit toujours pas
d'un bel oeil les libertés et les droits en passe d'être
conquis sans violence ni dégoût par les forces sociales,
à commencer par nos préoccupations les plus essentielles
et les plus élémentaires :
"(...) Les possibilités de choix (aujourd'hui) confrontent
la conscience à des options déroutantes et les trajectoires
individuelles se multiplient... Qu'on le veuille ou non, écrira
André Thibault, les membres de la famille et les proches en général
ne s'imposent plus comme seule réponse réaliste au besoin
de relations humaines significatives; par la force des choses, ils sont
mis en compétition avec une foule de concurrents. La personne qui
abandonne un bateau où elle ne trouve pas son compte ne se condamne
plus nécessairement à dépérir sur une île
déserte : d'autres ports et embarcations s'offrent à l'accueillir,
dont la plupart débouchent sur autre chose que des couples reproducteurs.
Ceux qui restent sur le bateau assistent impuissants à de nombreux
départs !"
Note et repère d'actualité
1-Etienne Chouard, les
principes généraux d'une bonne constitution
Ses Propres Moyens (2/2)
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Editions
Nota bene (NB) Annonce non commerciale!
"S'il est vrai que les purs idéalistes aboutissent à
l'impuissance ou à des projets aussi désastreux dans leurs
effets qu'angéliques dans leur conception, il n'en demeure pas moins
que l'activité intellectuelle a la responsabilité de fournir
à l'action une indispensable inspiration. L'acharnement avec lequel
les adversaires de la liberté s'en prennent à la circulation
de l'information et des idées constitue la meilleure indication de
son caractère essentiel.Voilà pourquoi ceux qui consacrent
une part importante de leur énergie à amasser de l'information,
à l'analyser, à penser et à l'imaginer ont la responsabilité
de rendre public le fruit de leur réflexion. C'est cette responsabilité
qu'assume André Thibault dans "Ses propres moyens"... (extrait,
Col. Essais critiques, dif. sept.2005)
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André
Thibault
Sociologue militant du travail et écrivain québécois
André Thibault a été le vice-doyen à la recherche
de la Faculté de l'Education permanente de l'Université de
Montréal. Il est aujourd'hui chargé de cours à l'Université
du Québec à Hull et à l'Université d'Ottawa.
Il est également membre du comité de rédaction de la
revue Possibles,
membre de l'Union
des écrivaines et des écrivains québécois
et anime depuis la mi-décembre 2000 le groupe montréalais
des Amis
du Monde Diplomatique.
Il est également, selon nos dernières informations, un ardent
défenseur de la nature et adore, par dessus tout, parler français
(débattre) avec les anglophiles...! |
Ni bonze,
ni laïc home
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