LIBERTES et ACTIONS CIVILES ET POLITIQUES NON VIOLENTES AU JAPON

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"Notre groupe s'appelle : "Les femmes qui n'ont pas besoin d'énergie nucléaire !..."

"S'il n'y a pas reconnaissance de ma, comme de notre, façon de vivre les actions sociales seront superficielles..." (Ruiko Muto)

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Entretien avec Ruiko Muto,
Le témoignage d'une militante féministe anti nucléaire en milieu rural à Funehiki machi, Fukushima
réalisé les 28/30 mai 2011 au café-atelier "Kirara", maison de Ruiko san.

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Cette page est dédiée à ceux, ruraux et urbains, qui militent pour la cessation de l'industrie nucléaire au Japon et dans le monde
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Traductrice-interprète : Mami Yoshikawa
Entretien : Christian Pose , ""NO NUKE BRIDGE", Nakado, Ishioka, Ibaraki, 17/6/2011


I. LA PRISE DE CONSCIENCE
II. QUEL ROLE PUIS-JE JOUER DANS LA SOCIETE ?
III. LA DESOBEISSANCE CIVILE, POUR MOI, C'EST CA !...



muto ruiko
Ruiko Muto


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Z͉ Rokkasyomura
Rokkasyo Mura
Kei Shimada
2001


Rapsody of Rokkasho
Rokkasyo Mura, Rhapsody (film)
Hitomi Kamanaka
2006


Hibaku Book
L'usine de recyclage de Rokkasyo
Shinobiyoru Housyanouno Kyoufu
2008



L'usine de recyclage nucléaire et l'irradiation
Saisyorikoujou to housyanou hibaku
2008


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Arretons Rokkasyo

Livres sur Rokkasyo

Jishu Sokutei Suru Ibaraki Noumin no Kai
Comité Paysan d'Ibaraki pour des Mesures Indépendantes

Les "mesures officielles et le capitalisme" vs. "notre façon de vivre"

Evaluation décroissante du crime nucléaire..:
1 - Les mesures officielles de l'irradiation et de l'impact biologique sur les populations apparaîssent comme un amplificateur de stress. Je pourrai en effet me rendre compte du choc et du traumatisme sur place à Ibaraki, à Fukushima jusqu' à Itate avec la CRIIRAD laboratoire français indépendant de mesures et de prélèvements et Project47 network anti nucléaire de radio mesures indépendant.
2- Les petits paysans bio comme les parents d'élèves des villes et des villages de Fukushima et d'Ibaraki assumeront difficilement, en effet, non seulement le phénomène de "l'irradiation" (les informations générales concernant l'irradiation traitées par les médias et le gouvernement sont confuses sinon manipulées) mais également "l'irradiation chiffrée qualitative" (personnelle et ciblée).
3 - Les paysans devront constamment se souvenir que d'un point de vue politique et psychologique les mesures (sans présentations socialement responsables) tomberont toujours comme le couperet du pouvoir et seront un autre aspect de la colonisation dont les machines, la technologie et les mesures, sont les représentantes; ici le LB 200 Becquerel Monitor.
4 - La catastrophe nucléaire et la mesure de l'irradiation vont ensemble et sont aujourd'hui capitalisés comme des produits financiers par les spéculateurs (banques, bourses, assurances, sociétés d'investissement). Ces derniers promettent de gros profitst tout en remodelant la géographie (la réforme territoriale de Heisei), la vie rurale (que les grandes banques veulent voir disparaître) selon les besoins des marchés : construction, entretien des routes, transport ferrovière, aérien maritime (fin des barrières douanières), importations de nouvelles technologies et de produits agricoles industriels.
5 - Ainsi mesurer l'irradiation selon des critères scientifiques publiques ou privés dans un contexte capitaliste nous rendra plus pauvres.
6 - Mesurer la terre, les légumes, l'eau, le lait, le grain, selon des normes publiques ou privées dans un contexte capitaliste de crise nucléaire et d'irradiation signifiera adhérer au nucléaire autrement, renforcer le pouvoir de TEPCO et des électriciens. Ceci créera davantage de divisions entre les groupes humains, plus de stress et de souffrance.
7 - Laisser la mesure de ll'irradiation à l'Etat ou à la ville, au capitalisme dérégulé (business des machines de mesures, produits financiers, assurances), sans penser la ruralité produira une transition, une longue période d'exclusion des paysans et leur adhésion définitive à l'économie de masse, urbaine.
8 - Mesurer l'irradiation par nos propres moyens, anticapitalistes, est indispensable d'autant que ce nouvel espace d'action sera avant tout un espace de socialisation et d'amitié, d'intégration, pour conscientiser politiquement, philosophiquement, poétiquement, artistiquement, spirituellement la lutte contre l'industrie nucléaire .
L'objectif de cette contre-culture non violente : créer les conditions sociales et politiques d'un décret d'annulation du nucléaire au Japon.
Sauver ce que Ruiko Muto militante anti nucléaire de Funehiki, Fukushilma, qui a combattu et qui combat toujours Hokkasho et Fukushima Dai ichi, appelle "notre façon de vivre..."
Pour le Comité Paysan, Christian Pose
"No Nuke Bridge"
Nakado, Ibaraki




A Ruiko, aux femmes de Rokkasho, aux femmes militantes anti nucléaire de demain

"Assises épaule contre épaule, marchant bras dessus bras dessous sur les routes, allongées sur la terre froide, réunies en cercles colorés sous le brasier de l'été, les militantes anti-nucléaire du Japon ont assiégé Rokkasho en semant des fleurs, écrivant l'histoire populaire des luttes autrement. Certains diront les centrales sont encore là, c'est un fait mais tout un peuple à été conduit à la conscience de l'atome et du péril nucléaire sans heurt ni violence, presque sans argent.
Si le Japon n'a pas été détruit ce ne sera pas le fait des élus du peuple mais le fait des convictions poétiques, des chants, des offrandes de fleurs, des actes non-violents sur les sites, de la créativité. Le Japon doit aux femmes militantes cette conscience active du péril nucléaire et des moyens de la lutte anti-nucléaire.
Cette conscience n'est pas le fruit du hasard ou du drame nucléaire proprement dit, des mesures d'irradiation, mais celui de leurs actes non violents et pacifiques.
Les femmes sous la tente de Rokkasho ont bien ébranlé les fondements psychologiques de l'industrie primitive, meurtrière, des machines à vapeur nucléaires des XX et XXIèmes siècles, fétiches des colons avides de profits, d'annexions et de domination.
Plus encore les femmes militantes anti-nucléaire ont frayé un chemin résolument non matérialiste, non marchand, non monétaire, conduisant à la mobilité de l'esprit, à la conscience active et à l'action corporelle, à l'oralité émancipatrice, offrant un nouvel espace social au travail et à la mémoire, au témoignage, à la contestation et à la désobéissance, au futur donc, et enseigné tout autre chose.
Non que nous ayons lu, elles ont lu pour nous, non que nous ayons vu, elles ont vu pour nous, non que nous ayons aimé, elles nous ont aimé..." (C.P.)


Contexte de l'entretien

Cet 'entretien-recherche-action' est particulier il s'est déroulé durant la campagne de radioprotection de la CRIIRAD et de Project47 au Japon suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima Dai-ichi, simultanément au tournage d'un documentaire relatif à la campagne réalisé par le documentaliste français Eric Gueret.
La première partie de la campagne de prélèvements et de mesures (iode et césium pour l'essentiel) s'est déroulée en Ibaraki à Nakado en milieu rural, sur le lieu de vie écologique de Mami Yoshikawa et de Christian Pose, activistes décroissants puis chez les micro-producteurs : Jiro Kakei, bio philosophe et son épouse Yoko Shirado (Ishioka shi), le paysan militant anti barrage Takao Suzuki et son épouse Yasuko élue communiste (Kitaibaraki shi), l'ex ébéniste Yuji Nemoto microproducteur "pour soulager son père malade" (Hitachi shi)...
Une remarque importante l'équipe résidera durant ses déplacements dans des hôtels réservés (Hitachi Hills, Hotel Shin Tsuta) aux réfugiés des trois catastrophes - de Fukushima, de Miyagi, d'Ibaraki : séisme, tsunami, catastrophe nucléaire. Ces hôtels seront interdits au tourisme. Nous y résiderons - après de longues négociations menées par Mami, interprètre -, en tant que "travailleurs nucléaires pour la radioprotection des japonais".
Nous noterons dans ces lieux la présence de nombreux électriciens notamment à Iwaki shi employés temporairement pour la réparation de la centrale électrique thermique de Iwaki... ébranlée par le séisme de mars 2011.
Puis l'équipe CRIIRAD : Bruno Chareyron, Christian Courbon augmentée peu après la campagne d'Ibaraki de Thierry Ribault, chercheur-activiste et penseur de la désobéissance civile au Japon, changera de département, quittant Ibaraki pour Fukushima.
Project47 nous conduira à Watari, quartier de la ville de Fukushima, dans une école contaminée, puis chez des paysannes en larme, effondrées, ayant dû évacuer leur ferme et leurs terres contaminées peu après le drame nucléaire, puis à une laiterie. Nous nous rendrons enfin pour d'ultimes prélèvements à Iitate chez un éleveur de vaches accusant durant avril et mai 2011 une irradiation de 5,5 milliSv, 5 fois la dose annnuelle autorisée par les autorités, soit 33 mSv/an.
Iitate est aujourd'hui évacué et se situe sur une ligne de démarcation limitant toute approche de la centrale nucléaire "Fukushima Daiichi" à 20km.
Nous nous rendrons enfin à la journée anti-nucléaire de Fukushima city "Au revoir la radiation" organisée par Seiichi Nakate président du Fukushima Network for saving Children from Radiation. (1)
Iwata Wataru cheville ouvrière de Project47, projet de radioprotection japonais en constitution - élaboré par Konno Tomoharu activiste-chanteur et Iwata Wataru activiste-compositeur -, nous introduira auprès de Ruiko Muto, militante féministe dès les années 1970 et bio-activiste antinucléaire depuis la catastrophe de Tchernobyl, en 1986.
Ruiko-san nous reçevra dans son lumineux café-atelier "Kirara" situé sur une rivière impétueuse au pied d'une colline forestière, à Funehiki machi.




Photos : Rokkasyo mura (Kei Shimada)

I - LA PRISE DE CONSCIENCE

Ruiko :   "... j'ai commencé à étudier le nucléaire en 1986 après la catastrophe de Tchernobyl. J'ai pu alors découvrir une nouvelle forme de discrimination : à cause du nucléaire une région pauvre devient plus pauvre encore... (un temps) La stratégie des industriels consistait à intégrer l'économie nucléaire aux régions pauvres jusqu'à ce que les habitants tombent en situation de dépendance !...
Christian :   Il croyaient en un miracle économique...
Ruiko :   Oui... c'était le rêve nucléaire.
Christian :   Qu'imaginaient les gens à propos du nucléaire ?
Ruiko :   Dans cette région il n'y a que des pêcheurs et des agriculteurs pauvres. "On ne peut pas manger avec çà..." Les paysans iront travailler à la ville en demeurant dans la région où ils sont nés.
Christian :   Que faisais-tu dans les années 1970 ?
Ruiko :   J'étais étudiante à Tokyo. J'étudiais la sociologie et la psychologie dans une université privée nouvelle. L'Université de l'Education était à Tokyo. Les étudiants s'opposaient au dirigisme. Une partie de l'université, contestataire et démocratique, restera à Tokyo et une autre sous la tutelle renforcée de l'Etat partira à Tsukuba.
Christian :   Les étudiants...
Ruiko :   Ils contestaient beaucoup... Généralement ils chosissaient Tokyo, beaucoup s'installeront à l'université nouvelle Wako, mon université.
Christian :   Tu faisais partie du groupe contestataire ?
Ruiko :   Non, mais je connaissais le projet dirigiste de Tsukuba.
Christian :   Tu savais que Wako était une université contestataire ?
Ruiko :   L'idée qu'elle soit contestataire me plaisait beaucoup...
Christian :   Y avait-il beaucoup d'étudiants ?
Ruiko :   Non, c'était une petite université sans professeur titré ni assistant. Tu choisissais ton professeur librement. C'était une véritable démocratie égalitaire. Il y avait aussi des professeurs coréens. L'on y parlait portugais. anglais, allemand... et coréen. Le nombre d'étudiants par classe était peu élevé.
Christian :   Y avait-il une influence américaine à Wako ?
Ruiko :   Oui, j'étais dans le courant hippie, je connaissais la contestataion. Sur le campus les étudiants avaient dressé des tentes et y habitaient. Il y aura même des naissances, des bébés seront conçus sous ces tentes. On prenait les douches ensemble à cette époque (rires). L'université était aux étudiants...
Christian :   C'était la fin de la guerre du Vietnam...
Ruiko :   J'avais vingt ans. C'était le début du féminisme au Japon :"Woman leaves" (rires)... Les communautés "buraku" étaient également des communautés discriminées et les étudiants les supportaient politquement.
Christian :   Militais-tu contre les essais nucléaires de l'époque ?
Ruiko :   C'était trop tôt, je n'étais pas encore impliquée. Enfant j'entendrai parler de la pluie irradiée mais je n'étais pas vraiment consciente...

Un temps

Christian :   Pourquoi as-tu étudié la sociologie ?
Ruiko :   Pour devenir thérapeute... institutrice. J'ai fait beaucoup d'autres choses en fait, j'ai même été graphiste avant de tenir ce café-atelier, J'ai été éditeur aussi. C'était le message de Wako : "faites avant tout ce qui est bien pour vous". (1)

Un temps

Christian :   Peux-tu évoquer ta famille ?
Ruiko :   Mon père est parti à la guerre alors qu'il était étudiant. A la fin de la guerre il y aura un important mouvement de démocratisation au sein de l'université, n'importe qui pouvait étudier à la fac... Mon père activiste s'est alors marié à ma mère. Il est devenu communiste, ma mère aussi. Mais il était trop radical et ce radicalisme ne plut pas au Parti au point qu'il en sera exclu. Ce sera la fin du rêve révolutionnaire.
Natif de Fukushima il rentrera au pays, à Fukushima shi. Il deviendra professeur de collège, puis directeur d'une école pour handicapés. Il reviendra à Miharu où il sera promu Directeur de l'Education à la municipalité. Lorsque la préfecture exigera le regroupement des écoles il cherchera à comprendre le sens réel de l'école, sa place dans la vie...

Un temps

Ruiko :   L'école, selon lui, devait occuper la place centrale du village. C'est grâce à cette compréhension, du reste, que les écoles pourront vivre au coeur des plus petits villages. On les appellera les "écoles ouvertes".
Christian :   Ta mère était encore communiste ?
Ruiko :   Non ma mère n'y croyait plus.
Christian :   Toi même tu étais au parti...
Ruiko :   Non, je n'ai jamais été membre d'aucun parti. Je n'appartiendrai pas davantage à un quelconque mouvement étudiant. Je n'aimais pas appartenir à un groupe...

Un temps

Christian :   Durant les années 70/80 entendras-tu parler de Fukushima Dai-ichi ?
Ruiko :   Du "danger nucléaire" ? Non. Je ne m'interessais pas encore à la question...
Christian :   Parlera-t'on d'électricité... nucléaire ?
Ruiko :   Pas davantage...
Christian :   Te souviens-tu des premières explosions nucléaires retransmises à la télé ?
Ruiko :   Non, il n'y en avait pas à cette époque... Je me souviens par contre des premières oppositions à la construction de Fukushima Dai-ichi. Il y avait des paysans que l'on voulait exproprier, des syndicats ouvriers et des étudiants activistes solidaires. C'était la question des expropriations qui était en jeu... Ma prise de conscience viendra plus tard.

Un temps

Christian :   Ta soeur est décédée suite à une leucémie, qu'elle en était la cause ?
Ruiko :   On ne sait pas... Ma soeur était également malade de la thyroïde. C'était en 1986.
Christian :   As-tu entendu parler des expériences nucléaires du Névada (années 50/60) ?
Ruiko :   Seulement quand Fukushima importera de la farine du Névada... C'était de la farine destinée à la nourriture des enfants... On l'utilisait dans les cantines des écoles.
Christian :   La mort de ta soeur...
Ruiko :   On a beaucoup réfléchi à ce sujet, on a même évoqué les champs électro-magnétiques.
Christian :   Des médecins ou des scientifiques visiteront ton village ?
RRuiko :   Non, elle est bien morte d'un cancer du sang et mon père est mort d'un cancer des instestins juste après son départ.
Christian :   La maladie de la thyroïde était-elle courante à cette époque ?
Ruiko :   Le mari de ma soeur a eu des problèmes thyroïdiens. Il est mort de la maladie de Basedow (maladie auto-immune de la thyroïde).

Un temps

Christian :   Comment as-tu entendu parler de Tchernobyl ?
Ruiko :   Par la télé je crois. Puis une personne qui m'envoie régulièrement des légumes m'a donné un prospectus écrit par Fujita Yuko concernant la dangerosité de Tchernobyl. Cet ingénieur écrivait sur la dangerosité nucléaire...
Christian :   Te souviens-tu des essais nucléaires du Névada ?
Ruiko :   Non, je me souviens par contre de ceux de l'atoll de Bikini...
Christian :   Exercais-tu un métier à l'époque de Tchernobyl ?
Ruiko :   J'étais éducatrice à l'école des handicapés mentaux.
Christian :   Y a-t'il beaucoup d'handicapés mentaux à Fukushima ?
Ruiko :   Non...
Christian :   Te souviens-tu d'un quelconque problème de pollution autour de Fukushima Daiichi ?
Ruiko :   Non, mais dès 1986 j'aurai toujours en tête la menace du nucléaire. A cause de Tchernobyl il y aura un "avant le nucléaire" et un "après Tchernobyl". C'est ainsi que je deviendrai consciente... La radioactivité voyage, elle va très loin, alors habiter à 35 km de Fukushima Dai-ichi...
Christian :   La menace nucléaire a-t'elle transformé vos habitudes familiales ?
Ruiko :   Non ma famille n'était pas consciente... Par contre un épicier qui aurait dit du mal de la centrale aurait dit du mal de la clientèle. La moitié des habitants de la région travaillait à la centrale. La centrale deviendra un tabou...
Christian :   Gagnait-on beaucoup à la centrale ?
Ruiko :   La centrale était une pyramide sociale inégalitaire. Il n'y avait jamais de salariés à plein temps, en tout cas à la base. Sans compter les affaires de sous-traitance au plus bas niveau et les cas de discrimination où le travail était vraiment très mal payé. De plus le travail à la centrale était très dangereux. Il y avait le travail mal payé et le travail impayé.
Christian :   De quel travail parles-tu ?
Ruiko :   Des examens de maintenance réguliers, une fois tous les six mois "entrer dans le réacteur" et "osculter les structures". Aujourd'hui les examens sont annuels. C'était un travail très dangereux. Les ouvriers ne pouvaient pas oeuvrer plus de 15 minutes.
Christian :   Ouvriers à temps partiel ?
Ruiko :   Employés de sous-traitants de sous-traitants... Ils touchaient 10 000 yens (+- 70 euros) pour 15 minutes ! C'était une grosse paye. Quand on n'avait plus d'argent, on filait à la centrale...
Christian :   Même sans qualification ?
Ruiko :   Sans doute...(un temps). Même sans qualification, je crois... Les consignes techniques étaient très rudimentaires : "attention à vous quand retentit le BIP d'alerte" ou "n'oubliez pas de vous laver les mains en sortant"... Dans l'histoire des accidentés nucléaires du Japon 11 personnes sur 18 obtiendront des indemnités devant un juge. 11 seulement seront reconnues accidentées du travail ! Entre 1972 et 2008 il n'y aura en tout et pour tout que 18 procès !...

Ruiko me tend un document dactylographié. Un rapport d'enquête et d'accusation.

Christian :   Qu'est-ce ?
Ruiko :   Un rapport écrit par Koshiro Ishimaru, un activiste opposé à Fukushima Daiichi depuis 40 ans. Il est écrit en sous-titre : "Ceux de Futaba et de la centrale contre le nucléaire". Cette année ils fêteront les 40 ans du Comité.
Christian :   Fais-tu partie du Comité ?
Ruiko :   Non, leur dernière réunion remonte au 22 janvier 2011. Ils célèbreront :"Notre avenir et 40 ans de Fukushima". Il y aura même de la danse hawaïenne (rires). J'ai répété au café...ici (rires).

Un temps

Christian :   Tu parleras de prise de conscience...
Ruiko :   Après la mort de ma soeur en 1986, Tchernobyl et la lecture de "La bombe à retardement : le réacteur nucléaire" de Hirose Takashi je ne serai plus tout à fait la même. Après ces trois évènements je découvrirai qu'un peu partout les gens avaient peur du nucléaire. En effet, que deviendrions-nous si les centrales de Hamaoka et de Tokaimura étaient ébranlées par de grands séismes ?...
Christian :   Es-tu devenue activiste à Fukushima ?
Ruiko :   Non, à Rokkasho (au nord, prefecture d'Aomori) avec les japonaises de tout le pays. Nous sommes allées à Rokkasho pour nous opposer à la construction de l'usine de retraitement de déchets nucléaires (combustible nucléaire usé)... Notre action consistera à pister les convois nucléaires, des files de camions et de voitures de police. Avant d'aller au travail nous nous faufilions sur les aires de repos situées aux abords de l'autoroute jusqu'aux camions chargés et en stationnement. Munies de compteurs Geiger nous confirmerons la présence radioactive. Les aiguilles étaient bloquées au maximum.
Christian :   Quelle était la fréquence des convois ?
Ruiko :   Une fois par mois les camions d'uranium et de déchets prenaient la route depuis le port de Yokohama, Kanagawa, pour Rokkasho afin d'être épurés et recyclés. A Tokyo nous bénéficierons de "fuites éthiques". Elles nous permettront de connaître les arrivées des bateaux et les départs des camions.
Christian :   Quel type de Geiger avais-tu pour mesurer la radioactivité ?
Ruiko :   Un compteur "Airdan", du nom de son concepteur, un ingénieur de Toshiba. Il coutait environ 100 000 yens.

Un temps

Ruiko :   Il y a 20 ans nous ferons une grêve de la faim à Fukushima Dai-ni. Nous n'étions que cinq ou six. La pompe de refroidissement de la centrale ne fonctionnait plus. Nous ne voulions plus qu'elle soit remise en état. Nous voulions que la centrale ferme. Nous demanderons au maire de Tomioka si l'on pouvait entamer une grêve de la faim, il s'y opposera alors nous dresserons des tentes sur un parking et nous y vivrons durant une semaine.
Nous étions cinq ou six au début puis une trentaine de personnes. Les banderoles flottaient face à la mairie et la télévision se déplacera pour nous filmer. Nos téléphones seront mis sur écoute. Plus tard les voitures de police passeront devant ma maison, deux fois par jour. Konno Tomoharu du "Projet 47 de radioprotection civile" et en tant que défenseur de l'article 9 de la Constitution sera également mis sur écoute quand il s'opposera au Jietaï en Irak.

Nous interrompons l'entretien. Ruiko souhaite évoquer le passé de Miharu, petite commune proche de Funehiki; penser aux séismes et au drame nucléaire, la vie entre les 11 et le 16 mars 2011, à sa famille.

Ruiko :   Mon père avait un esprit révolutionnaire. Il a déclenché une révolution à Miharu en voulant maintenir les écoles au centre des villages. L'ancien maire l'avait poussé au devant d'une réforme.... Jusqu'à ce qu'il opère une authentique révolution dans l'éducation. C'est étonnant, Miharu a toujours su conserver un esprit frondeur, rebelle. C'était une ville fortifiée plus grande que Koryama. Les villageois, les habitants, sont toujours très fiers de demeurer à Miharu. Ils s'opposeront même à la fusion administrative inter-communale de Heisei. Ce nom est un nom important dans notre histoire : Miharu. L'actuel maire adjoint a su garder le même esprit, fier et rebelle. Miharu sera du reste la seule muincipalité a distribuer des pastilles d'iode en temps réel. Tout se déroulera très vite les 15 et 16 mars. Il faudra agir très vite d'une part pour distribuer les pastilles d'iode d'autre part pour accueillir les premiers réfugiés de Tomioka, ceux qui habitaient à côté de la centrale. Parmi elles trois personnes possédaient des compteurs Geiger. Je ne sais pas si tous les réfugiés prendront leurs pastilles d'iode mais une chose est sûre le Maire agira rapidement si promptement que la préfecture le réprimandera. Selon elle il agira trop vite !!
Genyu Sokyu, bonze lettré et primé de Miharu, abondera dans le sens du maire et conseillera sans détour de prendre une position résolument anti-nucléaire...
Christian :   Sais-tu ce qui s'est passé à Okuma (District de Futaba, préfecture de Fukushima) ? La façon dont la ville a été évacuée ?
Ruiko :   J'en ai entendu parlé plus tard... Okuma abrite les réacteurs 1 à 4... Au tout début la zone de sécurité faisait 3 km de rayon, c'était le premier cercle. Puis le rayon des cercles augmentera 10 km, 20 km,... Il y aura de plus en plus de monde a évacuer. Les gens d'Okuma seront évacués sur Aizu-wakamatsu à 100 km de la centrale...

Philippe (Niibelle), "dernier français" a résider à Fukushima après la catastrophe, me dira lors de la journée anti-nucléaire organisée par Seiichi Nakate au nom du Fukushima Network for Saving Children from Radiation : "Ceux d'Okuma qui ont été évacués sur Aizu-wakamatsu, chez moi, ignoraient qu'ils ne reviendraient plus. Chacun croyait dur comme fer à son retour au bout de trois jours. Il n'en sera rien. Les bus sont venus, une centaine, tous numérotés. Les gens étaient appelés par leurs noms consignés de toute évidence sur des listes spécifiques. Tout avait été prévu..."

Christian :   Il s'agissait selon toi d'une évacuation standard ?
Ruiko :   Oui, tout à fait. C'était standard et nécessaire. Les bus appartenaient probablement à des sociétés privées... Je suis moi même partie pour Aizu-wakamatsu le soir même. C'était la nuit du 11 mars... Il y avait une coupure générale d'électricité. Avant de partir je frapperai "à toutes les portes" de Miharu pour inciter les gens au départ. Il fallait partir. Il y avait beaucoup de vent cette nuit et beaucoup de neige. Les gens qui partiront gagneront les montagnes obscures et s'enfonceront dans la nuit.
Le lendemain, non loin de Aizu-wakamatsu - près de Niigata - il y aura un nouveau séisme... Je ne savais plus où aller. Quelle direction prendre... Devais-je retourner à Tamura pour aider, faire quelque chose ? Les bus vides des sociétés privées regagnaient Fukushima shi afin de ramener du monde à Aizu-wakamatsu. Ils prenaient la route 49...
Les 13 et 14 mars nous comprendrons que des explosions avaient eu lieu. C'était le réacteur 3. Les techniciens de la centrale laisseront échapper des gaz, autrement dit de la radioactivité, pour éviter l'explosion intégrale.
Puis la connexion téléphonique, hier coupée, sera rétablie. Je pourrai enfin appeler Miharu afin d'inciter des personnes à partir. Durant ce temps le Maire distribuera des pastilles d'iode tout en dispensant des informations avec des haut-parleurs. Miharu sera la seule commune a distribuer ces pastilles...
Christian :   Quand es-tu revenue ?
Ruiko :   Je rentrerai a Funehiki le 15 mars.



Photos : Rokkasyo mura (Kei Shimada), Ruiko Muto, 3ème en partant de la droite au 2ème rang.
Dessous, fût de matière transbordé, panache de fumée irradiante sous la pluie, Rokkasho.

II - "QUEL ROLE PUIS-JE JOUER DANS LA SOCIETE ?"

Ruiko :   A l'époque je me posais toujours la même question : "quel rôle puis-je jouer dans la société ?" Et puis par quel moyen...
Christian :   Tu avais un métier déjà très social...
Ruiko :   Oui, mais je voulais plus d'engagement... J'étais à la recherche d'un style de vie très engagé. Une vie qui m'aurait permis de traiter des problèmes aussi importants que la discrimination, la pauvreté, la guerre, le nucléaire... C'était mon tempéramment : "être une femme politique" ou "une femme syndicaliste" mais je ne suis pas très douée pour la parole ou pour l'écriture et devoir assumer ce handicap avec ce tempérament aurait été un fardeau. Mais il y eut un film important dans ma vie "Greenham Common". Il témoignait du combat des femmes pour la fermeure d'une base nucléaire militaire en Grande Bretagne (1982). Pendant 20 ans ces femmes formeront une chaîne humaine autour de la base. C'était de l'action directe. Ces femmes resteront sur place 20 années.
Christian :   Comme a Rokkasho...
Ruiko :   Oui. A l'époque la question était : "comment arrêter Rokkasho ?" Il y avait (comme à Greenham Common) un espace similaire : le terrain, le grillage d'enceinte, l'on stockait de l'uranium dans le premier batîment... Les japonaises décideront d'investir la place. Nous profiterons de la vague anti-nucléaire mondiale et d'un festival antinucléaire en Nouvelle-Zélande... 1000 personnes se déplaceront jusqu'à Rokkasho.
Christian :   Qui étaient ces femmes ?
Ruiko :   Des femmes au foyer, des jeunes, chacune ramènera des informations inédites sur le nucléaire, des données à transmettre. Ces femmes étaient des anti-nucléaires.
Christian :   Des femmes de Miharu...
Yoshihesan amie de longue date de Ruiko, qui assiste à l'entretien, ajoute :" de Miharu et de Fukushima..."
Ruiko :   Je resterai un mois sur place... La question était :"que peut-on faire pour changer ?" La réponse sera "camper sur place" comme les femmes de "Greenham Common".
Christian :   Devant les grilles de Rokkasho...
Ruiko :   Il y avait un grand terrain vague, nous négocierons pour l'installation du camp de résistance.
Christian :   La police est venue ?...
Ruiko :   Elle sera là, un mois durant... Nous nous entraînerons à la non-violence. Nous faisions de la stratégie pour arrêter les camions chargés de déchets ou d'uranium. Telle chanson commandait de sortir dans la rue, telle autre le retrait. Nous avions tout un répertoire. Le chant était notre code d'action. J'étais pour ma part conseillère psychologique.
Christian :   De quoi vivait le mouvement ?
Ruiko :   De dons... Les habitants nous aideront beaucoup. Mais ils se décourageront, peu à peu... A Rokkasho il n'y avait que des pêcheurs. Peu resteront anti-nucléaires.
Christian :   Il n'y avait pas de Comité ?
Ruiko :   Non, de Tchernobyl en 1986 à 1996 les villageois nous soutenaient librement
.
Un temps

Christian :   Tu disais :" à cause du nucléaire une région pauvre devient plus pauvre encore..."
Ruiko :   C'est également la stratégie agricole au Japon. (Le système libéral) diminue de plus en plus les marges de l'autonomie alimentaire. Les paysans ne peuvent plus vivre de leur production. Ce manquement les conduit a accepter des travaux à mi-temps dans les villes, l'autre moitié est consacrée aux champs. Ici les familles sont obligées de se séparer et par le fait deviennent pauvres. C'est à ce moment précis de l'appauvrissement des familles rurales et de la terre que le business nucléaire prend corps, tel un miracle. Au début les familles pensent qu'elles vivront mieux "grâce au nucléaire". L'histoire de Rokkasho est semblable.
A l'origine il n'y avait rien à Rokkasho. Les hommes et les femmes sont venus et ont travaillé la terre. Beaucoup, même, deviendront petits propriétaires. Un jour, surgissant de nulle part, les businessmen du nucléaire achèteront de la terre. Peu à peu la part foncière de Rokkasho allouée au nucléaire augmentera...
Les gens de Rokkasho étaient pauvres. "Les acheteurs de terres" au service de l'industrie nucléaire débourseront alors d'énormes indemnités ou compensations financières... Les villageois pauvres en seront les bénéficiaires. Ceux d'entre eux qui deviendront riches s'empresseront de construire des habitations luxueuses. C'était inouïe. Ne sachant que faire de leur fortune ils iront jusqu'à cesser toute activité... Toutefois ces familles étant inégalement riches, il y aura toujours des pauvres, la jalousie naîtra. Les yakuzas se manifesteront à ce stade du délitement pour siphonner l'essentiel : "l'argent facile". Au final beaucoup de villageois s'appauvriront et beaucoup se suicideront...

Un temps

Ruiko :   A Fukushima les travailleurs se saoulent avec leur argent. Puis ce qui n'est pas encore bu file au jeu, au Patchinko. Il est très facile de faire dépenser de l'argent aux gens ordinaires....

Un temps

Ruiko :   A Rokkasho la Mairie s'est transformée en un écrin chic et étincelant alors que les habitants sont pauvres. Quand nous déciderons d'installer notre camperment à Rokkasho la cause était gravissime nous étions pourtant heureuses et joyeuses. Nous éprouvions une joie infinie à dire "NON" à des évènements inadmissibles. Nous avions beaucoup d'amis... Notre compréhension de l'action était très corporelle. "Nous mettions nos corps là !" (à Rokkasho, devant l'usine nucléaire). Le mouvement était donc "action", indissociable cependant de "notre façon de vivre"... de "ma façon de vivre". Je suis convaincue, maintenant, que s'il n'y a pas reconnaissance de ma, comme de notre, façon de vivre les actions sociales seront superficielles.
Christian :   Notre façon de vivre...
Ruiko :   ...Aussi essentielle que la corporéité de l'action, du mouvement, que son ancrage... que notre "il était une fois au Japon, il y a 10 000 ans, durant la période Jômon", que notre "en ces temps là la guerre n'existait pas".
A cette époque on avait bien découvert des armes mais pour chasser seulement. L'on pouvait alors se pencher sur le passé pour mieux percer le futur, voir donc. Le gland était l'aliment principal, comme le riz aujourd'hui. Il fallait l'éplucher, le cuire trente fois. Probablement qu'à l'époque de Jômon la forêt était abondante. Vivre en communion avec la nature nous permettait de vivre avec la nature.
Christian :   "Notre façon de vivre..."
Ruiko :   Oui... jusqu' à l'année dernière.
Christian :   La nature est belle à Rokkasho...
Ruiko :   Oui...
Christian :   Les pêcheurs de Rokkasho... Que sont-ils devenus ?
Ruiko :   Certains d'entre eux ont vendu leurs droits de pêche aux autorités nucléaires. Rokkasho est situé en bord de mer. Une partie du port, empreinte territoriale et maritime, a littéralement dévoré l'espace vitale des pêcheurs. Ceux là, ceux qui ont perdu, ou qui ont été exclu de, cet espace vital, ont quitté la mer pour travailler à la centrale.
Christian :   Il n'y avait que des femmes au campement ?
Ruiko :   Les hommes nous ont critiqué. Pourquoi "que des femmes" ? Nous voulions une expérience alternative... entre femmes. Mais si les hommes désiraient s'occuper de la cuisine ou des enfants, ils pouvaient intégrer la communauté. Toutefois, c'est un fait, les femmes se sentaient très bien entre elles. Il n'y avait pas de place pour l'inégalité, pas de calendrier pour faire la cuisine. Nous vivions dans une ruche, les activités nous guidaient mais toujours selon l'esprit égalitaire de la démocratie. Il n'y avait aucun leader... Pour arrêter les camions chacun se tenait la main. Tantôt avec du monde pour nous appuyer au premier rang, tantôt sans, tantôt avec des fleurs, tantôt sans... Chaque fois que la police nous évacuait la chaîne solidaire se reformait naturellement. Nous avons connu d'intenses satisfactions.
Christian :   Vous enseigniez au campement...
Ruiko :   Oui, avec des invités, experts en nucléaire. Nous faisions des lectures.... Rentrées au foyer les activistes continuaient le travail d'information. Chaque action menée à Rokkasho, je m'y rendrai plusieurs fois, sera résolument non violente. Aujourd'hui encore nous nous tenons informées sur la question.
Christian :   Qu'est-ce que l'action non violente ?
Ruiko :   Ne pas blesser l'autre, physiquement. Lever les mains en signe de paix plutôt que brandir ses poings, devant les policiers notamment. Plutôt que de s'opposer les uns aux autres chercher à s'intégrer, ensemble. Durant les confrontations avec les forces de police nous glisserons des fleurs dans les poches de leurs vestes.
Christian :   Comment intégrer les forces de l'ordre ?...
Ruiko :   Avec des fleurs, en chantant :"venez avec nous !"... Dans les cités nous utilisions la stratégie du "théatre de guerilla". Les passants nous observaient. Nous vivions le temps d'une explosion nucléaire puis nous mourions. Nous nous disperserons souvent pour éviter les affrontements. Devant les portes de l'entrée principale de Rokkasho nous brandirons des banderolles au slogan de :" Cet établissement est fermé !". Nous lancerons des boulles de terre semées à travers le grillage d'enceinte...
Christian :   Semées ?
Ruiko :   Oui... avec des graines de fleurs. Nous étions certaines, à la saison prochaine, d'y trouver de belles fleurs...
Christian :   Vos actions...
Ruiko :   Nos actes étaient très proches de ceux de "Greenham Common" nous nous regroupions très souvent en cercle pour un "brain storming". Chacune apportait une idée et si elle était bonne nous passions à l'action.
Christian :   Les policers ?
Ruiko :   Ils réagiront. Certains contesteront d'autres pleureront... Ils avaient un devoir, l'indifférence.

Un temps

Christian :   Avez-vous rencontré les dirigeants de Rokkasho ?
Ruiko :   Nous avons cherché à les rencontrer via la mairie et la préfecture de Aomorie... Nous avons envoyé des lettres...
Christian :   Les médias étaient-ils là ?
Ruiko :   Quand nous stopperons les camions chargés de matière (opération d'autant plus symbolique qu'il n'existe qu'une seule mine d'uranium importante au Japon, l'essentiel est importé). Durant les années 1991-1992 nous nous opposerons au premier convoyage d'uranium à Rokkasho... les médias se déplaceront. Nous voulions parler, nous les attendions...
Christian :   Les médias subissaient-ils des pressions ?
Ruiko :   Oui, c'est évident. Les principaux sponsors de la télévision à Fukushima étant TEPCO et TOHOKU Electricity... L'électricité produite à Fukushima est acheminée vers le Kanto mais nous n'utilisons pas cette électricité. La notre provient de Tohoku Electricity Company.
Christian :   Quelle était la principale faiblesse du mouvement des femmes de Rokkasho ?
Ruiko :   Ne pas parvenir à diffuser ce genre d'informations. Nous n'avions que peu de moyens...
Christian :   Vos principaux médias ?
Ruiko :   Les chanteurs. C'était une excellente façon de transmettre nos messages à la prochaine génération... Notre urgence se résumait à :"notre génération n'est pas consciente" et "l'égalité "Nucléaire = Danger" n'est pas encore perçue." Les japonais, par contre, sont de plus en plus riches...



Revue AERA 2011.6.6 "Manifestation contre la dose tolérée des 20mSv/an"
Ruiko Muto, 2ème en partant de la gauche au 4ème rang. Au premier rang à droite, debout, Seiichi Nakate, secrétaire du Fukushima Network for Saving Children from Radiation de Fukushima-shi.
Au dessus "Ne pas tuer les paysans !", manifestation paysanne à Hirosaki-shi, Aomori-ken.

III- "LA DESOBEISSANCE CIVILE, POUR MOI, C'EST CA !..."

Christian :   Quel est le point fort du mouvement des femmes de Rokkasho ?
Ruiko :   Notre groupe s'appelle :"Les femmes qui n'ont pas besoin d'énergie nucléaire!". Ce n'est ni un comité ni une association...
Christian :   Relever d'une structure juridique n'était pas une bonne chose en soit ?
Ruiko :   Oui, tout à fait.
Christian :   Tu n'étais donc pas convaincue d'"agir" en intentant un procès, ou en saisissant la justice ?
Ruiko :   Le groupe faisait déjà le procès du nucléaire... Les femmes avaient pleinement conscience d'être des hors-la-loi dans leur rapport à la forme juridique.
Christian :   Les femmes de Rokkasho étaient des hors-la-loi...
Ruiko :   Oui, dans notre rapport à la forme juridique. Beaucoup de groupes portaient plainte en justice. Nous, non. Nos rassemblements étaient provisoires.
Christian :   La groupe commettait-il "des actions non violentes hors la loi..."
Ruiko :   Non, pas du tout. Ce n'était pas des actes hors la loi. Nous étions hors la loi dans un seul contexte, dans notre rapport à la forme juridique. Notre groupe n'était pas constitué juridiquement. Des groupes "hors la loi", par contre, par le passé, se constitueront et développeront des actions d'une grande violence au point d'accepter de s'entretuer pour la paix. Face à cette violence notre groupe réagira et pronera la non-violence.

Un temps

Christian :   Comment réagissaient les époux et les familles du groupe de femmes de Rokkasho ?
Ruiko :   De diverses façons. Certains nous accompagneront... En fait quand une femme, à l'époque, devait quitter son mari c'était toute une histoire. C'etait même grave. Ce sera l'occasion pour le groupe de faire le point sur la question car les femmes au Japon sont plutôt soumises aux époux. Nous réfléchirons abondamment sur le droit des femmes...
Christian :   Les femmes du groupe écrivaient-elles ?
Ruiko :   Il y a toujours eu des écrivaines... celles qui guidaient le mouvement féministe, par exemple. Elles rédigeaient des tracts, des mémoires, des films vidéos...
Christian :   Comment vois-tu Rokkasho aujourd'hui ?
Ruiko :   Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la communication. Notamment depuis cinq ans avec les campagnes mondiales anti-nucléaire de Sakamoto Ryuichi (auteur de la musique de Furio) ou encore avec Kamanaka Hitomi auteure du celèbre film "Rokkasho Rhapsody"... En katakana cela donne même quelque chose comme "Rock a show"... (rires)

J'attire l'attention de Ruiko sur une photographie du livre de Shimada Kei. L'ouvrage photo est consacré au groupe des femmes militantes et aux villageois en colère de Rokkasho. Au coeur du livre, en noir et blanc, une colonne de camions chargés de matériaux nucléaires avance péniblement sur une autoroute... Ruiko observe la photographie.

Christian :   Le tsunami a-t'il touché Rokkasho ?
Ruiko :   Non... (un temps) Mais nous avons également nos morts. Beaucoup d'anciens opposants à l'usine de Rokkasho sont partis.

Photographie - 2 -
Des villageois en action, en noir et blanc. Un bord de mer. Les villageois s'opposent aux autorités maritimes investies par l'industrie nucléaire. Il s'agit de freiner la pénétration des zones de pêche.

Christian :   Comment le groupe s'y est-il pris pour dynamiser les paysans/pêcheurs ?
Ruiko :   Nous faisions du porte à porte. Nous parlions en prenant de grandes précautions, comme parler doucement. Dans l'ensemble les villageois étaient plutôt hostiles à la centrale. Mais ils se démobiliseront...

Photographie - 3 -
Le navire des mesures (géologie, hydrologie, mesure des profondeurs, identification des espèces, etc...). Les pêcheurs s'opposent aux mesures sur les zones de pêches.

Christian :   Es-tu montée à bords avec les pêcheurs ?
Ruiko :   Non, l'action choisie nous conduisait plutôt auprès des foyers de pêcheurs. Nous les sensibilisions avec ce genre de slogan : "une journée de pollution de la centrale de Rokkasho équivaut à une année de pollution de centrale nucléaire ordinaire..."

Photographie - 4 -

Un navire de la police maritime. Les policiers portent des tenues d'hiver imposantes, des casques de combat et des bérêts, des lunettes noires, des rangers luisantes. Ils mitraillent de photos les manifestants pêcheurs.

Photographie - 5 -
Des représentants de l'Agence des Technologies et des Sciences encerclés par la foule, le ministre est dans la première limousine.

Photographie - 6 -
Hiver à Rokkasho. Les manifestations occupent les rues. Il fait froid.

Photographie - 7 -
Deux femmes assises sur le bord d'une route, en habit d'été cette fois. Elles brandissent un drap sur lequel est écrit :"savez-vous que sur cette route passe de l'uranium ?"

Ruiko :   (du bout du doigt) Kikokawasan, Seikosan... là, avec les lunettes. Ce sont des villageoises militantes de Rokkasho. Elles ne sont pas du groupe mais poursuivent toujours leurs actions contre la centrale. Kikokawasan cultive et vend des herbes aromatiques (thym, romarin, etc...). Seikosan cultive des patates gluantes. Son père est un anti nucléaire opposé à la centrale de Rokkasho...

Photographie - 8 -
Passage de camions chargés d'uranium dans une ruelle. Des enfants rentrent de l'école, rient, s'amusent et passent innocement près des chargements.

Ruiko :   Les camions convoyant la matière nucléaire partaient du port de Fukushima et roulaient jusqu'à Rokkasho (nous feuilletons le livre jusqu'à la page du convoi sur l'autoroute). Quand ils partiront nous clamerons : "N'y va pas! N'y va pas !..." Nous avions décidé de précéder les déchets en voiture et tout le long du trajet nous clamerons : "N'y va pas! N'y va pas !...". Quand nous arriverons à Rokkasho nous clamerons: "Ne viens pas! Ne viens pas ! N'arrive pas !..."

Photographie - 9 -
Un véhicule lent, bas, conçu pour le convoyage de fûts de matière est stationné sous la pluie près d'un bâtiment administratif de Rokkasho. Sur une aire de travaux, derrière un grillage de protection, des hommes en tenue blanche imperméable discutent. Ils sont à quelques pas du véhicule. Sous l'effet de la pluie le fût d'acier chauffé par l'énergie des matériaux actifs dégage un panache de fumée blanche. Au premier étage du bâtiment des silhouettes se pressent derrière les fenêtres, au dessus du panache de fumée.

Christian :   Aujourd'hui, que penses-tu faire ?
Ruiko :   C'est vraiment une question difficile. Je souhaite rester ici. Mais en même temps puis-je réellement vivre ici, en mangeant des herbes et des glands comme par le passé ?... Il y a quelques jours je pensais me débarasser du réfrigérateur, trop lourd en électricité de Tohoku. Je suis désormais obligée de d'acheter des légumes frais ailleurs, en dehors de Miharu, de Fukushima même, les stocker.

Des amies de Ruiko entrent dans le café-atelier. Elles viennent de Yamanashi au sud. Elles convoient des légumes frais non contaminés. Deux couples des zones contaminées entrent et saluent Ruiko. Ce sont des familles guidées par Hisamatsusan érudit activiste, traducteur d'Ibn Arabi et ami de Dante, bénévole de Project47, qui se propose de les reloger dans le sud.
Nos regards se croisent dans le tumulte des allées et venues. Beaucoup d'hommes et de femmes de tous âges défilent "occupés" au café "Kirara". Pour les voyageurs de minuit de Hisamatsu c'est un départ définitif...
Hisamatsu ressort aussitôt et gagne la route sous la pluie fine emportant sa frêle silhouette dans un halo de fumée, les clopes de Hisamatsu, et de lumière. Les voyageurs de minuit... nos regards se croisent encore, éternels. La porte du café se referme.


Un temps

La précarité de notre temps est évidente. Elle nous gagne. J'ai le sentiment d'être en zone occupée, en temps de guerre. Les "occupants" (nucléaristes) sont partout, les clandestins se faufilent grâce aux passeurs...
Thierry (Ribault) tire une chaise à lui et s'assied. Il sort son cahier de notes. Il assiste à la fin de l'entretien. Nous nous sourions. Je pense à notre voyage à Itate en zone contaminée, à 20km de Fukushima Dai ichi et surtout à sa colère quand sur les routes désertes de la région morte nous croiserons Jérôme Fénoglio, correspondant apocalypsiste du journal le Monde. Les jours passés, alors que nous étions sur les routes il évoquera " Le jugement dernier selon Fénoglio"...


Un temps

Dans mon dos, la table d'à côté, Bruno Chareyron (ingénieur en physique nucléaire de la CRIIRAD) prépare une conférence de presse. Nous partageons les repas préparés par Ruiko et Mami, le gîte, l'amitié et la paix de Ruiko, mais surtout son accomplissement militant qui la rend invisible et présente en chacun de nos moyens. Une partie de l'équipe est partie au bain dans la commune voisine.
Nous aurons de vives discussions sur la façon de traiter les données scientifiques, les mesures, les prélèvements machines, et notre histoire. Mon approche de la catastrophe nucléaire ne sera pas celle urgentiste traitée avec du temps machine par les urgentistes. Cet entretien n'est pas inopportun mais complémentaire à cette campagne.
"Notre façon de vivre" dira très justement Ruiko n'est pas celle des urgentistes du temps machine. Le titre de cet entretien nous conduit du reste à ce qu'il convient d'accepter ou non quand on vit activiste anti nucléaire dans une zone rurale contaminée.
Il convient donc d'apprendre à vivre ensemble, environnement, hommes, machines et mesures, et de ne pas se fondre primitivement dans l'idéologie politique technicienne dominante qui fait et qui fera du chiffre et de la mesure deux despotes au service de la cause que nous combattons.
"L'histoire et la matière de l'histoire sont là, écrirai-je à propos des lutteurs anti barrage. Après des années de luttes et d'abnégation, la mémoire s'inscrit en chacun des actifs, une langue commune se développe. La répétition prend alors toute sa saveur : études, examens des connaissances par les exposés publics, patience, confiance, détermination, non violence, conduisent à une authentique maîtrise sociale dans un contexte pourtant de crise et d'agression sociopolitique, de détresse, d'isolement, de désaffiliation sociale et de décroissance économique."

Nous devons donc apprendre à vivre ensemble, à parler et à nous connaître. Ruiko est là, entendons :"elle vit à Funehiki depuis toujours". Les peuples de Fukushima, de Myagi et d'Ibaraki sont là , entendons "ils y vivent depuis toujours". Je vis au Japon. Nous vivons là plongés dans le cône d'ombre du temps machine nucléaire, capitalisé, ationnarisé.
Aucun micro producteur rural n'est ce temps machine... Notre temps est rural, "hors la loi" au sens où l'entend Ruiko. Il recèle de précieuses données pour comprendre les luttes et la gestion alternative de la catastrophe nucléaire que les machines, même si elle sont essentielles, ne pourront mesurer.
Bruno entend ce que je dis à Ruiko. Ce que je dis nous nous le sommes souvent dit. Nous en parlerons longtemps avec Thierry dans " le temps politique, civil, citoyen, des mesures" mais pas seulement, dans le temps politique alternatif rural également où la notion de citoyenneté et de civilité n'est pas vraiment la valeur dominante.
C'est sans doute pour cela que nous évoquerons, avec Ruiko, ces deux derniers jours de mai, "sa/notre façon de vivre" plus proche des valeurs de l'autonomie fondamentale, des saisons et de la nature "hors la loi". Quelle sociabilité spontannée....

Ruiko parlera du temps de Jomon...mais également des leçons politiques du passé, des femmes solidaires de Greenham Common.
Elle parlera donc de désobéissance civile. Toute sa vie elle en parlera.... depuis la forêt, sa rivière, mais pas seulement puisqu'elle vivra un temps au pied des grilles d'enceinte de la centrale de Hokkasho, solidaire des moyens des hommes et de la nature, de la justice environnementale, sans procès.
Une dernière remarque l'ensemble des données scientifiques, historiques, proprement japonaises collectées par les bénévoles de Fukushima lors de leurs oppositions à Fukushima Dai Ichi depuis les quarante dernières années seront prodigieuses de précision, comme toujours dans les luttes japonaises locales où l'acquis devient tout simplement prodigieux entre les mains des lutteurs.
Bruno devra bien l'admettre avant de regagner Tokyo. Certaines données glanées d'une oreille discrète durant l'entretien avec Ruiko (tout ici n'est pas traduit) - temps de préparation de sa conférence de presse - seront confondantes mais surtout inédites d'un point de vue scientifique. Elle seront ignorées, tout comme sera ignorée Ruiko, tout comme le sera son histoire militante, féministe et anti-nucléaire... l'approche méthodologique, économique et politique, sans doute.
"Mon échelle de durée, de conscience, ici, au Japon, concerne les quinze prochaine années, dirai-je à Bruno, et non une semaine." Nous nous entendrons, sans doute, sur le sens à donner à cette nouvelle mesure.

Un temps

Je croise le doux regard de Ruiko.

Ruiko :   La vie a changé...

Un temps

Ruiko :   Je suis de Fukushima et je ne peux plus vivre à Fukushima. Que me reste-t'il ?... Il me reste une mission. Je crois en cette mission : transmettre mon goût de lutter contre le nucléaire... notre mouvement anti-nucléaire. Je veux accomplir cette mission et faire fermer Fukushima Daï-ichi.

Un temps

Christian :   Que penses-tu de cette semaine de campagne, de Project47 et de la CRIIRAD ?
Ruiko :   Nous sommes touchés. Surtout par le fait que des étrangers se soient rendus sur cette terre irradiée. Pour les gens ignorant le péril nucléaire, sans doute est-ce important... Mais les gens ne bougeront pas avec des chiffres. Les chiffres sont seulement des points de repère.

Un temps

Ruiko :   Je vais réfléchir autrement, sur d'autres bases.... Certes, j'aimerais bien aller ailleurs, oublier ces 25 dernières années... Mais j'ai une mission accomplir ici... encore.
Christian : Qu'est-ce que la désobéissance civile ?

Un temps

Ruiko :   J'ai rencontré Wataru de Project47 qui a conduit le groupe de la CRIIRAD jusqu'ici, lequel m'a permis, à son tour, de rencontrer d'autres personnes... Lier les gens entre eux est une bonne chose en soi. Je deviendrai sans doute, à l'avenir, une "networker" anti-nucléaire. Ce sera un engagement suffisant, au fond, pour accepter de rester ici et pour poursuivre ma mission. La désobéissance civile, pour moi, c'est çà !...

Un temps

Ruiko :   ... Dès mon adolescence j'apprendrai à penser par moi-même, sans drapeau. Mes actions désobéissantes seront spontannées et naturelles. J'aurais manqué de beaucoup d'éléments pour étayer mes choix si je n'avais pas eu à réflechir par moi-même. "Tu peux être toi-même, penserai-je souvent enfant, et ne pas être comme les autres". En cas de manquement je m'en remettais à l'intuition, au feeling. Aujourd'hui encore je crois à mon feeling..."

FIN

   [ 1 ]    "Jusqu'à ce que la vie cesse..." Interview de Mr.Sakaï par Christian Pose
   [ 2 ]    Tableau national et Carte régionale d'Ibaraki de la Grande Fusion de Heisei
   [ 3 ]    "Des brioches, des eaux et des choux"
   [ 4 ]    "Même les libéraux sont contre ! Hokkaido opposition historique",  Hiroshi Itoh, maire de la ville de Kutchan, Hokkaido
   [ 5 ]    L'Histoire du barrage illusoire
   [ 6 ]    Ce que chacun peut reellement faire ou etre ou evaluer la justice dans un contexte de decroissance, suivi de Yamba, le plus lourd fardeau des contribuables de l'histoire des barrages du Japon

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