Ses propres moyens, André
Thibault (Essai)
Propos introductif et présentation de l'ouvrage
par Christian Pose (2/2)
Chapitre V
Les politiques sociales:
En guerre contre l'imaginaire maximaliste politique, économique,
social, démographique, André Thibault condamnera, ici, les
modèles qui incitent tous et chacun à devenir des phénomènes
de foire en s'astreignant à des rythmes de travail alimentés
encore par des valeurs et des règles issues du darwinisme et du
stakanovisme social. "La moindre variation utile fait triompher l'espèce
qui la possède", dira Charles Darwin. Aujourd'hui l'on parle
beaucoup des variations utiles aux marchés boursiers et du triomphe
de l'espèce qui les maîtrise. Mais cette vision maximaliste
ne contient-elle pas sa propre contradiction ?
Les buts fondamentaux d'une société
"Notre système est bati sur un principe de compétition,
écrit notre auteur, le bien commun est censé résulter
des efforts maximaux que chacun déploie pour sa propre survie.
Dans la perspective "éconolâtre" prédominante,
chacun doit, pour survivre et se reproduire, assumer des combats continuels
pour bénificier d'interludes de dominance dans un match sans fin
avec le reste de l'humanité. Sur les épaules des individus
les plus doués est investi le succès de l'espèce
dans la compétition pour la survie, ce qui implique l'affrontement
continuel des groupes entre eux et des individus entre eux. Les plus performants
jouissent comme individus d'un degré de bien-être et d'épanouissement
que la société avait rarement procuré à qui
que se soit auparavant... sans que cela suffise nécessairement à
les satisfaire !
"Mais les buts fondamentaux d'une société consistent-ils
nécessairement à rendre les humains plus euphoriques et
puissants qu'ils ne l'ont jamais été, peu importent les
effets pervers ? Combien de nos contemporains vivent dans leur travail
et jusque dans leurs loisirs des stress constants difficilement supportables !
La remise en question de ces modes de vie ne peut être escamotée."
Des limites réelles
Une telle réalité conduit à des équations
sociales insolubles et rejaillit bien évidemment sur le casse tête
chinois de la gestion des politiques sociales, par contre "uniformes
et standardisées" mais "débordant très
largement, écrira André Thibault, la compétence exigible
de nos semblables. Ces responsabilités étant attribuées
sans tenir compte des limites humaines et de celles de la réalité.
"Désormais les politiques sociales telles que nous les connaissons
(impliquant des centaines de milliers d'individus pour des budgets de
plusieurs millions de dollars) situent les lieux de décision à
un palier où il est impossible d'en évaluer la pertinence,
d'en adapter les modalités aux besoins réels, d'en suivre
et d'en contrôler les résultats. Ou bien les décisions
affectant à ce point l'ensemble de la collectivité résultent
d'une réelle négociation entre les groupes sociaux touchés,
ou bien le décrochage et la débrouille plus ou moins délinquante
face au consensus imposé représentent des issues hautement
probables.
"Pour qu'un régime standardisé soit gérable,
cela implique que les personnes extrêmement diverses auxquelles
il s'applique soient réduites à leur définition de
bénéficiaires, et en plus, que tous les bénéficiaires
d'une même catégorie fassent l'objet d'une analyse homogène,
c'est-à-dire, insistera André Thibault, d'une caricature.
Il faut ignorer systématiquement les cas particuliers... c'est-à-dire
tous les cas.
Malheureusement pour nous tous "une catégorie de la population
est définie en bloc par une même autorité. Cette simplification
unique a alors force de loi. Le haut degré de fiction qui en découle
n'est pas étranger à l'insatisfaisante performance pratique
(des) ... politiques sociales." (1, 2, 3)
Notes et repères d'actualité
1- A titre de crédit documentaire je vous propose un coup d'oeil
sur les droits civils, économiques, politiques, sociaux et les
politiques sociales au Québec et au Canada, un remarquable dossier
d'actualité sur les droits des personnes pauvres composé
par La Ligue des Droits et Libertés
2- Un excellent article sur la question de Lucie Lamarche, professeur
à la faculté de science politique et de droit de l'université
de Québec à Montréal intitulé "La place
du Québec sur la scène internationale, qu'en est-il des
droits des personnes ?" publié dans les colonnes de Devoir.com
en août 2005
3- André Thibault proposera une critique du peu de mouvements occasionné
au Québec par les questions du Comité sur les Droits Economiques,
Sociaux et Culturels des Nations Unies dans notre interview "Quelques
propos sur le politique, le droit, les lois, la capitalisme, la misère
et l'utopie concrète pour refonder la société"
(Q.4) d'août/septembre 2005
Chapitre VI
Santé émotive et relations interpersonnelles
André thibault nous proposera, ici, une étonnante réflexion,
aussi personnelle qu'argumentée, sur l'épineuse question
de la sociabilité. Une façon de pénétrer par
la psychologie sociale, l'émotion, les relations interpersonnelles,
les lettres, l'humour aussi, les différents aspects d'une crise
existentielle source d'évidentes mutations dans nos rapports au monde, ð autrui, autrui qui, ici, cesse d'être l'emblématique
enfer sartrien, ð la vie professionnelle, sociale et bien entendu familiale.
Entraide, failles, fractures...
A travers de multiples séances "d'entraide", de "soutien"
psychologique, amical ou affectif, d'"analyses", d'"orientations",
notre auteur invitera de nombreux "patients" à se repositionner
au coeur d'une défaillance, d'un déséquilibre ou
d'une crise profonde. L'on sait également que ce qui vaut pour
l'infinimement petit vaut parfois pour l'infiniment grand. Beaucoup de
conflits, de chaos (non limitatifs) et de crises naissent de ces failles;
de nombreux auteurs utiliseront, du reste, le concept de "fracture"...fracture
psychologique, fracture psychique, fracture de la structure sociale (là
où les forces sociales n'existent quasiment pas ou sont sous organisées),
fracture du système économique (de la production, de la
distribution), etc... L'on sait également l'intérêt
que représente ce type de failles / fractures et donc cette souffrance,
pour les gens mal disposés - je compte les capitalistes, les violents
et les avides, les mafieux, les menteurs impénitents et les macros
au nombre des gens mal disposés .
Certain(e)s se feront "rouler dans la farine" dès la
communales par de faux-maîtres, par des familles d'accueil ignorantes
ou violentes puis, plus tard, par de mauvais patrons et pourquoi pas par
de faux gourous, pour certaines de nos amies - et elles sont de plus en
nombreuses à s'en plaindre - par de mauvais maris. La littérature
sur les violences et les crimes dans les familles, dans les couples comme
sur les sectes et les dérives du communautarisme en Europe comme
en Amérique du Nord abonde en ce sens.
"Chacun se retrouve avec dans son bagage émotif une charge
de déboires bien pleine et bien tassée, écrit André
Thibault. Voici quelques exemples de débris qu'on relève,
au plan affectif (il faut bien passer par le menu pour se faire une idØe),
dans la cargaison que la vie nous a laissée :
- avoir fait face à l'absence de réponse évidente
à des moments où nous éprouvions un intense besoin
d'amour;
- la présence de tierces personnes dans la vie de quelqu'un que
nous aurions bien voulu accaparer;
- le désenchentement de l'autre qui nous a découverts comme
nous étions, après nous avoir idéalisés;
- notre propre découverte, après une flambée de passion,
que nous avions commis une erreur sur la personne.
"Ou bien de telles épreuves nous durcissent comme des tartines
dans un grille pain mal réglé, ou bien ce sont des périodes
où la sensibilité s'approfondit, se raffine : "le sujet
ayant revécu cet évènement terrifiant et l'ayant
assumé, pourra repartir de nouveau dans la vie avec un coeur léger
et assumer les responsabilités qui l'attendent". (1)
"Nos amertumes passées demeurent une partie de nous, irrémédiablement.
Si nous avons vécu assez longtemps, les déchets accumulés
deviennent même une part essentielle de notre identité. L'art
de la catalogne permet de recycler les tissus défraîchis
au lieu de les éléminier. Nous sommes des catalognes que
la vie a tissées. On imagine pouvoir éliminer a priori les
déchirements intérieurs qui tissent le drame de nos vies
- alors qu'ils en constituent aussi le potentiel de croissance."
Brève digression sur la vie domestique
Ce propos sur les causes du désenchantement me rappelle très
librement celui de l'artiste peintre Yoshikawa sur la vie domestique et
le désenchantement japonais.
"Tout ce qui n'est pas domestique est vrai, dira cette artiste japonaise,
mais tout ce qui est domestique vous conduit aux confins de l'agir juste,
du vrai, de l'essentiel. Notre rapport à l'argent, par exemple,
me dira-t-elle lors de l'atelier-exposition "Do You Like Yen ?"
est essentiellement domestique et doit être compris dans son contexte
d'échange, traditionnel ou non, ou d'outil, sans plus.
"L'importance que le japonais confère à la vie domestique
est un aspect aussi bien traditionnel que moderne... Ce pays est-il plus
libre parce que la vie quotidienne est au centre de ses préoccupations
? Oui et non. La plus grande quantité d'épargne privée
au monde y circule et est un facteur de confort aujourd'hui relativisé
par la permanence de la souffrance et de la mort. Y circule donc une part
de la cause de la souffrance du monde.
"Le Japon détient le record annuel de suicidés pour
raisons professionnelles. Les couples heureux sont rares et les familles
unies plus rares encore. Les jeunes naissent déséquilibrés
et dès le collège sont capables: déparentisés,
technopolisés, de tuer à coups de couteaux "juste pour voir
comment çà fait"; les jeunes-adultes sont capables de consacrer
une bonne partie de leurs loisirs à des sévices sexuels
et à des jeux de tortures, certains réalisent des vidéos
pornographiques pour se préparer à la vie du XXX sur le WEB.
L'on a même compté chez les plus vieux des cas assommants
de cannibalisme... pour tromper l'ennui tragique du quotidien, la violence
domestique ou le drame de la fin de vie.
"La vie quotidienne au Japon sécrète toutefois de nombreux
contrepoisons, mais ils sont difficiles à trouver... Les bouddhistes,
les shintoïstes, les confucianistes, les taoïstes ne réussissent
pas mieux que les personnes dites "sans religion". Symboliquement,
le japonais vit le quotidien en absorbant une potion de médecine
par les plantes. Elle est souvent amère, donc bonne (rires). D'un
autre côté, c'est indéniable, la vie est ce que nous
faisons...".
"Simplement la vie !"
"L'acte primordial de manger, écrit André Thibault,
marque la volonté et la nécessité de puiser dans
l'environnement de quoi vivre comme corps. Mais ce que nous mangeons et
la façon de le manger sont aussi pétris de culture : l'animalité
se réalisant en connivence avec l'imaginaire symbolique!
"Parfois même, on mange en conversant. Souvent, contrairement
à la fleur nommé volubilis, on est volubiles mais pas épanouis.
Dans beaucoup de ces conversations, tensions et agressivités inavouées
assombrissent le plaisir et l'intérêt de communiquer. En
conclure que les gens sont ennuyeux, conformistes, qu'on risque à
leur contact de perdre sa créativité, son indépendance,
passe à côté du vrai problème.
"En réalité, nous avons d'intenses désirs de
contacts chaleureux, sans que les personnes immédiatement disponibles
nous conviennent nécessairement. Tous les jours, des gens se croisent.
Deux univers qui se croisent, c'est banal. Quelquefois nous nous connaissons,
c'est déjà moins banal. Quelle capacité d'amour est
restée intacte et disponible dans chacun de ces univers ? Il arrive
que des désirs se rencontrent, que des aspirations convergent.
"Lorsqu'on les aime, bien des adultes ont peur que l'emportement
de l'amour les engloutisse aux dépens de leur originalité
personnelle. Mais tout autant, nous ne cessons jamais de craindre qu'on
ne puisse pas nous aimer à la mesure de nos besoins! On dissimule
ces besoins contradictoires derrière une grande désinvolture.
Notre assurance émotive n'est qu'une apparence! En réalité
on conserve longtemps les même grandes incertitudes qu'à
l'adolescence, celles qui retardent le sommeil et qui coupent le souffle,
et que la vie continue à nourrir au lieu de leur apporter des réponses.
"Des cultures orientales, je retiens la conception que tout dans
l'univers serait constitué par la coexistence et la tension de
pôles opposés. Vouloir le bonheur ? Oui ! A l'exclusion des
tensions ? absurde! Bonheur et tensions! dans l'amour autant que dans
la solitude..."
"Inévitables distances"
C'est le temps de se dire, en accord avec le psychologue Thomas d'Ansembourg,
que finalement il est plus correct - non seulement envers soi-même
mais aussi envers autrui - d'être vrai que d'être gentil (4).
"Un certain pluralisme confine à la coexistence de personnes
qui se dissimulent les uns aux autres ce qui les fait exister" (5).
"Certains codes sociaux auxquels nous nous soumettons divergent beaucoup
de nos tendances propres; mais quand, dans tous les domaines de l'existence,
nous faisons semblant ou que nous nous efforçons de nous adapter
à tout prix, les autres sentent intuitivement ce que nous ne nous
avouons pas à nous mêmes. Dès que nous allons assez
loin dans les confidences ou les tentatives d'intégration, nous
découvrons la distance qui nous sépare de bien des personnes
et des milieux dont des élans ou des circonstances nous avaient
rapproché. Cette sociabilité problématique n'engendre
que solitude intérieure. De même, j'ai dû me rendre
compte à la longue que, dans les moments où je suis en quête
de travail, mieux valait chercher plus longtemps que de sous-estimer mon
absence d'intérêt pour certaines tâches."
Manifester ses différences
"La différenciation actuelle des styles de vie et des valeurs,
conclura André Thibault, entraîne des possibilités
inédites de liberté, mais aussi des limitations à
la mesure des distances qui se construisent entre les réseaux de
sociabilité des uns et des autres. Dans un tel contexte, mieux
vaut être intransigeant, et l'être trop au goût de certains
qui préfèrent les exhibitionnistes de la tolérance.
Ces derniers maintiennent apparamment plus de contacts, mais communiquent
moins. La fonction phatique du langage, le bruit oral qui donne l'impression
physique d'être ensemble, prend toute la place. Manifester clairement
ses différences, ses désaccords, est plus honnête...
Les gens nombreux, qui cèdent à la pression et semblent
mener la vie sociale la plus active pratiquent au contraire une sociabilité
essentiellement passive : ils ne contrôlent en rien leurs relations
avec autrui, ils se laissent entraîner dans des conversations convenues
et mécaniques (dont un auditeur attentif pourrait deviner à
l'avance la plupart des répliques) ; ils ne choisissent par les
partenaires de rencontres qu'ils se laissent dicter par la nécessité
de leurs diverses appartenances et le hasard des occasions..."
"(...) Aujourd'hui comme alors, il faut parfois beaucoup de solitude,
de paix intérieure, pour entretenir une vie personnalisée
de l'esprit, apprivoiser les pullulements de peurs, de colères
et d'amertumes qui jaillissent des aléas de la vie sociale et se
rendre disponibles à une convivialité qui ait du sens. Cette
recherche n'en demeure pas moins aussi prometteuse - et sans doute davantage
- que la contraignante poursuite de l'homogénéité
des groupes d'appartenance. Ceux et celles qui acceptent de l'assumer
sont mieux équipés que quiconque pour faire face aux défis
de la vie actuelle."
Notes et repères d'actualité
1- C.Jamont, préface à Pierre Daco, "Les triomphes
de la psychanalyse, Verviers, Marabout, 1965
2- "Do
You Like Yen ?" Tokyo-Paris, Mami Yoshikawa, 2004
3- l'écologie
des économies et des ménages, M. Yoshikawa
4- Thomas d'Ansembourg,
"Cessez d'être gentil, soyez vrai!" Montréal, ed.
de l'Homme, 2001
5- Fernand
Dumont, "Le sort de la culture", Montréal, ed. L'Hexagone,
1987
Chapitre VII
Conflits, solidarités et appartenances
De nouvelles propositions. Si notre auteur est lié aux mouvements
altermondialistes (comme à la préparation du Forum Social
québécois de printemps 2006), à ATTAC Québec, aux Amis
du Monde Diplomatique-Canada dont il anime le groupe de Montréal,
ou s'il suit avec intérêt les mutations historiques des mouvements
alternatifs comme D'abord Solidaires, Réseau de Vigilance, les
Verts ou Option citoyenne qui fusionnera en 2006 avec l'Union des Forces
Progressistes (UFP), il n'en est pas moins comme beaucoup d'intellectuels
québécois un penseur/acteur social à la fois critique
et subversif au sein des courants qu'il a soutenu ou qu'il soutient encore.
André Thibault propose une nette distanciation, et l'on comprendra
bien pourquoi, d'avec l'idolâtrie politique et bien entendu d'avec
les idéologies politiques convientionnelles chosifiées,
les comportements politiques, économiques et sociaux stéréotypés
réglés sur le pas de l'institutionnalisation au rythme des
intérêts souvent contradictoires entretenus par les lobbys
(qu'il vaut mieux rendre légaux une fois pour toute selon l'auteur)
et les grosses entreprises. Il propose, en quelque sorte, une ouverture
psychologique sociale dans le champ intense des activités, et parfois
une philosophie pratique de l'action politique non violente ouverte aux
développements régionaux et locaux, et c'est plutôt
une bonne chose.
A un autre plan, ce chapitre, qui est une version remaniée d'un
document publié dans le quotidien Le Devoir en mars 1983, démontrera
l'avantage humain du sens pratique, empirique et relativiste; un habile
compromis pour la recherche de solutions concrètes aux conflits
mais également pour la préservation de la dynamique sociale
engendrée par les intérêts du particulier et par ceux,
souvent en opposition, des collectivités. Il n'est donc pas étonnant
qu'André Thibault, homme de débat mais également
de gestion (il co-administre les éditions alternatives Ecosociété),
donne en ouverture de chapitre la parole à Amadou Toumani Touré,
chef d'Etat du Mali : "Cette liberté nouvelle c'est comme
une cour de récréation, écrit Amadou Toumani Touré
- sans doute après le renversement du dictateur Moussa Traoré
en 1991 ou après sa propre élection à la présidence
du Mali en 2002, il faut du temps pour organiser tout le monde et pour
que chacun sache où est sa place"... (1)
"Mes intérêts légitimes et ceux d'autrui ne cesseront
jamais d'être en litige, écrit André Thibault. Nos
visions de la société non plus. Les conflits sont inhérents
à la vie sociale, même si elle n'est pas que cela. L'ordre
est toujours partiel et provisoire. Dans tous les domaines, nous avons
des divergences les uns avec les autres...
"Il n'y a pas de raisons pour que les Québécois en
particulier s'aiment tous et toujours à tour de bras...et ce n'est
pas nécessaire ! Nos institutions, comme toutes les institutions,
sont ce qu'elles sont : quelques fois consensuelles ou constructives,
quelques fois orageuses ou régressives. Les grands affrontements
qui opposent régulièrement notre Etat et nos organismes
syndicaux, populaires, culturels, etc. ne sont pas l'apocalypse. Ils sont
simplement pénibles et angoissants. Ces institutions que nous avons
tant idéalisées se sont révélées elles
aussi des appareils de pouvoir, ni plus ni moins que les multinationales
ou la publicité.
"Le Québec n'est pas plus que d'autres à l'abri des
glissements vers la sécheresse technocratique, le totalitarisme
ou la violence. Hitler n'est pas un accident, non plus que le nettoyage
ethnique au Rwanda, le massacre des Arméniens par les Turcs... ni
le rejet par l'Immigration canadienne d'autres Turcs qui, eux, n'avaient
jamais massacré personne. C'est le tragique de la condition humaine.
Il n'y a pas d'absolus : ni le culte identitaire, ni l'autorité
de l'Etat, ni la lutte des classes, ni la définition des droits
et libertés.
"Nous avons fourni l'occasion aux leaders indépendantistes
de se croire l'incarnation vivante de l'identité québécoise
- aux leaders de nos Centrales de se prendre pour le fer de lance de toutes
les luttes sociales - et à nos ministres des Finances de se constituer
cerveau financier d'un peuple de poètes qui ne savent pas compter.
Ils finissent par succomber à notre excès de confiance.
Comme la divinité ne se partage pas facilement, eh bien ! leurs
confrontations sont forcément épiques."
Un long processus démocratique d'émancipation
Si ce très important document de 1983 est remanié et
diffusé en 2005 l'on peut raisonnablement penser que l'indépendance
Québécoise n'est pas gagnée, mais que des ouvertures
psychologiques sociales et des canaux manquant hier pour vivre les conflits,
les rejets et les frustrations sur le chemin sont désormais lisibles
et donc disponibles.
"Les élections (après une vague de rejet du politique
par les jeunes et une prise de conscience de l'enjeu Ølectoral) écrira
André Thibault, en tant qu'affrontements ritualisés auraient
à leur charge de canaliser la somme des agressivités refoulées..."
De nombreuses actions seront donc engagées pour renforcer le sens de
la resolidarisation et de la resocialisation auprès des jeunes-adultes quØbØcois.
Encore des conflits : Etat et syndicalisme
"L'Etat et le syndicalisme se pensent chacun les mandataires infaillibles
et absolus d'une cause sacrée. A l'avant-garde de l'ensemble des
démarches progressistes de notre société, nous avons
vu dans l'action syndicale la forme privilégiée de la marche
collective inexorable vers une société juste. Nous estimions
avoir enfin un projet de société cohérent et unificateur,
cimentant la sainte alliance des forces de développement et de
justice, avec au sommet un Etat qui nous incarnait intégralement
et dans la transparence. Mais lorsque papa et maman se mettent à
se lancer des assiettes et à parler de divorce, bébé
vit difficilement son dépucelage affectif. Le monde semble s'effondrer.
Bébé est forcé d'admettre que papa et maman ont des
défauts. Notre scénario a été bousillé.
La messe solennelle de notre émancipation collective avait tellement
bien départagé le choeur des bons et celui des méchants!
"Quand se produisent les affrontements entre les puissants appareils
de l'Etat et du syndicalisme, la plupart d'entre nous n'y pouvons rien!
Pourquoi nous sentirions-nous responsables de dépanner des acteurs
qui se sont volontairement embourbés dans leurs conflits ? Si nous
succombons au chantage moral exploitant le vieux fond de scrupule chrétien
des Québécois, nous sommes encore une fois les dindons de
la farce.
"Nous manquons (en fait) d'occasions et de canaux ordinaires pour
vivre nos conflits. Notre rejet justifié de la violence va jusqu'à
réprimer et censurer les inévitables affrontements vigoureux
entre nous. Le sourire "ben l'fun" qui concourt à donner
au Québec son visage hospitalier n'exprime pas seulement la chaleur
humaine : on peut y lire aussi une peur chronique de vivre, de s'affirmer,
de s'opposer, de risquer..."
Les possibles humains, l'activisme local, une riche dimension politique
et sociale
Ici, André Thibault commente la mutation historique en cours. C'est
précisément parce qu'il n'y a pas d'absolus (ni d'homogénéité
sociale à conquérir à tout prix) que tout s'écoule
ou se transforme (le rôle de l'immigrant et de la marge) selon un
immuable principe interactif de variations, de créations d'imaginaire
et d'expériences, que les possibles humains - atypiques - sont
possibles et que la vie locale et ses nombreuses charges demeurent un
précieux et indispensable enjeu, tant local que planétaire.
Nous voulons bien le croire.
"(...) L'émergence tâtonnante de nouvelles règles
du jeu (sociopolitique) transforme la substance même de l'identité
des acteurs. La société devient autre. De nouveaux venus,
ainsi que des membres jusqu'àlors dominés, exclus ou marginalisés
s'adaptent mieux et aménagent leur espace; d'autres naguère
privilégiés et bien intégrés perdent leurs
avantages. Les arrivés et les départs s'accumulent.
"Comme tout s'expliquait toujours par la société globale,
laquelle possédait un grand degré de cohérence, il
fallait la changer pour un autre modèle de société
possédant un non moins grand degré de cohérence.
Un tel réflexe nous a conduits à mépriser les actions
locales et la vie quotidienne. Un certain type de sociologie, nourri des
textes austères et sérieux qu'on parcourt la nuque tendue
et les sourcils froncés, avait un peu déformé notre
regard. Je le dis d'autant plus volontiers que cette manie intellectuelle
québécoise est justement la discipline intellectuelle dans
laquelle j'ai étudié et assuré ma subsistance.
"Personne n'instaurera jamais de façon définitive et
totale la justice, la paix et l'harmonie. Démystifions donc la
séduction des modes idéologiques ou des alternances électorales
qui nous promettent sur un plateau le parfait bonheur. Une fois absorbé
le choc des grandes deceptions, nous avons une chance de nous éloigner
un peu de l'infantilisme politique. Il est temps de reprendre sans cesse
nos tâches quotidiennes et locales, le plus souvent à une
échelle modeste.... Il n'est plus possible d'imaginer que certaines
institutions centrales portent sur leurs épaules la société
au complet, et d'en attendre les ordres et les directives. Les actions
locales et la vie quotidienne, nous avons à les habiter, à
les assumer...".
Notes et repères d'actualité
1- Amadou
Toumani Touré, chef d'Etat du Mali, biographie
2- Amadou
Toumani Touré : Internet & Démocratie
Chapitre VIII
Valeurs et règles du jeu
Il sera difficile de ne pas se sentir impliqué par la matière
traitée dans cet avant dernier chapitre "Valeurs et régles
du jeu". Nous vivons de nouveau une époque charnière.
Il est vrai cependant qu'un certain ancien monde/régime s'attarde,
s'acharne, résiste, et ne souhaite pas laisser passer ces nouveaux
acteurs conscients des effets nuisibles des sociétés transnationales,
de l'inefficace des institutions publiques - un récent audit réalisé
pour l'Etat français, inexplicablement (?), par le groupe bancaire
privé BNP-Paribas (rapport Pébereau) annonce une dette publique
record de 2000 milliards d'euros soit plus de 120% du PIB français
(le taux d'endettement maximum des Etats autorisé par Bruxelles
est fixé à 60% du PIB)- de l'agressivité redoublØe
des marchés, des coups d'Etat à crédit ou à
retardement dissimulés sous d'habiles contrats d'échanges
ou zones de libre-échange, et surtout conscients du rôle
que jouent pour cette minorité commerciale / économique / néolibérale
: droit et police. Ce sera, du reste, le sous-chapitre intitulé
"Le droit ou la Police ?" qui me parlera le plus.
Mais tout d'abord je ne peux m'empêcher, alors que vient de s'achever
le dernier sommet de l'OMC à Hong Kong, de repenser lors d'une
brêve digression historique à ce que "grand papa Marx"
écrivait dans sa postface à la seconde édition allemande
du Capital le 24 janvier 1873 et à ce que Frédérich
Engels écrivait dans la préface à l'édition
anglaise, toujours du Capital, le 5 novembre 1886.
Dans sa postface il faisait part de ses réflexions sur les pressions
de l'Association libre-échangiste fondée en 1838 par les
fabricants Codben et Bright à Manchester. Elle luttait (entre patrons)
pour l'abolition des Lois sur les Céréales (Corn law) contre
les intérêts conservateurs des Landlords et obtint gain de
cause en 1846...
Ce qui est intéressant c'est que la bourgeoisie avait conquis le
pouvoir politique en France et en Angleterre et la lutte des classes -aujourd'hui
nous élargirions le concept à celui de résistance
et de lutte des opprimés dans le monde - avait prit alors, dans
la pratique et dans la théorie, dira Marx, des formes de plus en
plus explicites et menaçantes. Cette lutte sonnera le glas de l'économie
bourgeoise scientifique. La question ne sera plus, en effet, de savoir
si tel ou tel théorème est vrai (il en ira de même,
à mon sens, pour le propos théorique juridique et économique
dominant contemporain), mais s'il est utile ou nuisible au capital, s'il
lui cause de l'agrément ou du désagrément, s'il est
contraire ou non aux réglements de police...
Engels écrira cet intéressant document : "(...) Le
temps approche rapidement, ou un examen approfondi de la situation économique
de l'Angleterre s'imposera comme une nécessité nationale.
Le fonctionnement du système industriel de ce pays, qui ne peut
se faire sans une extension constante et rapide de la production, et par
conséquent des marchés, en est arrivé à un
point mort. Le libre-échange a épuisé ses ressources;
et même Manchester doute de cet évangile économique
qui fut autrefois le sien. L'industrie étrangère qui se
développe rapidement se dresse partout en face de la production
anglaise, et cela non seulement sur les marchés neutres et même
de ce coté ci de la Manche. Tandis que la force productrice augmente
en raison géométrique, l'extension des marchés augmente
en raison arithmétique (l'on comprendra aisément les raisons
de l'expansion du juridisme commercial occidental pan étatique
et des "plans légaux" de conquête des nouveaux
marchés au nom de la démocratie - droits d'annexion militaire
des Etats socialement démunis, droits policiers des douanes et
lois antiterroristes garanties - nda).
"Le cycle décennal de stagnation, prospérité,
surproduction et crise, écrira Engels, qui se reproduisait régulièrement
de 1825 à 1867 semble, il est vrai, être résolu, mais
seulement pour nous faire échouer dans le bourbier sans espoir
d'une dépression permanente et chronique... La période de
prospérité si ardemment souhaitée, ne viendra pas... chaque
hiver se pose cette question : "que faire des chômeurs?".
Mais tandis que le nombre des chômeurs va grandissant d'année
en année, il n'y a personne pour répondre à la question
et nous pouvons presque calculer le moment où les chômeurs,
perdant patience, prendront eux-mêmes leur sort en main...
"L'Angleterre est le seul pays ou la révolution sociale inévitable
pourrait se faire par des moyens pacifiques et légaux. Certes,
Marx n'a jamais oublié d'ajouter qu'il ne s'attendait guère
à ce que les classes dominantes en Angleterre se soumettent à
cette révolution pacifique et légale sans faire une "proslavery
rebellion" - allusion au soulèvement des planteurs esclavagistes
des Etats du Sud qui contribua au déclanchement de la guerre civile
américaine de 1861-1865 !..." (1).
Des revirements spéctaculaires
Les grandes questions demeurent quasiment inchangées, par le fond
comme par la forme. André Thibault, comme répondant à
Marx par le moyen de la créativité sociale (moyen révolutionnaire
pacifique et légal s'il en est et par lequel il exhortera l'individu
et la collectivité locale a se prendre en main), dira dans son
propos relativiste sur l'Etat de droit et sans jamais minimiser les ravages
du libre-échange autant que les causes probables des échecs
des Etats socialistes : " Sur les bords de la Vlatva que nous persistons
à appeler la Moldau, des Pragois et des Pragoises se félicitent,
eux, d'avoir continué à espérer en un Etat de droit
lorsque las baïonnettes eurent rétabli chez eux la loi et
l'ordre tels que figés par une géopolitique qui semblait
alors coulée dans le béton. Dans l'ex URSS, après
la Pologne et la Hongrie, en Chine même, l'aspiration à une
plus grande démocratie a suscité un enthousiasme aussi débordant
- et aussi vulnérable - que l'on fait naguère les grandes
révolutions libérales, la française et l'américaine.
Les désenchantements qui suivent n'en effacent pas les traces.
"Admettons que les actions qui s'offrent à nous (aujourd'hui)
sont moins spectaculaires qu'elles ne l'étaient. Certains revirement
de valeurs et d'attitudes sont (cependant) spéctaculaires. La démocratie
pluraliste en train de s'inventer s'inspire de nouveaux modèles,
forcément pragmatiques et relativistes. Les outils prometteurs
s'appellent accommodement, négociation, solution de problèmes.
Ces expérimentations sont lourdaudes, rigides on s'enfarge dans
le juridisme... mais les remèdes à ces bavures sont en avant,
pas en arrière. La tradition en reste schématique, squelettique,
elle manque de viande. Mais les tendances nouvelles sont en train de construire
mine de rien une autre "socialité".
"La société est et sera toujours imparfaite. Quand
nous n'inventons pas de baumes et de boucliers ou même la paix alors
se multiplient les blessures. C'est souvent grâce à des mécanismes
formels débouchant sur des décisions écrites ayant
force réglementaire que les conflits entre groupes et entre individus
peuvent s'atténuer.
"Nous sommes tous les jours exposés à nous faire écraser
les orteils par un pied qui n'adhère pas aux mêmes codes
de conduite que nous. Les pieds, comme fauteurs de troubles, sont universels,
transculturels, interclasses et unisexes. Dans la société
où nous vivons, ils obéissent tous cependant aux mêmes
tribunaux, les uns volontiers, les autres sous la contrainte. Comme nous
sommes toujours en butte aux lacunes de notre condition humaine, principalement
aux dangers que chacun fait courir aux autres quand il se conduit comme
un pied, aussi bien nous initier au fonctionnement du pied et à
l'art de traiter les litiges qu'il provoque."
Tout est relatif
André Thibault estime plus loin que le recours à la justice,
entre deux maux il choisira le moindre, peut êre un moyen, "la
grisaille ne serait pas la grisaille... " tout en combattant comme
nombre de ses collègues de l'université et des mouvements
alternatifs le juridisme et la judiciarisation du pouvoir politique au
Canada et au Québec.
La loi et le droit, c'est un constat partagé par beaucoup d'analystes
- nous le verrons plus loin dans les propos de Frédéric
Rolin - menacent d'être réduits à deux aspects du
pouvoir politique au service des intérêts des entreprises
ou du marché. L'économie entrerait donc en contradiction
avec la démocratie lorsqu'elle se mêlerait d'orienter les
lois. Et c'est bien ce que, par exemple, la vague réformiste des
différents courants altermondialistes condamne.
Notre auteur surfant sur la vague tout en s'opposant au totalitarisme
qu'il soit judicaire / juridique, politique, militaire, religieux ou commercial,
proposera de garder confiance en une certaine société de
droit, en certains aspects du marché concurrentiel et en la mutation
sociale en cours.
"Tout est relatif", dira-t-il en regardant avec "compassion
et pragmatisme" du côté de l'économie marchande
:"Avant les lois actuelles de protection du consommateur, avant leurs
réglementations que certains considèrent tatillones, dans
un contexte ou le public ne pouvait pas encore, pour se faire respecter,
brandir l'épouvantail procédurier, le vendeur avait tous
les droits et si j'étais dupé, je ne pouvais m'en prendre
qu'à ma propre candeur. De telles lois sont maintenant en vigueur."
Toutefois, relativité oblige, "l'économie marchande
n'en dispose pas moins de moyens fabuleux pour suggérer aux familles
mille dépenses inutiles, parfois recommandées par des médecins.
Des chiffres de vente faramineux sont générés par
la pléthore de produits conçus pour exploiter les sentiments
de culpabilité et d'inadéquation des parents contemporains
envers leurs chers petits, et les inviter à expier en inondant
de cadeaux cette génération "négligée".
"L'agression publicitaire n'est pas inventée par des imaginations
paranoïaques. L'attaque est permanente. Mais - et c'est toute la
différence - les entreprises écopent de plus que leur part
d'actions en justice. Ces utilisations intensives des voies judiciaires
répondent à des rapports sociaux où les intérêts
et avantages des uns empiètent sur les fragilités des autres."
.
L'ordre sans le droit
Pour renforcer son propos sur l'avantage humain du droit et des lois André
Thibault évoquera l'emprisonnement du poète noir du Malawi
Jack Mapanje (2). Cas extrême et emblématique pour appréhender
un problème commun à plus d'un démocrate, dissident,
réfractère, hérétique dans le monde, cas plus
fréquent qu'on ne le pense dans nos contrées prétendues
"pacifiées", patries des "droits de l'homme et du
citoyen" ...
Ici, toutefois, au Malawi "les rivaux" n'ont que peu l'occasion,
écrira André Thibault, de résister par des avocasseries.
Beaucoup d'entre eux apprécieraient comme un privilège ce
recours dont l'usage (en Occident) nous agace. (Les opposants au Malawi
et en Afrique) sont parqués derrière les grilles comme des
bêtes sauvages. Inutile de dire que dans ces pays le "fléau"
de la judiciarisation ne menace pas de tourner à l'épidémie.
"Plus près de nous, au premier essoufflement du mouvement
de libération du Portugal, on a vu la Garde nationale républicaine
utiliser la manière forte pour assurer "l'ordre". Ces
moeurs ont tenu le coup jusqu'à la toute fin des régimes
dictatoriaux occidentaux, elles se sont même cramponnées
lorsque l'histoire a amorcé un virage...."
Toutefois, là où l'épidémie de judiciarisation
est, je pense notamment aux Etats-Unis, le droit n'est pas davantage appliqué
et la loi est absente de bien des prisons. André Thibault parlera,
à ce sujet, de déviations caricaturales et de déviations
grotesques.
Le dramaturge Harold Pinter dans son discours d'investiture (Nobel 2005) aura une vision similaire. Il dira du
système pénitencier américain - plus de deux millions
de prisonniers - qu'il est désormais "un vaste goulag de prisons
qui s'étend d'un bout à l'autre des Etats-Unis" (3).
L'on serait tenté de dire qu'il n'y a pas de grandes ou de petites
dictatures. Ceci nous permettra de mieux cerner le problème d'un
point de vue théorique et pratique. André Thibault est bien
d'accord sur ce point.
En effet, "comparés aux petites communautés qui maintiennent
leur homogénéité à coup de mythes transcendants,
de pressions morales et de chantage affectif, les discours justificateurs
des dictatures manifestent une différence radicale de moyens mais
une similitude d'objectifs. Dans un cas comme dans l'autre, les continuels
rappels à l'ordre et à l'unité opèrent la
mise hors champ des objets disparates qui enlèveraient au tableau
d'ensemble son impression de cohérence.
"Les deux systèmes véhiculent une même conviction
parfois sincère, toujours dérisoire et tragique. Au plan
du fonctionnement social mis en oeuvre, comment ne pas y voir tout un
mécanisme de négation du caratère tendu et divisé
inhérent à la vie en société ? Même
si leurs outrances ne reposent pas uniquement sur la mauvaise foi démagogique,
il en résulte une autorité à l'aspect punitif et
vengeur, d'une dureté pathologique."
Les tribunaux plutôt que l'oppression
"Finalement l'alternative qui s'offre aux sociétés
présentes, écrira Andre Thibault, ne porte pas sur le choix
entre la convivialité généralisée et le juridisme,
mais entre ce dernier et la détention arbitraire.
"La question est de savoir si la loi encadre la police ou si la police
fait la loi. Or, dans notre système, ce n'est pas au policier de
juger. (Au regard d'un officier de police français) la société
sera protégée dans la mesure où les gendarmes se
contentent de "fournir à la justice quelqu'un qui a reconnu
être l'auteur des faits", laissant aux tribunaux la responsabilité
de décider de la culpabilité et de la sentence.
"Il ne s'agit pas de reprocher aux policiers d'être policiers,
mais de déplorer les situations où ils ne sont pas encadrés
par une autorité démocratique. Aucune société
urbaine n'arrive à se passer du métier de flic, dont l'objectif
est de neutraliser les menaces de la violence privée. Ceux qui
rêvent d'abolir la police et ceux qui veulent plutôt voir
accroître ses pouvoirs se rejoignent dans le dédain du rôle
du droit dans le fonctionnement de la société....Mais les
choses sont tellement plus tragiques là où l'estampille
marquant les décrets exécutoires de l'autorité remplace
celle des jugements de la cour"...
En guise de conclusion, je vous propose une brève observation du
propos de l'auteur sur les alternatives démocratiques, libres et
participatives, et le droit.
André Thibault dira : "l'alternative ne porte pas sur le choix
entre la convivialité généralisée et le juridisme
mais entre ce dernier et la détention arbitraire." C'est là
un propos de poids puisqu'il nous conduit à penser et à
repenser notre rapport non seulement aux droits et aux lois - en France
nul n'est censé ignorer la loi mais quelle importance quand tout
est réglé par un seul décret dans le secret de quarante
à soixante personnes - mais aussi et surtout à l'oppression.
Une plongée dans l'Etat d'urgence français du 8 novembre
2005 nourrira bien des remarques.
Cette mesure qui interviendra comme une réponse aux mouvements
sporadiques des banlieues soulèvera de nombreuses réfexions
citoyennes opposant les partisans pétitionnaires de la suspension
de l'Etat d'urgence aux adeptes de l'ordre et de la police - l'Etat d'urgence
sera décrété initialement en 1955 en Algérie,
en 1961 à Paris par le préfet Papon, en 1985 en Nouvelle
Calédonie.
Dans le contexte français il est clair que les policiers ont été
encadrés par un décret plus que par une "autorité
démocratique". André Thibault pensera, comme beaucoup
de militants, une "consultation démocratique"; pourquoi
ne pas envisager sur une question aussi importante que l'Etat d'urgence
(premier pas vers la juridiction militaire et l'Etat de siège de
1955) un Référendum d'Intiative Populaire (RIP) prévu,
du reste, dans les programmes électoraux peu avant les plus importantes
échéances, un référendum donnant au citoyen
l'initiative des Lois. Nous rejoignons, ici, les propos de l'auteur sur
le sens à donner à l"autorité démocratique".
Ce travail de conscientisation au niveau local, régional et européen
est, par exemple, très originalement soutenu en France par Etienne
Chouard et Yvan Bachaud. (4, 5)
Il n'est donc pas aisé d'appréhender politiquement, juridiquement,
médiatiquement, le propos sur "l'alternative" . Toutefois,
ce que l'on peut dire, c'est que la "machine à trancher le
lard" autrement dit la "machine à décret"
dont nous parlera André Thibault avec crainte et raison, fonctionne
toujours. Là où l'on croyait la question réglée
s'est manifesté le réflexe premier de l'Etat autoritaire,
celui de censurer une bonne part des droits actifs ou participatifs aux
lois et aux libertés... de censurer le débat national, précisément,
sur la sécurité, un acte délibéré lié à
la censure du débat citoyen sur la dette publique (couvert jusqu'en
février 2006 - fin de l'Etat d'urgence - par les cendres des émeutiers),
et du débat non moins crucial sur l'égalité alimentaire,
l'égalité sanitaire, l'égalité sociale dans
un système résolument fracturé ; système inégalitaire
et élitiste, sectaire, xénophobe qui subit les vagues de
privatisation des services publics (AGCS)...
Un citoyen ulcéré par la saisine du Conseil d'Etat pour
l'abrogation de l'Etat d'urgence écrira sur le WebLog de Frédéric
Rolin : "Un grand bravo à l'inoxidable juge Bidalou, qui a
osé défié une nouvelle fois les pitbulls de la bien-pensance,
toujours prêts à poignarder leur pays dans le dos !
"Bien sûr que cet état d'urgence est justifié.
Il n'y a pas de liberté sans ordre. Sinon, c'est la loi de la jungle.
"Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime
et la loi qui libère" (Lacordaire)"...
Je vous recommande enfin le très intéressant propos de Frédéric
Rolin (professeur de droit à l'Université d'Evry, directeur
du Laboratoire "Etat et Concurrence" et co-organisateur de la
saisine du Conseil d'Etat pour la suspension de l'Etat d'urgence les 10
novembre et 5 décembre 2005).
Cette intervention place dans un contexte historique, juridique et sociopolitique
particulièrement intéressant la réflexion sur le
principe de l'"autorité démocratique" d'André
Thibault. Frédéric Rolin parlera de "Coup d'Etat d'urgence"
et non d'Etat d'urgence et donnera finalement raison au libre penseur,
au sociologue, au juriste et au citoyen actifs.
A la question "Quel est le degré de gravité de la
loi sur l'Etat d'urgence et est-elle comparable à des textes tels
que le Patriot Act ?"
Frédéric Rolin répondra :" Il me semble, en
cet état de ma réflexion, que la loi sur l'Etat d'urgence
présente une gravité bien supérieure à ce
que son application, incontestablement mesurée, peut laisser entrevoir.
"Elle s'inscrit, me semble-t-il, dans une tendance contemporaine
très forte de renforcement des pouvoirs de police (pris au sens
le plus large) et dont témoigne, sous un autre aspect, la loi sur
le bracelet électronique. Sans doute le but de ces mesures (assurer
la sécurité et donc la garantie des droits) n'est pas en
soi contestable, mais l'idée que des pouvoirs de contrôle
renforcés, peuvent se justifier dans des situations de plus en
plus nombreuses, témoignent de ce que progressivement, nous sommes
en train de glisser d'un régime repressif, à un régime
préventif, pour reprendre le jargon des spécialistes de
libertés publiques ou encore de nous acheminer vers une "soft
dictature" pour réemployer un des termes que j'avais cité
au cours de l'audience devant le Conseil d'Etat. Soft Dictature qui se
caractérise par le fait que c'est l'Etat, dans ses attributions
policières, qui "sait" ce qu'est le bon et le mauvais
usage des droits, qui série les droits en fonction des circonstances
et des individus et surtout qui s'ouvre la possibilité de "reprendre
la main" des que les circonstances, dont il est le seul juge, lui
paraissent le justifier.
"Il est en revanche difficile de faire comparaison terme à
terme avec le Patriot Act ou d'autres législations exceptionnelles
car étrangement la mondialisation a plus rapidement gagné
le commerce que la garantie des droits. Et les perceptions nationales
en matière de droits et de restrictions aux droits demeurent essentielles.
"Si une comparaison pouvait être faite, elle devrait donc l'être
en tendance, et ici on serait me semble-t-il amené à constater
que ce que j'évoquais dans le point précédent se
retrouve dans d'autres pays occidentaux, même si USA et France me
paraissent figurer dans le peloton de tête de l'évolution"
(12/12/05). (6,7, 8)
Notes et repères d'actualité
1- "A la réunion trimestrielle de la Chambre de Commerce de
Manchester, qui s'est tenue cet après-midi, une vive discussion
a eu lieu au sujet du libre-échange. Une résolution a été
proposée disant ceci : "Après avoir vraiment attendu
pendant quarante ans que d'autres nations suivent l'exemple de l'Angleterre
et adoptent le libre-échange, cette chambre estime que le temps
est venu de reviser ce point de vue". La proposition a été
rejetée à une majorité d'une seule voix, 21 se prononçant
pour et 22 contre. (Evening Standard du 1er novembre 1868) Préface
à l'édition anglaise du Capital, Friedrich Engels, 5 novembre
1886.
2- Jack
Mapanje
3- "Art,
Vérité et Politique" Harold Pinter
4- Honte
aux partis (Etienne Chouard.Yvan Bachaud / PDF)
5- Le réferendum
d'initiative populaire, le Sénat français
6- Débat
sur l'Etat d'urgence en France &
Commentaires : "L'Etat
d'urgence en sursit" L'état d'urgence en sursis
7- liberté de la presse : Sarkozy
tacle de Villepin par Didier Daeninckx
8- LSQ,LPSI,LCT
: histoire de l'instauration en 3 temps d'un Etat policier numérique
à la française
Chapitre IX et fin
Vacances et loisirs
"Dans la vraie vie il y a tout plein... de mots... qu'on a glissés
entre deux lignes en espérant qu'un oeil irait les chercher"
(Francine Ruel) (1)
Montaigne écrira "je suis la matière de mon livre"
et croira que tout homme est à l'image de l'humanité, dans
ce qu'elle a de vaste, de simple et de complexe, de cohérent et
d'incohérent.
Dans cet essai la matière du livre conduit non seulement à
une pensØe sociale mais également à la découverte
de soi, tout un chacun, et de l'expérience, des variations de cette
expØrience, des formes qu'elle prendra dans le flot impétueux de
la détermination sociale, des cultures et du temps.
André Thibault traitera tour à tour de la justice, du droit,
des lois, de la police, de la liberté, de la barbarie, de la transmission
vivante des connaissances, de l'éducation donc, de la délinquance,
des rapports jeunes-adultes, de la propriété, des inégalités,
de l'économie marchande, de l'histoire, des sciences, des travers
des sciences, du décloisenement du travail, de la santé,
de la démocratie participative, de la conscience politique, du
rôle majeur des élections, de la vie locale et de ses charges
quotidiennes, de la responsabilité civile, de l'entreprise, de
l'Etat, de l'universel et des stéréotypes, de la recherche-action,
de l'homme, de la femme, des enfants, des parents, de l'amour, de la nature...
Il me paraît évident que ce dernier chapitre "vacances
et loisirs" n'en n'est pas moins un moyen pour se mieux connaître
autant que pour faire corps au monde social ou à la nature selon
un jeu de variations inédites. L'écoute de la vie sociale
comme de la nature est un travail aussi exigeant qu'exhubérant.
Il commande au temps, lie et délie les corps et les esprits.
La notion de loisir et de vacance, si présente dans la vie d'un
homme, d'une femme ou d'un enfant, demeure sans aucun doute un phare dans
la mémoire d'une vie, dans le pas à pas de chaque instant.
Je ne crois pas qu'il y ait un seul philosophe sur cette terre, un seul
penseur, musicien ou poète qui n'ait chanté l'importance
du "break" dans la confusion de nos vies éruptives.
Issus du chaos nous aspirons à moins de chaos. Par certaines activités
nous aspirons à moins de souffrance. Nous voulons plus d'accès
aux droits à la liberté.
Par le moyen d'une balle lancée conre le mur d'un immeuble, par
exemple, il ne reste rien pour cet enfant pauvre que la joie et la griserie
de l'instant, l'absorption dans le jeu. Une autre façon pour l'esprit
de percer les secrets de la vie, loin des inégalités de
la cour de l'école, de la vie stéréotypée
du collège ou de la violence de la rue ...
Parfois, bien des adultes lanceront une balle de tennis contre le mur
d'un garage du centre ville, des heures durant, pour "remettre les choses
en place...", temps du loisir, temps de vacance, temps de re/construction.
S'offrir un loisir, une vacance, c'est aussi accéder par d'autres moyens
à l'imagination créatrice ou créative, c'est aussi chercher
puis trouver puis évoluer, s'imprégner définitivement de la vertu d'un
monde, qu'il soit réel ou imaginaire...
Ne plus attendre aucune sécurité des sanctions que procure
la comédie sociale
"L'avons-nous encore en nous, écrira André Thibault
, la capacité de respirer à fond tout l'air que notre sang
réclame ? Les vagues respirent si facilement, elles ! Et voilà
qu'entraînés par le son qu'elles émettent, nous faisons
de même, lentement, profondément, en rondeur, sans y penser.
En ces moments étrangers au métronome et au tic-tac de la
montre, le rythme de la mer nous ramène à ceux d'une vie
plus large, tel celui de notre... tiens justement, quelle sensation que
tout cet oxygène en nous ! Les gens qui nous voient respirer à
l'unisson de la mer peuvent même découvrir chez nous des
parcelles d'humanité habituellement imperceptibles.
"Fin mai, début juin, en Crète et à Santorini.
Partout la gentillesse, le souci d'échanger au moins quelques mots
dans la langue les uns des autres, diluant sans pathos un désir
discret de reconnaissance mutuelle. Le soleil chaleureux ne brûle
pas encore, des touristes sereins profitent de cette disponibilité
complice qui précède l'affluence. Certaines expériences
sont plus agréables que d'autres à traduire en écriture
!
"A la "taberna", les herbes aromatiques, huiles, citronées,
poissons grillés en profondeur, fromages de chèvre, s'incorporent
à nous et laisseront au coeur même de nos cellules la mémoire
vivante des lieux. Pendant que la matinée fait place imperceptiblement
au plein jour, notre petite voiture patiente au soleil, sans exercer sur
nous la moindre pression, sachant d'instinct que la proximité du
prochain site rendrait ridicule et absurde toute précipitation.
Avoir le temps ! De même, les oiseaux, ver à la bouche, se
permettent des arrêts sur quatre ou cinq arbres différents
avant de s'enfoncer dans quelque branchage enchevêtré où
leur toute nouvelle progéniture savouera avec avidité la
précieuse bécquée. Nos corps ne tiennent plus leur
habituel rythme rapide et saccadé, ce qui apaise aussi bien notre
activité mentale.
"Comme la mer nous avons tout notre temps... ! les baigneurs s'abandonnent
naturellement à la félécité des vagues.
"S'amorcent pour les uns des retrouvailles, pour les autres des découvertes.
On respire le sel, l'iode et les algues. Il est précieux et beaucoup
moins futile que ne le prétendent certains moralistes, qu'on redevienne
beau. La beauté reprend ses droits. On redécouvre les corps.
Une sorte de sensualité fondamentale, substantielle, flotte dans
l'air....
"(...) Tant de connivences peuvent se révéler entre
les humains et la mer...entre les humains et le monde ! Comment résister
à l'inimitable bleu du ciel méditerranéen, évoqué
à hauteur des yeux par les boiseries qui mettent en valeur les
stucs couleur de colombe ? Les verts bleutés des oliviers et des
eucalyptus, celui ensoleillé des vignobles, le jaune miroitant
des genets et des citrons, les lauriers roses aux endroits les plus improbables
et les bougainvillées étalant leurs orgies complexes de
teintes éclatantes, avec en arrière-plan l'ocre, le rose
et le gris verdâtre des montagnes. Pas étonnant que les merles
noirs ne cessent de nous captiver de leurs ingénieuses trouvailles
mélodiques et de la richesse de leur timbre.
"Cela peut se produire à partir du moment ou on n'attend plus
aucune sécurité des sanctions que procure la comédie
sociale - où on abesoin de s'en remettre à une sécurité
plus profonde, malgré le vertige qui l'accompagne".
Note et repère d'actualité
1- Francine
Ruel
2- Couverture de Ses propres Moyens : Sophie T. Rauch , titre : "Buisson
ardent", 2002, détrempe à l'oeuf
[ Fin ]
Ses Propres Moyens (1/2)
 |
Editions
Nota bene (NB) Annonce non commerciale!
"S'il est vrai que les purs idéalistes aboutissent à
l'impuissance ou à des projets aussi désastreux dans leurs
effets qu'angéliques dans leur conception, il n'en demeure pas moins
que l'activité intellectuelle a la responsabilité de fournir
à l'action une indispensable inspiration. L'acharnement avec lequel
les adversaires de la liberté s'en prennent à la circulation
de l'information et des idées constitue la meilleure indication de
son caractère essentiel.Voilà pourquoi ceux qui consacrent
une part importante de leur énergie à amasser de l'information,
à l'analyser, à penser et à l'imaginer ont la responsabilité
de rendre public le fruit de leur réflexion. C'est cette responsabilité
qu'assume André Thibault dans "Ses propres moyens"... (extrait,
Col. Essais critiques, dif. sept.2005)
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André
Thibault
Sociologue militant du travail et écrivain québécois
André Thibault a été le vice-doyen à la recherche
de la Faculté de l'Education permanente de l'Université de
Montréal. Il est aujourd'hui chargé de cours à l'Université
du Québec à Hull et à l'Université d'Ottawa.
Il est également membre du comité de rédaction de la
revue Possibles,
membre de l'Union
des écrivaines et des écrivains québécois
et anime depuis la mi-décembre 2000 le groupe montréalais
des Amis
du Monde Diplomatique.
Il est également, selon nos dernières informations, un ardent
défenseur de la nature et adore, par dessus tout, parler français
(débattre) avec les anglophiles...! |
Ni bonze,
ni laïc home
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