Libertés et actions civiles et politiques non violentes au Québec

 "Pour une philosophie de l'action et de l'émancipation, essai sur les défis des temps présents"
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Pierre Mouterde

philosophe, sociologue, journaliste (ed. Ecosociété, 2009) entretien réalisé par Christian Pose, 8/02/2010

"(...) je tends à prendre distance de l'approche heideggerienne qui pourtant se réclamait d'un retour à l'existence et au concret. Et cela non seulement en me référant à certains de ses positionnements pratiques et politiques au cours des années 30 (son soutien plus ou moins explicite au nazisme), mais aussi et surtout parce que sa philosophie en s'employant à définir l'être humain d'abord comme un "être pour la mort" (jeté vers la mort), tend finalement à donner une importance démesurée à cette dernière au détriment de la vie, elle-même. Plus que des "êtres pour la mort", nous sommes "des êtres pour la vie", j'aime à dire "des vivants"(...)".
P. Mouterde




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Sociologue et professeur de philosophie, Pierre Mouterde est spécialisé dans l'étude des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs a` la démocratie et aux droits humains. Il a publié Quand l'utopie ne désarme pas, Les pratiques alternatives de la gauche latino-américaine et ADQ : voie sans issue (avec J.-Claude Saint-Onge), Repenser l’action politique de gauche et dirigé l’ouvrage collectif L’avenir est à gauche aux Editions Ecosociété.




La révolution bolivarienne : à la croisée des chemins

Suite à un récent séjour au Venezuela (décembre 2009), où il a eu l’occasion de rencontrer des intellectuels et des militants d’organisations populaires liés à la révolution bolivarienne, Pierre Mouterde nous fait état des ombres et des lumières de ce processus révolutionnaire venant tout juste de fêter ses 11 ans d’âge.
Pour beaucoup d’observateurs, le processus de la révolution bolivarienne initié en 1998 sous l’égide du président Chavez, occupe une place tout à fait particulière à tel point qu’il fait figure aujourd’hui de symbole et que tous ceux et celles qui aspirent à un autre monde possible en suivent le déroulement de très près. Comme une promesse ! Voilà en effet que dans son sillage ont pu être freinées de manière très nette les politiques hégémoniques en Amérique latine du néolibéralisme contemporain ainsi que mis en mouvement tout un peuple, en transformant –comme l’exprimait si bien le philosophe costa-ricain, Frantz Hinkelammert—« l’impossible en possible ».

Un processus de transformation sociale inédit

Sous l’infatigable leadership d’un ex militaire, le Venezuela est ainsi entré dans un processus de transformation sociale tout à fait inédit. Car sans rien abandonner pour l’instant, ni de la démocratie représentative, ni même de l’économie de libre marché capitaliste, le président Chavez a néanmoins engagé son pays, dans une série de réformes non négligeables, réussissant qui plus est à faire face avec succès à plusieurs tentatives de déstabilisation menées par une opposition de droite, soutenue directement par les USA et prête à tout pour préserver ses privilèges (coup d’État manqué du 11 avril 2002 et grève patronale pétrolière de décembre 2002-février 2003).
Sur bien des fronts, les réussites ne manquent pas et paraissent même tout à fait spectaculaires compte tenu du vent de droite soufflant par ailleurs sur tant de pays de la planète : processus constituant et participatif donnant naissance à une nouvelle constitution particulièrement avancée (1999); lancement de missions dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la culture, rendant plus accessible aux secteurs populaires l’aide publique de l’État, jusqu’à présent grugée par la corruption et les politiques de privatisation néolibérale; redistribution de la rente pétrolière vers les plus défavorisés, faisant baisser de façon significative les taux de pauvreté et de grande pauvreté (d’environ 60% en 2003 à 30% en 2008; et de 29,1% en 2003 à 9% en 20081); constitution sous les auspices de l’Alba (Alternative bolivarienne pour les Amériques), de nouvelles formes de solidarités internationales Sud-Sud notamment avec Cuba, l’Équateur et la Bolivie.  Et ces réussites sont d’autant plus significatives que sous les coups de butoir de l’opposition intérieure, le président Chavez n’a cessé de chercher à radicaliser ce processus, passant à partir de 2005 d’un discours nationaliste et populaire somme toute assez classique à la référence explicite au socialisme, un socialisme pensé comme « socialisme du 21ième siècle ».


Difficultés à l’horizon

Traversant avec succès les nombreuses échéances électorales internes qui lui étaient fixées (notamment le fameux référendum révocatoire de 2004), Hugo Chavez a néanmoins buté sur l’une d’elle lors du référendum de septembre 2007, alors qu’il proposait à la population vénézuélienne de nouveaux amendements à la constitution impliquant l’institutionnalisation d’un pouvoir populaire ainsi que la possibilité pour le président du pays de se représenter sans limites à son poste. En effet il n’a pas réussi à obtenir la majorité des votes nécessaires, et cela non pas parce que l’opposition de droite était parvenue à gagner plus de suffrages, mais parce que tout simplement une partie de ses traditionnels appuis ne s’est pas déplacée pour aller voter. Et depuis, aux élections régionales et municipales de l’année 2008, si le PSUV, le parti du Président Chavez, a emporté globalement la mise, il n’en a pas moins perdu des villes et des États parmi les plus populeux du Venezuela, autre indice des difficultés que commencent à rencontrer les partisans du processus bolivarien. Comme si l’élan plein d’espérance qui avait emporté –surtout après 2002/2003-- une bonne partie des secteurs populaires vénézuéliens derrière Hugo Chavez paraissait être peu à peu retombé, finissant même par semer le doute dans bien des esprits autrefois acquis aux volontés de changement présidentielles.
C’est qu’au Venezuela –au-delà même d’une phraséologie révolutionnaire amplement utilisée— bien des problèmes du quotidien n’ont toujours pas été réglés, quand ils ne se sont pas simplement amplifiés. À commencer par celui de l’insécurité qui est devenu le souci numéro un des Vénézuéliens, entre autres choses parce que depuis 1998, le taux d’homicides a triplé au pays. On compte ainsi à Caracas en moyenne près de 45 morts violentes par fin de semaine, résultats d’une série de facteurs (corruption des différentes polices, montée du « narcotrafique », développement de groupes para militaires venant de Colombie, etc.) vis-à-vis desquels le pouvoir a mis trop longtemps à réagir (on vient tout juste de lancer ce décembre 2009 une nouvelle police, alors qu’une commission présidentielle l’appelait de ses vœux depuis plus de 3 ans). De manière générale, c’est tout ce qui concerne la gestion étatique de la vie au jour le jour qui semble ne pas bien fonctionner et alimenter en sourdine les récriminations populaires : lourdeurs et corruption de l’administration publique traditionnelle, ramassage chaotique des ordures, gestion de l’eau et de l’électricité inefficiente dont les coupures –dues à la sécheresse mais aussi à l’absence de gestion à long terme-- sont de plus fréquentes. Même la mission Barrio Adentro (services de santé de première ligne) qui en son temps (lancée en 2003) avait forcé l’admiration, connaît des difficultés et plusieurs postes de santé sont aujourd’hui –après le départ des médecins cubains-- abandonnés, faute de véritable suivi.

Pensé par le haut

Et cela peut apparaître d’autant plus curieux que le discours du gouvernement et plus particulièrement celui de Chavez, semble prendre un cours chaque fois plus idéologique, ne manquant aucune occasion de dénoncer le capitalisme (ainsi qu’on a pu le voir par exemple à Copenhague) et de s’en prendre aux ennemis du peuple ou du socialisme. Mais sans que par ailleurs ces appels soient portés ou relayés par un véritable mouvement social dont on pourrait observer clairement le poids grandissant dans les affaires du pays, ni non plus qu’ils paraissent se structurer dans des politiques systématiques pensées sur le long terme, en cherchant par exemple à trouver des solutions de fond à la mono exportation du pétrole (93% des exportations) ou à l’inflation galopante et à la surévaluation de la monnaie locale.
Et ce manque est d’autant plus notable, lorsqu’on peut avoir la chance, à titre de contre exemple, d’observer comme nous avons pu le faire à La Vega, la présence dans certains quartiers de Caracas, de groupes populaires encore très autonomes et très actifs, capables de donner à leur quartier autrefois déshérités un visage digne et prometteur : « mercal » bien géré, centre d’informatique très performant, poste de santé en pleine activité, cuisines collectives prises collectivement en main, aide aux familles monoparentales, centre culturel très actif, radio communautaire, coopératives, etc.
C’est sans doute la deuxième difficulté majeure que rencontre aujourd’hui le processus bolivarien. C’est par le haut et à travers la seule action « politique » du président et de ses partisans regroupés dans le PSUV que sont impulsées –souvent en réaction à tel ou tel événement décrié par la grande presse-- les transformations jugées nécessaires, des transformations qui d’ailleurs restent en termes économiques fort modérées, comme si le geste ne suivait pas toujours exactement la parole. Ainsi en  dix ans, le secteur étatique nationalisé ne se serait pratiquement pas amplifié relativement au secteur privé (il aurait même légèrement baissé : 70% l’économie seraient toujours le fait du secteur privé) et les coopératives de l’économie sociale ne représenteraient guère plus que 1,6% de l’activité économique.
Et cela est d’autant plus déroutant pour nombre des partisans du président que dans toutes les interventions du gouvernement, on fait de moins en moins clairement la distinction --l’influence du modèle cubain y étant sans doute pour quelque chose-- entre l’intervention de l’État proprement dite et celle du PSUV. Ce qui fait par exemple que la grande réforme des conseils communaux voulue par le président Chavez –sans doute une des plus intéressantes— tend aujourd’hui à être confisquée par les seuls membres du PSUV, alors qu’elle avait pour objectif de mettre au service de tous citoyens qui voulaient se prendre en main au niveau de la commune, des ressources offertes par l’État (aides publiques pour développer collectivement son quartier, former des coopératives, poursuivre des études, avoir accès à des services de santé, etc.). D’où le peu de place déterminante qu’occupent aujourd’hui dans le processus actuel les mouvements sociaux (syndicats, organisations communautaires, paysannes, indigènes, féministes, etc.), d’où le suivisme d’une majorité de militants de base du PSUV se gardant de toute critique envers leurs leaders, d’où aussi le rôle absolument central du président Chavez qui finit par s’immiscer dans la moindre des décisions de l’État et du parti. Ce n’est pas pour rien que, lors d’un colloque organisé en mai 2009 par le Centre international Miranda, un groupe d’intellectuels et de chercheurs favorables à Chavez ait interrogé « l’hyper-leadership » de Chavez… et que ce dernier s’en soit publiquement offusqué lors de son émission dominicale à « Allo Presidente ».

Doublement préoccupant

Certes le Venezuela bolivarien vit un contexte politique difficile où, au-delà des problèmes que nous venons de mentionner, l’opposition de droite continue à miner systématiquement les efforts du président et où les USA d’Amérique tentent de reprendre le terrain perdu, notamment par le renforcement de leur présence militaire en Colombie et par leur soutien aux militaires « putchistes » honduriens, installant ici aux frontières du Venezuela un climat belliqueux, et bloquant là-bas en Honduras tout retour du président Zélaya et par conséquent tout élargissement rapide de l’Alba.
On comprend donc bien quelques-unes des raisons à l’horizon de ces difficultés. Elles n’en demeurent pas moins doublement préoccupantes pour tous ceux et celles qui voient dans le processus bolivarien une alternative possible aux maux du capitalisme néolibéral. Préoccupant tout d’abord, parce qu’aux prochaines élections législatives (septembre 2010), il est loin d’être assuré que le PSUV puisse dans un tel contexte facilement l’emporter, et cela même si de récentes réformes électorales ont permis de renforcer –en diminuant le caractère proportionnel du vote-- le poids du parti le plus important (PSUV). Il ne faut pas en effet oublier que depuis 2007 le gros de l’opposition de droite vénézuélienne a changé de stratégie en devenant politiquement plus nuancée et en pariant désormais sur la possibilité de l’emporter en termes électoraux. Elle est donc devenue un adversaire électoral sérieux.
Préoccupant ensuite parce que la révolution bolivarienne représente un formidable espoir en Amérique latine et que toute fragilisation ou écueil de cette dernière, sera vécue comme un terrible revers pour tous ceux et celles qui aspirent non seulement à plus de justice sociale, mais encore à un renouvellement des pratiques d’émancipation collective et de transformations sociale dans le continent.
Raison de plus pour suivre, certes avec optimisme, mais aussi et surtout avec grande lucidité, ce qui se passe là-bas et appuyer comme jamais tous ceux et celles qui veulent que le socialisme du 21ième siècle qu’on tente d’expérimenter au Venezuela bolivarien puisse rimer avec l’auto organisation populaire et la démocratie participative !

Pierre Mouterde
Québec, le 21 décembre 2009


Cet entretien est dédié à l'arrière-pays, aux dissidences rurales et aux frères urbains qui combattent la massification et les sociétés minières multinationales, à Ecosociété qui lutte courageusement contre Banro Corporation et Barrick Gold, le néolibéralisme et la juridicisation du politique. (C. Pose, Nakado, Japon, 22/08/09-8/2/2010)

"(...) Mongolia is three times the size of France, twice the size of Texas, 2.6 million people, and our lands there in yellow are about the same size as Japan, or Italy, about 135,000 square kilometres, the largest land position in the mining industry.  When we staked it for copper and we had copper on the brain, we never dreamed that we wound find metallurgical and steam coal. But we are now an energy company as well as a mining company.  We own the coal rights, the nickel rights, the zinc rights, the copper and the gold rights throughout this highly mineralised region rich...Now you can see how these trucks are just going to come in here and pull money out of the bank.  The mining is automatic. It's just like a rock factory. There's no moving parts, it can be totally automated.  Kids with joysticks can be running these things from the surface.  You don't need any people underground, it's all done by gravity drainage..." ("Nothing like it on Planet Earth" - Robert Friedland's tour d'Tolgoi, Ivanohoe Mines Ltd., resourceinvestor.com, 3/7/2005)

"On October 6, 2009, Ivanhoe Mines, with its subsidiary, Ivanhoe Mines Mongolia Inc. LLC (IMMI), and Rio Tinto, signed the long-awaited Investment Agreement with the Government of Mongolia, establishing a long-term, comprehensive framework for maintaining a stable tax and operating environment for the construction and operation of the Oyu Tolgoi copper-gold mining complex in Mongolia's South Gobi Region. The signing, at a state ceremony in Ulaanbaatar, was attended by invited guests and dignitaries, including the President, the Prime Minister, the Speaker of Mongolia's Parliament (the State Great Khural), Cabinet members, members of Parliament and representatives of the international diplomatic and business communities. The ceremony culminated nine years of exploration successes that have established Oyu Tolgoi as one of the world's largest, undeveloped copper-gold porphyry projects, and nearly six years of negotiations with the Government of Mongolia for an Investment Agreement..." (Oyu Tolgoi Investment Agreement, 2010)

"Given the extent of the discoveries associated with the Oyu Tolgoi Project and the potential for additional discoveries, Ivanhoe Mines and the Government of Mongolia agreed that the Investment Agreement should conform with the provision of Mongolia's current Minerals Law specifying that certain deposits of strategic importance qualify for 30 years of stabilized tax rates and regulatory provisions, with an option of extending the term of the Investment Agreement for an additional 20 years..." (50-year assurance of stability, 2010)


Introduction
Les raisons pour lesquelles j'ai accepté cet entretien avec Pierre Mouterde autour de "Pour une philosophie de l'action et de l'émancipation" (2009) alors que nous vivons, sans jeu de mots, sur un champ de mines beaucoup plus que sur une planète habitable, se résument au souhait d'explorer à travers les mots d'un autre, ici le philosophe politique, l'économie de guerre à crédit.
Ce ne sera pas une mince affaire que de plonger d'une part dans sa critique génétique des fondamentaux européens, Pierre effleurera le sujet, tout en concevant d'autre part un tenseur historique contemporain dramatique dévoilant de question en question l'intense période de "collaboration vichyste et gestapiste" qu'est la nôtre (cette vision est la mienne et non celle de Pierre), celle de la globalisation-ghetto (urbaine), celle de la soumission graduelle du monde - homicide, les chiffres parlent, liberticide, horreur du "socialisme collabo" mitterrandien - à l'ordre noir du Big Business, à l'OTAN, aux armées/gouvernements coalisés non pas pour remporter une victoire contre le terrorisme mais pour contrôler civilement et militairement les nouveaux marchés, ceux des XX et XXIièmes siècles insolvables.
Comment donc ouvrir en 14 questions un espace décroissant cohérent "pour la sortie de l'économie et de la représentation" à une philosophie politique de l'action et de l'émancipation marxiste ?
Je ne suivrai pas expressément, linéairement, les thèmes essentiels traités dans l'essai. Je traquerai plutôt les périodes de tensions dramatiques, saisissant ici un appel du passé, le regard des vaincus, le nazisme, Heiddegger, un évènement du présent, le jaillissement démocratique ou le sens de la démocratie selon Rancière, moment fort, la destruction de l'environnement et des espèces animales, l'entrée dans l'ère de la guerre paranoïaque de Slavoj Zizek, l'imposture des traditions universalistes, bataillant avec mes propres contradictions et tensions, l'essai si prête particulièrement bien, tout comme s'y prêtera son précédent "Repenser l'action politique de gauche" (2005).
Le lecteur bondira donc d'une expression décroissante de la modernité (inspirée par les "mille Marx", plutôt que par une lecture académique, et par un christianisme primitif et une foi pré-chrétienne en Dieu), la mienne, à une réflexion philosophique mouterdienne de base résolument athée sur la prise du pouvoir d'Etat révolutionnaire, à l'élaboration d'une sagesse immanente reconduisant non seulement à une meilleure compréhension de nos fondamentaux ou universaux mais également à une meilleure compréhension de l'histoire, des erreurs passées, et donc du présent, pour libérer notre potentiel d'action politique.
Ce ne sera donc pas, encore une fois, une mince affaire que de concilier des mondes a priori aussi différents que les nôtres, nos oppositions; l'opposition entre l'athéisme et le religieux par exemple. Pierre s'en expliquera de façon claire, ayant été lui même conseiller-consultant du Président haïtien (ex-prêtre) Aristide en 1994 : "si l’on peut travailler avec des théologiens de la libération ou des partisans d’une foi tournée vers le monde, écrira-t-il à la réponse 6, à s’employer ensemble à changer le monde, à mieux voir les limites de l’horizon capitaliste qui est le nôtre, c’est tant mieux. Comme jamais nous avons besoin de nous remettre ensemble, pour agir sur une base commune, par delà toutes nos différences…" Une ouverture d'esprit qui inclinera donc à conjuguer nos moyens d'autant que nous partageons une base critique et politique marxiste anti capitaliste, anti globalisation et anti néolibérale.
Cela dit après quelques hésitations et reprises nous parviendrons à nous entendre et à esquisser une plage introductive.
Les 14 introductions aux questions forcément longues, notamment les introductions 12 et 13, suggéreront une lecture non linéraire des indices stratégiques de la marine marchande (BDI) et du capitalisme, de la privation et de la guerre, de la surexposition des résistances/dissidences au Big Business des transports et du stockage des minerais, du charbon, des métaux, des céréales.
Business qui trame l'histoire des crimes d'Etat non jugés, des républiques bananières et des révolutions depuis quelques siècles - "les tensions des marchés" et "nos efforts de civilisation" se soldant toujours par quelques richissimes vainqueurs d'un côté et des nuées de vaincus suppliciés de l'autre -, et dont l'objet, dans cet entretien, inspirera une introduction à la cohérence paradoxale de la sagesse immanente du philosophe politique, sagesse enchâssée dans la guerre psychologique et spéculative rendue/voulue ubiquitaire par l'économie néolibérale et la globalisation...
S'en suivra un autre décrochage, une critique du fascisme religieux tibétain et de ses liens à la CIA ("priez bouddha, restaurez les réseaux civils du Stay Behind"), inépuisables champs de tensions à saisir et à explorer, nos urgences, pour introduire cette autre proposition importante de l'essai sur les "traditions universalistes" qu'il conviendra, encore une fois, de traiter chacun selon son point de vue :"les traditions qui s’offrent le plus facilement à nous et qui prétendent à l’universalité la plus grande sont, dans les faits, le fruit d’une « hégémonisation » (domination) du monde...". Que de prolongements possibles...
Opérer quelques ruptures dans la progression du lecteur ne présentera donc pas de grandes difficultés. Le fil directeur de l'essai ne sera pas rompu pour autant et chacun pourra recomposer librement ses liens au propos général : l'action politique, quelle action pour sortir des "tensions de crise" ? L'homme mutilé par l'exploitation (l'aliénation marxiste), la domestication (le nihilisme nietzschéen), la maladie (la névrose et le conflit psychique freudien), l'hégémonisation (domination) du monde, le capitalisme historique,... l'individu en quête d'affirmation de soi, "la puissance défigurée qui conduira l'humanité aux catastrophes interdisant toute émancipation et toute reconciliation de l'homme avec lui-même"... (C. Pose, 16/02/2010)




Question 1/14

Pierre, tu nous invites dans "Pour une philosophie de l'action et de l'émancipation, essai sur les défis des temps présents" à une critique génétique des fondamentaux de notre civilisation; une lecture superficielle et une compréhension erronée de ces derniers nous auraient éloigné, et nous éloignent tous les jours un peu plus, du sens voulu par leurs auteurs.
Un tel défaut/manquement, selon toi, nous conduirait aux désastres sociaux, politiques, historiques, à la destruction de l'environnement, aux guerres, à la faillite de la vie, à l'aliénation quasi universelle de l'homme...
Cette approche des causes et des effets par les textes et les doctrines est intéressante. Elle permet, en effet, de mesurer l'universalité de la pensée de l'homme et de ses actes/liens, de mieux comprendre les mécanismes complexes, intellectuels et psychologiques, qui conduisent dans le pire des cas - et c'est notre cas - à l'exploitation de l'homme par l'homme et à sa destruction par les groupes et les communautés.
D'une certaine façon, permets cette digression, tes cris d'alarme rejoignent ceux, mitoyens, de la psychiatrie altermondialiste qui s'inquiète de la crise que traverse l'Humanité et qui note une altération du sens de l'existence individuelle, condamnée au repli sur soi en l'absence de projet d'avenir collectif réaliste ou ceux de l'Organisation Mondiale de la Santé (dont je demande avec d'autres la dissolution) qui révèle dans un récent rapport que le nombre des troublés mentaux a atteint les 450 millions, ou ceux de l'ethnopsychiatrie et de la psychiatrie clinique traitant des "mécanismes de destruction de l'autre" (F.Sironi, Centre Devereux) ou de la "formation des bourreaux" (on ne naît pas bourreau on le devient par construction délibérée) sur la base de pouvoirs et de doctrines introduits du fait de leur dangerosité, et c'est là la nouveauté essentielle, dans le champ de l'investigation judiciaire.
Les travaux des experts psychiatres auprès des tribunaux sur les causes de la "dangerosité criminelle" - des élus en particulier - relèvent également d'un sursaut démocratique et interagissent très utilement en amont et en aval des désastres sociaux, économiques, religieux (pris en considération par l'ethnopsychiatrie et la psychiatrie criminelles) ou politiques... Ce qui "ferait théoriquement le monde" le "déferait" également très rationnellement...
Q- Veux-tu dire que les hommes politiques d'aujourd'hui - issus de la culture occidentale des lumières - ayant très imparfaitement interprétés ces fondamentaux auraient par le fait obstrués sinon trahis la contemporanéité sociale et politique ?


Réponse 1/14

Les vertus émancipatrices du politique

Je crois que pour bien situer notre discussion, il faudrait d'abord rappeler quel est le contexte dans lequel, comme collectivité humaine, nous nous trouvons aujourd'hui.
Nous vivons à l'échelle du monde, une crise très profonde, une crise aux dimensions multidimensionnelles (écologique et climatique, économique et alimentaire, sociale, politique, culturelle et religieuse, psychologique, etc.), en somme une crise qui n'est pas purement économique ou financière, comme tant le laissent supposer. Et je pense qu'il est justement du ressort de la philosophie de nous en faire apercevoir --au-delà de toute vision fragmentée ou unidimensionnelle si à la mode-- la globalité intrinsèque.
Le marxisme ouvert auquel je me réfère --et à condition de ne pas le confondre avec un vulgaire déterminisme économique-- reste en ce sens un paradigme théorique très fécond pour, me semble-t-il, déchiffrer l'inter relation de ces différents facteurs et comprendre ainsi un peu mieux de quoi peuvent être tissés les temps présents.
Ceci dit, j'ai pensé utile dans Pour une philosophie de l'action et de l'émancipation d'insister sur un facteur sur lequel notre époque a tendance --au-delà d'une phraséologie de circonstances-- à faire l'impasse : le facteur politique et plus précisément, j'y reviendrais, le facteur social et politique. C'est la raison pour laquelle j'ai tenté de caractériser le grand basculement du monde que nous sommes en train de vivre (selon la belle formule de Michel Beaud), non seulement à travers l'existence à partir des années 80 d'un gigantesque redéploiement capitaliste et néolibéral à l'échelle du monde, mais aussi et en même temps à travers la réalité d'une crise très profonde des 3 grandes alternatives sociopolitiques (des trois « modèles antisystémiques » dirait Immanuel Wallerstein) qui jusqu'à la fin des années 80 avaient organisé les résistances ou oppositions collectives au capitalisme : le modèle communiste (à l'Est), le modèle social-démocrate (à l'Ouest) et le modèle national populiste (au Sud). Et si ce grand basculement du monde est aussi et évidemment "un grand dérèglement du monde" touchant en écho jusqu'à l'âme individuelle de chacun d'entre nous (d'où la pertinence de l'ethnopsychiatrie ou de la psychiatrie altermondialiste qui font apercevoir les facteurs culturels et sociaux en jeu), je n'ai pas voulu m'arrêter d'abord à cette dimension plus individuelle et psychologique de la crise.
Et cela, parce que j'imaginais qu'en le faisant, je risquais de retomber dans un des travers les plus pernicieux d'une certaine philosophie à la mode aujourd'hui : celui de chercher à parer aux problèmes du monde qu'au seul prisme du moi et de son individualité foncière, oubliant ou sous-estimant, en termes de conduite et d'action tout de la dimension sociale et politique de l'être humain, alors que précisément --mondialisation du monde oblige-- jamais le destin des individus que nous sommes n'a été autant marqué par des facteurs sociaux et politiques globaux. C'est ce qui explique que si souvent on tend à réduire la réflexion philosophique à n'être qu'une sagesse de pacotille destinée à l'individu solitaire et à ses problèmes d'"ego", faisant de fait l'impasse sur (ou tout au moins minimisant) "le nous", et donc tous les problèmes collectifs qui sont aujourd'hui les nôtres. Car plus que sur une sagesse individuelle, c'est sur une sagesse collective que nous avons besoin aujourd'hui de réfléchir.
Ou mieux dit encore, ce n'est qu'en re-situant le fond social et politique d'une sagesse pensée pour les temps présents, qu'on pourra philosophiquement ne pas passer à côté de tous les grands enjeux du monde et surtout à côté de la possibilité de faire face positivement et pratiquement à quelques-uns des plus décisifs d'entre eux. D'où les préoccupations sociopolitiques sur lesquelles s'arrête en particulier mon livre, et cette tentative de réfléchir à la politique comme pouvant être un sésame pour les temps présent, c'est-à-dire une clef à partir de laquelle il serait possible à l'humanité universelle de faire face à quelques-uns des défis les plus dramatiques qui sont les siens aujourd'hui. En sachant cependant que la politique à laquelle je me réfère n'a rien à voir avec cette politique spectacle à laquelle l'immense majorité des politiciens --ces saltimbanques d'aujourd'hui-- nous a habitués et qui ne fait que reconduire --sous couvert d'une pseudo démocratie -- le pouvoir excluant des nantis et des experts.
La politique prise au sens fort du terme, n'est donc pas cet "art du possible" auquel la tradition bourgeoise occidentale nous a habitués, elle est bien plutôt ce qui rend, comme le dit le philosophe Frantz Hinkelammert, "l'impossible possible", précisément parce qu'elle peut nous permettre de choisir les lois auxquelles obéir.
Aujourd'hui nous connaissons non seulement un terrible déficit démocratique, mais encore une crise aiguë de la représentation politique qui renvoie tout un chacun à une formidable impuissance collective, c'est-à-dire à une incapacité d'agir sur le plan collectif.
À sa manière, par l'espoir inconsidéré qu'elle a suscité, l'élection de Barack Obama en rend bien compte. On attendait en effet tant de lui, notamment qu'il mette un holà aux menées les plus odieuses de l'Empire (agressions militaires en Irak et Afghanistan, inconséquences financières et écologiques, etc.). Mais si une telle attitude a pu facilement être taxée de naïve, elle n'en exprimait pas moins un sentiment très juste qui comprenait intuitivement que c'est par la politique, et seulement par la politique qu'il est possible de changer effectivement le cours chaotique du monde. Sauf qu'il ne peut pas s'agir d'une politique pensée --pour reprendre une des intuitions de Benjamin-- à partir de l'univers des vainqueurs, ni non plus à l'intérieur de la seule matrice idéologique dominante occidentale.
C'est là tout l'enjeu d'aujourd'hui : comment repenser en profondeur l'action politique pour redécouvrir sa dimension émancipatrice et se donner les moyens de faire de la politique autrement ? C'est cette question que j'essaye à ma manière d'approfondir, notamment en montrant comment l’action politique doit être tout à la fois sociale et politique –c’est-à-dire enracinée dans les mouvements sociaux d’une société donnée-- ; seule manière de lui préserver ultimement sa dimension démocratique.


Question 2/14

L'approche en profondeur, par exemple, du champ théorique de la philosophie de Heidegger aurait ainsi permis de découvrir les causes de son alignement sur le nazisme; remarque cruciale en terme de responsabilité mettant en scène les héritiers politiques de Heidegger et des pans entiers de la société globalisée.
La "responsabilité" sera du reste l'une des articulations majeures de ta philosophie de l'action et de l'émancipation qui se veut, précisément, un support de l'homme vivant, de l'histoire, de l'organisation sociopolitique, de son actualité et de son héritage occidental (Descartes, Leibnitz, Spinoza, Pascal, Hume, Kant, Hegel, etc...Lefebvre, Sartre, de Beauvoir, Goldman, Althusser, Guattari, Deleuze, Wallerstein, Bourdieu, Foucault, etc.).
Tu inviteras, du reste, les nouvelles générations à produire un même "saut de tigre", à ne pas s'en laisser compter, à se réapproprier ce leg, à le réécrire selon les besoins réels et les aptitudes réelles de chacun.
Audace prométhéenne, tu ouvriras un espace en ne niant pas l'imperfection de ta propre mesure théorique et critique, tu en feras même le fer de lance de tes propositions alternatives. "Tout n'est pas dit, tout n'a pas été dit" par les "universaux" eux mêmes. "Tout n'a pas été compris".
Tu t'attaqueras, non sans courage politique et scientifique, à Marx, à Niestzsche et à Freud, aux "penseurs du soupçon" qui planteront leurs crocs dans les cuisses de la société bourgeoise.
Au XXIème siècle l'absolue pertinence des universaux - qui conditionnent sur des bases théoriques et sociopolitiques discutables, interprétation oblige, tous les apsects du vivants - n'est plus de mise, encore moins le langage des experts.
Ta philosophie invite, et c'est une chance, à un authentique "coup d'Etat médiatique" tant les philosophes politiques aujourd'hui "plébiscités" sont intégrés au dispositif juridique et intellectuel de la chose publique, de l'Etat et de la répression. Tu cites non sans ironie Ferry, Comte Sponville, Onfray, Lytoard, Glucksman, BHL....des philosophes au dessus de tout soupçon.
Des pans entiers de la société bourgeoise et de l'organisation politique reposent toutefois sur leur interprétation théorique des universaux (hommes et théories) tandis que les exégètes des partis politiques, des hypermédias liés aux ministères et aux gouvernements écrivent à bon compte l'histoire, masquant la structure légale, politique et philosophique de la violence planétarisée...des crises économiques sans précédent, de l'aliénation, des internements politiques et des méthodes nazies réhabilitées.

Q- Je fais mienne ta question. Comment dans un tel contexte d'altération revaloriser ce que tu nommes :"le monde sensible dénaturé..., désactivant d'autant la conception de l'homme agissant noyé dans les interrelations économiques" parfaitement maîtrisées, par contre, par les philosophes au dessus de tout soupçons cooptés par les acteurs du système capitaliste et du néolibéralisme ?



Réponse 2/14

La vie partout en danger

À y regarder de près, la démarche que j'ai essayé de suivre est une démarche très simple, étonnamment simple : chercher à penser et à définir la philosophie d'aujourd'hui (le travail de déchiffrement auquel elle devrait mener) à l'aune des problèmes pratiques et collectifs auxquels se heurte l'humanité contemporaine. Or s'il y a un problème pratique qui paraît central et que la crise écologique contemporaine a fait brutalement ré-apparaître, c'est bien celui de "la vie" tout court, ou plus exactement "de la vie de la vie", celle de la planète comme celle de l'humanité appréhendée comme humanité universelle. S'ajoutant aux différents périls nucléaires (non solutionnés et s'étant à un certain niveau aggravés), voilà que nous sommes en plus confrontés aujourd'hui à des périls environnementaux majeurs questionnant à plus ou moins court terme l'ensemble des formes de vie présentes sur la planète.
Mais plus encore, le cours même du développement capitaliste --avec sa tendance, ainsi que l'a mis en évidence l'Ecole de Francfort à "réifier" les humains comme l'ensemble de leurs productions (les ramener à l'état de matière inerte manipulable à merci)-- nous pousse dans un grand mouvement d'homogénéisation et d'uniformisation marchand qui tend, en les appauvrissant, à toucher aux formes mêmes de la vie humaine (la diversité des cultures, la singularité des individus, leur capacité respective de renouvellement, etc.). D'où la nécessité de se faire le chantre d'une philosophie qui ait comme objectif central, la promotion, ou plus exactement l'affirmation de la vie de l'humanité universelle, une vie pensée à travers le devenir sensible qui la caractérise d'abord et la diversité qui, à travers son renouvellement permanent, lui appartient en propre. Et j'insiste sur cette idée : non pas seulement défendre la vie (comme un droit, etc.) ou faire appel au principe de précaution comme tant nous y convient aujourd'hui, mais l'affirmer positivement, la vivre activement, la prendre à bras le corps, en s'employant à réaffirmer la vie des vivants que nous sommes et à prendre les moyens pratiques (politiques) pour y parvenir pleinement. Contre les tendances "mortifères" qui hantent le devenir contemporain, il n'y a pas de meilleurs parades que d'aimer la vie, de l'affirmer à travers des valeurs et des pratiques positives.
On ne peut être révolutionnaire sur le seul mode défensif ou parce qu'on est principalement hanté par la peur ou l'angoisse de la catastrophe et qu'on veut se défaire "du mal" qui hanterait le monde. On l'est qu'à la condition d'avoir un projet positif et alternatif à proposer, un projet capable de nouer des forces vives autour de l'idée "d'un bien" (un bien commun!), et de les mettre en mouvement, pour affirmer une vie "plus vivante" --on pourrait dire avec Nietzsche -- "une vie plus haute". Et cela est d'autant plus nécessaire, si l'on convient que la vie est partout en danger ! Voilà pourquoi je reprends à mon compte la figure de Prométhée, mais en la pensant comme celle d'un "Prométhée enlacé à la vie".
C'est aussi en ce sens là, je crois, qu'on peut continuer à se revendiquer d'une partie de la tradition philosophique occidentale, tout au moins celle qui, à l'encontre de ses courants dominants, a cherché justement, par-delà ses travers idéalistes et dualistes si leurrants, à retrouver --au prisme des exigences de la raison critique-- ce qu'il en était des caractéristiques de fond de la vie des êtres humains.
Comment ? En redonnant sens et profondeur à la vie dite "d'ici-bas" si dévaluée par l'approche spiritualiste et religieuse; en revalorisant le corps si souvent rabaissé au nom du primat de l'esprit (voir Descartes); en redonnant ses lettres de noblesse à l'histoire concrète des humains si souvent voilée sous celle de la Raison abstraite (voir Hegel), ou en revenant aux pratiques réelles des êtres vivants si facilement "délégitimées" par les exigences abstraites du devoir ou de l'éthique (voir Kant). Et cela non pas pour oublier l'esprit, la raison ou l'éthique, mais pour ne jamais perdre de vue que la grandeur de ces attributs humains ne peut être comprise --philosophiquement parlant-- que si elle est étroitement combinée avec tout ce sans quoi elle n'existerait tout simplement pas.
C'est Benjamin qui le rappelle d'une très belle formule : "la lutte des classes est cette lutte pour les choses brutes et matérielles sans lesquelles il n'en est point de raffinées et spirituelles", ajoutant cependant comme une invitation à ne pas déprécier pour autant le pouvoir des idées et de l'esprit, "celles-ci interviennent cependant autrement que comme l'idée d'un butin qu'emporterait le vainqueur, (..) Elles prennent une part vivante dans les profondeurs du temps et remettront toujours en question chaque nouvelles victoire des maîtres." (Sur le concept d'histoire)
Ces préoccupations liées à une approche de type "matérialiste non réducteur" appartiennent me semble-t-il à ce qui dans la tradition philosophique occidentale a résisté au fil du temps à la critique rationnelle la plus rigoureuse. C'est pourquoi je parle dans mon livre de ces "trois fils rouges théoriques" (en somme de ces 3 a priori) qui paraissent continuer à tenir bon : la valorisation de la réalité sensible et pratique (l'être humain vu comme être fait de chair et de sang); la reconnaissance du principe de l'immanence (l'être humain s'explique par l'être humain, la nature, par la nature, etc.) lié au souci d'une recherche du vrai jamais terminée; enfin la volonté d'émancipation conçue comme la possibilité et la nécessité d'échapper aux tutelles qui continuent à peser sur nous.
C'est aussi en ce sens que je tends à prendre distance de l'approche heideggerienne qui pourtant se réclamait d'un retour à l'existence et au concret. Et cela non seulement en me référant à certains de ses positionnements pratiques et politiques au cours des années 30 (son soutien plus ou moins explicite au nazisme), mais aussi et surtout parce que sa philosophie en s'employant à définir l'être humain d'abord comme un "être pour la mort" (jeté vers la mort), tend finalement à donner une importance démesurée à cette dernière au détriment de la vie, elle-même. Plus que des "êtres pour la mort", nous sommes "des êtres pour la vie", j'aime à dire "des vivants", et insister sur ceci plutôt que sur cela fait quelque part toute la différence, a fortiori au niveau pratique : vivre en se préparant à mourir, ce n'est la même chose que vivre en voulant --contre la mort-- affirmer la vie dont on est l'expression.
Il est vrai que pour l'être humain que nous sommes --être naturel inachevé et tramé de culture-- il n'y a pas, comme le pensaient bien des philosophes européens du 17ième et 18ième siècle, de "vie naturelle", complexifiant par conséquent toute approche théorique cherchant à se constituer à partir du seul concept de "vie". En ce sens on ne peut pas opposer sans nuances ni médiations, une vie naturelle qui serait par essence bonne (sous l'égide par exemple du mythe du bon sauvage) à une vie artificielle qui parce qu'elle voudrait se distinguer de la nature (ou de la mère terre), serait inévitablement pervertie. C'est ce que --soit dit en passant-- ne cesse de faire de manière caricaturale le dernier film en trois D de James Cameron, Avatar.
Il ne faut jamais oublier en effet que la vie humaine emporte toujours avec elle quelque chose d'artificiel, c'est là son propre, elle qui a pour nature de ne pas avoir de nature et d'installer une série de médiations non naturelles (techniques, symboliques, etc.) entre elle et la nature. C'est la raison pour laquelle, je me suis attardé dans mon livre à spécifier toujours très précisément les formes concrètes et historiques (matérielles, techniques, sociales, politiques, etc.) que cette vie peut prendre aux temps présents, cherchant à montrer à travers leur déploiement contemporain comment justement elles tendent à être mises à mal aujourd'hui.


Question 3/14

Au quatrième défi pour les vivants des temps présents "Le retour de la guerre infinie comme mode de résolution des conflits" tu introduiras le déni de responsabilité. Tu laisseras la parole, très emblématiquement du reste, au philosophe slovène Slavoj Zizek :"Nous entrons dans l’ère d’un art de la guerre paranoïaque, et notre plus grande tâche consiste à identifier l’ennemi et ses armes. Les protagonistes de cette nouvelle guerre assument de moins en moins publiquement leurs actes (…) les terroristes eux-mêmes ne sont plus enclins à endosser la responsabilité de leurs actes (…) les mesures « antiterroristes » d’État elles-mêmes sont entourées d’un halo de secret – tout cela formant un terreau idéal pour les théories de la conspiration et la paranoïa généralisée...."
Tu citeras également le philosophe italien Giorgio Agamben. Ce dernier écrira quelque chose de similairement insupportable à propos de la généralisation – dans les sociétés industrialisées avancées – du paradigme de la sécurité et de la permanence de l’état d’exception : « La déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement. (…) L’état d’exception a même atteint aujourd’hui son plus large déploiement planétaire. L’aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à l’extérieur le droit international et en produisant à l’intérieur un état d’exception permanent, prétend cependant appliquer encore le droit. »
Ces terribles propos annoncent clairement la fin de l'Etat-nation et le bouleversement, de toute évidence, de la géographie des frontières... Le capitalisme industriel et financier amorcera probablement cette crise dès les années 1994/95.
Revenons en arrière. P.D.Sutherland - premier directeur de l'OMC, directeur de Goldman Sachs International et de British Petroleum - sera au nombre de ceux qui remettront en question, très publiquement, la souveraineté de l'Etat-nation, des frontières et, par le fait, la conception même de la citoyenneté.
Il écrira dès 1995 : "(...) La coexistence des trois mondes : le politique, la sécurisation, le libre-échange, doit s'accélérer d'autant que "les frontières nationales ont de moins en moins d'influence sur les décisions du secteur privé concernant les investissements, la production et la consommation..." (Le syndrome Sutherland)
La tendance déjà forte ira en s'accentuant. Toutefois si les hyper-pauvres cherchent sans papiers à franchir les frontières haïtiennes, méxicaines et canadiennes pour gagner les Etats-Unis, il est plus rarement remarqué que les hyper-riches fuient les Etats-Unis, crise mondiale oblige, dans l'autre sens, vers l'Afrique notamment, la Suisse, Singapoure, la Thaïlande, Hong Kong, l'Espagne, la Nouvelle Zélande, l'Argentine, le Chili, l'Uruguay, le Brésil, ou encore les Emirats, effondrant les chances de prises de conscience radicale sur la question, renforçant nos maux de civilisation.
Insensiblement les élites politico-administratives des pays riches, émergents et pauvres, opèreront - et opèrent encore - des réformes territoriales en multipliant les démarches avec l'OTAN (Japon, France, Grande Bretagne, Etats d'Europe centrale, du sud et du nord, africains du nord (bassin méditerranéen), Etats-Unis, Mexique, Canada, Ossetie du sud et Georgie, Asie centrale, Irak, Afghanistan...). La principale conséquence de ces rapprochements civilo-militaires serait - outre la fuite des capitaux des plus riches et le chaos social -, la déportation des plus faibles sur leur propre terre...
1 personne sur 200 dans le monde déclare l'ONU est ou sera déplacée suite à des guerres, des conflits régionaux ou inter-frontaliers.
Ce rapport économiquement et historiographiquement orienté, intégré au corps de doctrine du néolibéralisme, propose des données très inférieures à la réalité et n'associera pas au statut de "victimes de guerre" celles, par exemple, du libre-échange belliciste en Afrique, en Asie, au Proche et Moyen Orient, en Amérique Latine.
En fait, selon une nouvelle approche anti-néolibérale nous nous devrions d'intégrer des données plus complètes comme celles de la Commission Mondiale des Barrages (CMB). Le résultat va du simple au double.
La CMB (p.12) établit, pour les seuls déportés des grands barrages et pour la fourchette basse, un rapport de 1 personne sur 150 (40 millions), et pour la fourchette haute un rapport de 1 personne sur 75 (80 millions)...
Si le rapport de l'ONU (1 personne sur 200 dans le monde est/sera déportée soit 30 millions) n'était pas doctrinalement orienté nous obtiendrions pour une population de 6 milliards d'individus 70 à 110 millions de déportés !...
Nous devrions également ajouter aux dangereuses sous-estimations de l'ONU les 150 millions de "réfugiés climatiques" prévus aux alentours de 2050 (M.JEEM LIPPWE -les États fédérés Micronésie); climats et hommes victimes de la surproduction industrielle (civile et militaire), de la surconsommation des pays riches, de la pollution globale, de l'expansion du commerce technonumérique et des conflits causes de bouleversements... En fait, en tenant compte de ces nouvelles données le nombre de déportés, de réfugiés, de victimes de guerre, avoisinerait les 220/260 millions, soit la moitié de la population de l'Europe ou les deux-tiers de celle des Etats-Unis.
De nombreux chercheurs iront plus loin et émettront des doutes scientifiques pertinents (1) sur la caractère non naturel des catastrophes, des tsunamis aux ouragans, des tornades aux tremblements de terre, de l'ensablement aux inondations, en insistant depuis les années 1960/1970 sur les enjeux militaires et bien entendu économiques de la maîtrise des climats et de la géophysique du globe... Le nombre des "réfugiés" ne peut donc être réglé sur le temps politique et statistique qui prévaut dans les organisations internationales ou qui supporte l'édifice doctrinal de l'économie du bien être, grande égalisatrice cynique.
Je n'ajoute pas ici le nombre des travailleurs immigrés (200millions) quasiment sans ressources, des chômeurs (200 millions), des sans parts, des victimes des campagnes sanitaires mondiales, des aliénés mentaux sans secours psychiatriques victimes de l'égoisme néolibéral et de l'endettement public (450 millions selon l'OMS), le nombre de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté ("2 à 4 milliards"), les "oubliés" de l'Afrique subsaharienne (oubli statistique des "400 millions" de la Banque Mondiale), le nombre des "réfugiés hypothécaires et bancaires 2009", 50 à 90 millions de "recyclés" sur le marché global de la micro-assurance selon les Lloyds et désormais en contact avec les rigueurs de la rue, le nombre des "réfugiés alimentaires" des pays riches appauvris par les guerres et encore une fois par la spirale de l'endettement près de 40 millions pour les seuls Etats-Unis... A bien regarder, selon ces nouvelles bases incompressibles, les deux-tiers de la population mondiale sont ou seront des réfugiés sinon des déshérités chroniques ou constants.
La propagande néolibérale (FMI, Banque Mondiale, Unicef, OMS, multinationales, gouvernements, partis politiques, élites, classes moyennes, ménages, etc...) invite donc, de toute évidence, les populations à vivre d'illusions avec un sens statistique très particulier : calculs erronés, définitions et argumentaires juridiques discutables, modèles éthico-mathématiques et programmes prévisionnels sans fondements scientifiques, en demeurant très habilement éloignée, bien entendu, de toute critique du mode de production capitaliste. Ce ne sera pas le cas de ton approche des causes des guerres et des conflits. Je te rejoins là.

Q- Pour combattre les dérives criminelles de la démocratie politique - dont le déni de responsabilité et l'état d'exception sont deux aspects - tu proposeras cinq défis majeurs "(...) car, écris-tu, qui dit défis, dit pour l’être humain qui s’y confronte tout en même temps difficultés et dépassements possibles, c’est-à-dire confrontation ouverte avec quelque chose qui engage, qui touche à sa vie, voire à sa survie et vis-à-vis de quoi on peut réagir, parce qu’on dispose d’un certain pouvoir d’intervention..." Peux-tu introduire, ici, ces cinq défis majeurs ?



Réponse 3/14

5 défis pour les temps présents

Oui bien sûr, c’est d’ailleurs pour donner au lecteur quelques indicateurs éclairants concernant cette affirmation qu'aux temps présents "la vie est mise à mal", que j'ai tenté de faire ressortir 5 défis majeurs auxquels l'humanité contemporaine serait concrètement confrontée. Car ces 5 défis correspondraient à 5 grandes tendances mortifères à l'oeuvre aux temps présents : la montée des inégalités, la rupture des déséquilibres écologiques, l'appauvrissement des productions culturelles humaines, le retour de la guerre infinie, l'étiolement des libertés individuelles.
On pourrait même, pour être plus précis, en faire apparaître l'importance, à travers quelques indications supplémentaires.
Tout d’abord (1), la montée phénoménale des inégalités au fil des siècles : à titre d’exemples, alors qu'en 1820, le revenu des 5% les plus riches était 27 fois supérieur à celui de 20% les moins riches, en 1992 il était 65 fois supérieur; en sachant qu'en 1992, 20% des plus riches possèdent 70% des choses produites et que 20% des plus pauvres n'en possèdent que 0,5%.
Ensuite (2), la rupture des grands équilibres écologiques : qu’on songe au réchauffement climatique (de 1 à 5,8 degrés de plus d'ici le prochain siècle) et à son lot de conséquences dévastatrices (zones côtières mortes, effondrement des systèmes agricoles, détérioration de l'environnement humain, etc.); mais aussi à la réduction drastique de la biodiversité (disparition de 50 000 espèces animales entre 1990 et 2000, et entre 50 et 90 de 18% de la forêt latino-américaine et africaine ainsi que de 30% de la forêt asiatique, etc.), ainsi qu’à la contamination généralisée des océans et à l’accroissement dramatique de l'empreinte écologique humaine.
Sans oublier (3) un phénomène moins mis en évidence, l'appauvrissement des productions culturelles et symboliques humaines : ce phénomène d'homogénéisation et de standardisation dû à l'insertion dans les logiques marchandes des biens culturels réduits à n'être vus que comme des biens qu'on vend et qu'on achète; biens finissants à leur tour par homogénéiser et standardiser la conscience humaine et donc par créer les conditions comme le dit Dany-Robert Dufour d'une "réduction des têtes" ou ainsi que le théorise Bernard Stiegler "d'une misère symbolique".
Puis, plus classique peut-être (4), le retour de la guerre infinie comme mode de régulation des conflits humains : manière de mettre en relief qu’on ne fait plus la guerre pour obtenir la paix ainsi qu’on le prétendait dans le passé, mais qu’on s'est installé depuis le 11 septembre 2001 dans un état de guerre permanent (d’où l’idée de guerre infinie), s'auto-perpétuant, loin de toute régulation possible.
Enfin (5), l'étiolement grandissant des libertés individuelles : elles sont de plus en plus prises au piège, et des États d'exception se multipliant, et des logiques sociétales contemporaines (croissance du pouvoir médiatique) nous transformant en "egos grégaires enrôlés dans des ensembles massifiés".
Il faut cependant ajouter que lorsque l'on parle de ces 5 défis ainsi que j’ai tenté de le faire, on évoque nécessairement la possibilité d'y faire face, et on les envisage sous forme d'enjeux --non encore tranchés-- qu'on peut ou non relever. Il ne s'agit donc nullement ici de réveiller le spectre de la catastrophe et avec lui de la peur, mais plutôt de lucidement prendre acte de ce qui porte atteinte à la vie (et plus particulièrement à la vie humaine) ainsi que de repérer de quelle manière on pourrait y faire face. En ce sens, le défi de la guerre -et d'une guerre infinie prenant, ainsi que l'ont mis en évidence des philosophes comme Zizeck, des formes passablement nouvelles et tragiques-- n'est pas le seul défi décisif, même s'il faut savoir effectivement épingler les glissements qui se sont effectués dans nos têtes à son propos. Car, et Zizeck, et Agamben ont raison à ce propos, en insistant sur cette idée qu'elle est dorénavant infiniment plus présente que par le passé, qu'elle est en quelque sorte partout : soit par le phénomène de sa « virtualisation médiatique », soit par les États d'exception qu'elle installe, soit même par ces déplacements massifs de population dont tu parles.
Mais une fois encore, ce que j'ai voulu faire en évoquant l'existence de 5 défis pour les vivants des temps présents, c'est montrer à la fois leur interaction grandissante (les rendant d'autant plus préoccupants) et le fait que pour certains d'entre eux, on est sur le point d'avoir atteint des seuils de non retour.
Je voulais enfin et surtout tenter de mettre en lumière, ce qui se trouvait à l'oeuvre derrière ces 5 dangers et qui permettait de les regrouper dans une gerbe de périls à l'origine commune : le déploiement au fil de l'histoire moderne du système capitaliste. Car c'est là le remarquable : aucun des dangers nommés ci dessous, n’est en lui-même nouveau et véritablement "mortifère", c'est-à-dire tendant à installer chaque fois plus les conditions de la mort. Ni celui de la montée des inégalités, ni même celui de l'existence de pressions écologique sur la nature, ou de pressions uniformisantes sur la culture humaine. Et l'on pourrait dire la même chose en ce qui concerne le développement de la guerre (ne paraît-elle pas exister depuis des millénaires?) ou l'étiolement des libertés individuelles.
Par contre, ces 5 dangers --si on les apprécie au fil des 350 dernières années-- sont en train de le devenir chaque fois plus, au rythme même du déploiement et de l'intensification d'un mode de production et d'échange tout à fait particulier qui a pris son élan au 16ième siècle et qui a fini par se déployer à l'échelle du monde entier. Un mode de production et d'échange qu'on pourrait taxer, selon la formule de Wallerstein, de « capitalisme historique » et qui se caractérise essentiellement –au delà même des formes particulières qu’il a pu prendre au cours des siècles passés-- par le fait qu'il tend à accumuler des richesses sous forme de capital-argent "dans le but premier délibéré de son auto-expansion". Ce qui veut dire que dans un tel système, on s'acharne à faire de l'argent pour faire encore plus d'argent, en sachant cependant que pour produire "cet argent en plus", "il faut s'engager dans un processus complexe consistant à mettre des gens au travail pour les faire produire un surtravail dont on ne s'appropriera la valeur que sous la forme d'une marchandise qu'il faut d'abord vendre".
D'où tous les traits qui lui sont propres (le différenciant ainsi fortement de la petite production marchande) et qui en même temps expliquent le renforcement des 5 dangers dont nous avons parlé : son caractère déréglé et contradictoire, résultat des dé-synchronies permanentes existant entre le temps de la production et celui de la consommation ainsi que de cette soif de profit insatiable qui ne connaît aucune limite particulièrement en ce qui concerne ses rapports avec la nature; enfin sa tendance à tout "transformer en marchandise" et partant, comme nous l'a appris l'école de Franckfort" à faire naître des processus de réification particulièrement problématiques. C'est ainsi que l'on pourrait, à la suite de Santiago Alba, parler d'un capitalisme cannibale, un capitalisme qui dévore tout et qui en vient ainsi à installer la faim partout, au Sud bien sûr ou plus d'un milliard d'individus continuent à vivre dans le dénuement, mais aussi d'une certaine manière au Nord où les consommateurs des pays industrialisés sont aspirés dans une course infinie à la consommation sans en être jamais rassasiés.


Question 4/14

Nous venons de voir que ton propos sur l'action et l'émancipation se voulait également une articulation stratégique entre l'histoire collective, la territorialité et les conflits à ce point de jonction situé entre le monde complexe de l'aliénation (technosociété) et du sujet.
Un "raccordé sans fil" signifiera dans la technosociété de 2050 et dans la langue du spéculateur cherchant à diversifier son portefeuille d'actifs que pour un "raccord humain client" 10 000 raccords machines devront être en service - rapport demesuré entre l'homme et la machine...
L'hyper-spéculation sur les "M2M wireless-Machine to Machine" concernera cette fois les parcs d'ordinateurs et de calculateurs inertes sans commandement humains soit plusieurs milliers de milliards d'unités intelligentes rationnellement dispersées sur le globe également aux alentours de 2050 : mesures permanentes géologiques, séismographiques, aéronomiques, hydrologiques marines, lacustres ou fluviales, spatiales,... numérisation/automation hospitalière, minière/industrielle, routière, aérienne, pénitentiaire, scolaire, domestique, etc...
Tu écriras dans "Les penseurs du soupçon : la puissance démystifiée" : (il faut) "prendre appui sur le développement des sciences, conçues non comme techno-sciences mais comme rationalité ouverte (série d’erreurs rectifiées)...
Q- Peux-tu expliquer l'intérêt de poser son esprit sur le "developpement des sciences" plutôt que sur les technosciences ?



Réponse 4/14

L'homme animal technique ?

Oui je m'appuie ici, en partie tout au moins, sur les réflexions anthropologiques de Leroy Gourhan et plus près de nous sur celles de Bernard Stiegler qui justement ici prend le contrepied d'Heidegger, en affirmant que "l'être humain est un être essentiellement technique". Stiegler ajoute même à propos de l'évolution de l'homme, que c'est un peu comme si, avec elle, "l'histoire de la vie devait se poursuivre par d'autres moyens que la vie".
Je dirais de mon côté que ce qui caractérise l'être humain, c'est d'avoir pu échapper à ce qu'on pourrait appeler l'enfermement animal et au fait que chez ce dernier, l'outil fait partie intégrante de son corps, le condamnant de fait à ce qu'on pourrait appeler une spécialité étroite, le rendant du même coup très dépendant de sa niche écologique originaire.
Chez l'être humain, "singe nu marchant debout", l'outil est détaché du corps et peut donc être multiplié à l'infini, l'ouvrant ainsi aux possibles. Je rajouterai cependant que l'être humain n'est pas seulement un producteur d'outils, il est aussi un producteur de signes (de rapports symboliques) et de rapports sociaux et que c'est la combinaison de ces trois types de productions qui fait sa spécificité et détermine ce qui est sa nature propre. Mais on le voit bien, au prisme d'une telle définition, sa nature qui n'est au point de départ, ni fixée, ni déterminée, va bien évidemment être profondément marquée par les caractéristiques et l'évolution de ce réseau de signes, de rapports sociaux et d'outils. Tel est l'arrière fond philosophique à partir duquel j'ai tenté de reprendre à mon compte cette distinction entre sciences et techno-sciences qu’il me semble très important de pouvoir faire aujourd’hui.
Ce qui fait problème en effet, ce n'est pas la science en soi --elle est justement une des expressions de la grandeur humaine--, ce n'est pas non plus la technique -puisqu'elle permet à l'être humain de s'ouvrir aux possibles et qu'elle est ce à travers quoi il peut évoluer. Ce qui fait problème, c'est une certaine science et une certaine technique dont les développements ont été déterminés et surtout arraisonnés chaque fois plus par les logiques marchandes et productivistes du capitalisme historique. Cela se traduit par le fait d'abord que la science se voit assujettie étroitement à la technique, c'est à dire au fait qu'elle n'est valorisée que dans la mesure où elle peut donner naissance à des techniques qui marchent dans le système où elles se déploient --d'où son nom de technosciences--. Puis par le fait que ces techniques toutes puissantes sont à leur tour assujetties aux logiques déréglées du profit capitaliste qui ne favorise le développement que de ce qui est congruent à sa logique.
Voilà pourquoi la technique n'est jamais neutre et qu'on ne peut en faire la critique, ni l'apologie sans faire en même temps la critique du système au sein duquel elle s'insère et qui en a déterminé sa forme et son mouvement. Voilà pourquoi aussi il faut distinguer entre des techniques qui à certaines conditions peuvent avoir un caractère émancipateur (par exemple un certain type de technique solaire, éolienne, informatique développé dans tel contexte, etc.) et d'autres qui au contraire, nous entraînent vers des logiques chaque fois plus mortifères (nucléaires, etc.). Cette distinction me paraît importante, car ainsi on ne voue pas aux gémonies la technique en soi --ainsi qu'ont eu tendance à le faire chacun à leur manière des penseurs comme Ellul, Heidegger, Jonas. On cherche plus simplement à déchiffrer les formes qui font problème aujourd'hui et qu'on ne peut pas séparer du développement capitaliste actuel. D'où d'ailleurs soit dit en passant, la nécessité de tout faire pour en finir avec le capitalisme, d'oser passer à autre chose ! Mais ce faisant, on met nécessairement l'accent sur le fait que le problème est d'abord et avant tout politique et stratégique.

Question 4/14 bis

Cela dit les contraintes éducatives, familiales, universitaires, professionnelles, toute l'organisation sociale planétaire, urbaine à 80% vers 2050, seront intégrées/assimilées anthropologiquement au progrès et aux développement des technosciences... tandis que "la portée supérieure des sciences" demeurera accessible à une élite seulement, tout comme aujourd'hui...
De plus sans retours sur investissement et sans "grands" projets militaires - au sens de la Révolution dans les Affaires Militaires et des guerres d'application modernes -, "la science" dit-on, n'existerait pas.
Se dresse alors un mur d'impasse... Comment l'éviter ? Tu proposeras une critique de nos fondamentaux.
Q- Tu écriras : "il faut saisir l’importance décisive du travail théorique critique mené au 19ème siècle, par une étrange constellation de penseurs – Marx, Nietzsche et Freud... ". Ton prolongement est surprenant, peux-tu nous éclairer ?...


Réponse 4/14 bis

En fait, il s'agissait pour moi d'essayer de me situer de manière plus précise, dans l'histoire de la philosophie occidentale.
De quels auteurs se revendiquer ? À partir de quelle tradition se définir ? Car en philosophie, on ne part jamais de rien. On s'inscrit toujours dans un héritage donné, qu'on le veuille ou non. Sans doute je pouvais m'inscrire dans celui de Marx, j'en ai évoqué au départ une des raisons, moi qui ai toujours vu dans la 11ième thèse de Feueurbach de Marx une perspective de recherche philosophique critique extrêmement féconde : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; mais ce qui importe c’est de le transformer ».
Mais cela ne me paraissait pas suffisant. Marx n'est pas tout, et son oeuvre elle-même, est traversée par des tensions non totalement résolues. D'où cette idée --elle est en rien originale-- de combiner son approche à celles d'autres penseurs critiques clefs. C'est Derrida qui disait qu'on ne peut pas penser aujourd'hui sans passer par Marx (ne serait-ce que pour penser contre lui !).
Tout naturellement, j'ai eu envie de rajouter : on ne peut pas penser aujourd'hui sans aussi passer par Nietzsche et Freud, ces 2 autres penseurs du soupçon. Bien sûr on pourrait me demander pourquoi m'arrêter à des auteurs du 19ième siècle européen, et qui plus est à ces seuls trois auteurs.
En fait, ces 3 penseurs jouent un rôle clef dans l'histoire de notre tradition philosophique occidentale --tout au moins est-ce ainsi que je les interprète-- parce qu'ils ont su --tout en se reconnaissant des valeurs de la modernité-- les passer au crible de la critique rationnelle la plus rigoureuse. D'où leur nom de « penseurs du soupçon ». Ils représentent ainsi une véritable rupture d'avec le passé, un appel à penser sur d'autres bases, et un appel dont nous sommes --quasiment deux siècles plus tard-- encore redevables, ne serait-ce que parce que tant de penseurs continuent à s'y référer très directement et que les déterminants qu’ils ont fait apparaître (la société de classes, la vie déclinante, le malaise dans la civilisation) continuent à perdurer à notre époque. D'où leur dénonciation de l'idéalisme et du dualisme du gros de la tradition philosophique occidentale. D'où aussi leur penchant pour une immanence grandissante. D'où enfin leurs efforts --au nom d'une certaine conception de l'émancipation-- pour mettre à jour des parades aux problèmes de perte de pouvoir (Marx) ou de puissance (Nietzsche), de malaise (Freud) ou de déclin que semble connaître à leur époque l'être humain.
Résultats : tout en cherchant à se rapprocher de l'homme vivant (de l'homme enraciné dans la vie et sa matérialité sensible), ils vont vouloir annoncer des solutions de dépassement aux maux qu'ils ont diagnostiqués à son sujet : pour Marx, la perspective d'une société sans classes; pour Nietzsche l'exigence d'un surhomme-artiste créateur; pour Freud, l'individu affranchi des névroses, individuelles comme collectives issues des malaises de la civilisation.
Mais on le voit, ce qui est nouveau ici dans leur approche respective (au-delà même de leurs fortes différences), c'est que chacun à leur manière, ils changent de plan, en se tournant vers des pratiques nouvelles et un nouveau rapport au monde, cherchant à prendre en compte les facteurs de fond conditionnant les substrats même de l'être humain : la vie et sa généalogie chez Nietzsche; les pratiques socioproductives et la lutte de classes chez Marx; la sexualité et le désir chez Freud.
Dans tous les cas, leurs efforts semblent s'orienter autour d'une tâche tout à fait pratique : faire réapparaître les conditions concrètes et pratiques à partir desquelles pourrait être renouvelée la puissance humaine.


Question 5/14

Tu associeras, par ailleurs, au chapitre "Sous le regard des « ”vaincus” » : se ré-ouvrir à l’universel", la Terre-Mère et son culte dissident indigène à une ressource pour les luttes contemporaines.
C'est un bel appel et une riche idée. En tant que rural décroissant je suis sensible a ton propos sur la Terre-Mère qui implique un rapport aux "forces primitives du monde et de l'homme" et qui nourrit durablement la nature immanente de l'homme et son émancipation mais aussi son goût pour l'action collective; la différence entre "le primitif qui émancipe" et "le primitif qui tue".
Les propos de Santiago Alba justement insérés dans le corps des "cinq défis pour les vivants des temps présents" sont sur ce dernier point révélants.
"Le capitalisme (a) fini par déployer cette faim insatiable, cette logique de la voracité biologique partout, nivelant, ravalant et cannibalisant ce qu’il transforme... Notre société est comme primitive, la plus primitive qui soit, une société de pure subsistance qui a besoin de convoquer toute la richesse du monde et tous les moyens technologiques - eux mêmes objets de consommation - pour sa stricte reproduction biologique"...
Toutefois tu n'entreras pas dans cette dissidence primitive, celle des hommes et des femmes de l'arrière-pays. Elle est philosophiquement peu présente dans ton ouvrage et c'est sans doute la raison pour laquelle la décroissance - en tant que philosophie sociale des pertes et des besoins réels - sera importante d'autant qu'elle traite de cette chaude sagesse en action tramée depuis toujours autours des rivières, des champs, de l'inter-régionalité, des hameaux de montagne ou des bords de mer, de l'exclusion, autour des puits sans raccords aux barrages et aux cités... Cette réalité est porteuse; je trouve qu'elle manque dans ton traité.
Les ruraux sont rarement des scientifiques salariés de l'oppression ou encore moins des lettrés des luttes. Parfois ex-institutionnels érudits et savants ils trahissent un fond critique attentiste ou collaborationniste qui les freine, ou qui génère du soupçon, et qui les maintient loin des évidences et des urgences réelles, des exclus réellement pénalisés ou encore de la Terre-Mère mutilée. Les moyens d'existence exercent, tu as eu raison de le souligner par le passé, une influence sur les analyses et les conclusions.
Dans ton précédent essai "REPENSER L'ACTION POLITIQUE DE GAUCHE" (2005) cela ne t'avait pas échappé :"ne jamais négliger dans l'analyse, écrivais-tu, le poids des conditions matérielles"...Juste remarque.
Tu disais également qu'un quelconque mécontement ou même la faim ne soulevaient pas forcément une population pour exiger des réparations ou renverser un gouvernement afin d'exercer le pouvoir. J'en partage toute la pertinence. Je crois même que beaucoup de révolutionnaires, communistes armés ou non, se sont heurtés, par le passé et même aujourd'hui, au problème.
Dans ton précédent essai tu évoqueras le cas de Marcos, ce dernier disait : "plutôt que de prendre le pouvoir à la manière des révolutionnaires du passé il faut l'exercer ici et maintenant; chacun à sa manière..."
Cela semble une proposition plutôt que de féderer ce qui, culturellement et linguitiquement parlant, ne peut l'être ou difficilement, nourrissant d'autant les soupçons des Etats répressifs,... Exercer le pouvoir sur le lieu des luttes...
Les ponts de lianes tendus depuis des lustres entre l'arrière-pays et les mégapoles nucléaires ne sont pas pour autant brisés ou éradiqués du champ des moyens, du discours et des analyses d'autant que les liens philosophiques entre "le primitif qui émancipe" (l'arrière-pays) et "le primitif qui tue" (le monde urbain) sont établis en nous pour longtemps. Ici je te rejoinds. Notre fond anthropologique parle, témoigne et nous appuie...
Je crois même, comme Marcos, en l'émergence de solutions politiques et sociales inédites pour ne plus subir les tyrans planétaires et les despotes régionaux, les inégalités et l'injustice.
Tu écriras au sous-chapitre de "La puissance humaine aliénée" : "la puissance humaine a perdu toute dimension autorisant un développement « rationnel » des rapports avec la nature...".

Q - Mais en traitant la question sur des bases exclusivement eurocentristes et grecques ne crainds tu pas de passer précisément à cotés du médium des luttes indigènes que tu voudrais spontanément acquises à l'universalité ?
De Descartes à Leibnitz, à Spinoza, à Pascal, à Hume, à Kant, à Hegel,... de Sartre, à Althusser, à Bourdieu, à Foucault,.....à la Terre-Mère... Il y a des ponts de lianes difficilement empruntables.
- Ne sommes-nous pas, tu en conviendras, en face d'oppositions sinon d'incompatibilités textuelles ? Ton approche n'est-elle pas, non plus, par trop urbaine ?
- Ne penses-tu pas que le metissage des traditions d'émancipation et des luttes serait facilité par une désoccidentalisation de tes moyens ? Une indigénisation de tes moyens ?
Eleazar Lopez Hernandez dans sa théologie indienne parlera de théologie de la Terre...Leonardo Boff, théologien de la libération, écrira à propos de notre rapport à la forêt amazonienne, à ses fils et filles...
très justement : "désoccidentaliser la chrétienté, Christ" ...


Réponse 5/14

Oui c'est là une très belle question et je m'y suis confronté très concrètement. Lors d'une rencontre à Guadalajara avec quelques sociologues de l'Amérique latine très engagés et alors que j'étais en train de clarifier mes idées à ce propos, on m'a fait ce reproche : "Mais les auteurs auxquels tu sembles te référer de manière privilégiée (Marx, Nietzsche, Freud) appartiennent exclusivement à l'univers européen et occidental, et tu tombes ainsi dans le travers de l'européocentrisme ou de l'occidentalocentrisme, loin de cette recherche de l'universalité dont se targue pourtant la philosophie".
Et il y a quelque chose de vrai dans cette critique, même si ces 3 auteurs ont indéniablement participé à la mise à jour des limites et points aveugles de la pensée occidentale, ils n'y échappent pas complètement. Et il serait facile de multiplier les citations à cet égard ainsi que d’énumérer les problèmes dont –en s’appuyant sur leurs noms—on a pu hériter : le stalinisme (au nom de Marx) ; la volonté de puissance dominatrice (au nom de Nietzsche) ; l’institutionnalisation conservatrice de la psychanalyse (au nom de Freud).
C'est en partie ce qui explique mon recours aux thèses de Walter Benjamin dans le chapitre 4 de Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation. Car ces thèses --me semble-t-il-- nous aident à aller encore plus loin, à radicaliser la critique, à bousculer quelques-uns des points aveugles de l'univers philosophique occidental dominant, mais sans pour autant perdre cette perspective de la matérialité ouverte qui me semble si importante, et cela justement parce qu'elle permet de déboucher sur des préoccupations d'ordre pratique dont nous avons tant besoin aujourd'hui pour affronter les problèmes qui sont les nôtres !
Il ne faut pas oublier en effet que si l’on veut changer le monde tel qu’il se donne à nous concrètement, il faut savoir aussi être, si je puis dire, bien « terre à terre », partir donc de ce que ce monde est effectivement (en ce début de 21ième siècle marqué au fer rouge par un néolibéralisme conquérant) pour convoquer les forces réelles qui puissent parvenir à en modifier le cours. Autrement, on reste prisonnier de ce qu’on pourrait appeler une « utopie chimérique », sans prise possible sur le monde. Position d’autant plus difficile à tenir quand on a conscience de l’ampleur des défis qui sont les nôtres aujourd’hui.
Alors dans ce contexte, pourquoi passer par Benjamin ? Certes Walter Benjamin (1898-1940) appartient aussi à l'univers européen, mais d'une manière si paradoxale : il est en effet celui qui --je me réfère ici aux thèses sur le concept d'histoire de la fin de sa vie-- nous permet de penser dans toute sa radicalité la critique de la vision de l'histoire « des vainqueurs » (autre mot pour parler de la classe dominante).
Comment ? En concevant l'histoire non pas comme une marche vers l'avant et le progrès (ce qui est l'essence même de l'idéologie bourgeoise contemporaine), mais comme un amas de ruines et de catastrophes qu'elle laisse derrière elle et qui accompagne cette cohorte de vaincus (les exploités, les sans voix, les sans-parts, les oubliés du Sud, etc.) dont les vainqueurs d'aujourd'hui veulent jusqu'à nous faire oublier l'existence. Or si l'on tend, comme le prétend la philosophie, à l’universalité, on voit bien à quoi une telle vision nous appelle : elle nous appelle à « brosser l’histoire à rebrousse-poil », à reprendre à notre compte tout ce qui a été ainsi oublié et réduit à l'état de ruines par les vainqueurs d’hier et d’aujourd’hui : qu'on pense par exemple aux sociétés autochtones de l'Amérique, ou aux esclaves haïtiens du 18ième siècle et à leurs descendants contemporains.
En somme, elle nous appelle à faire renaître et revivre, pour l’ici et maintenant, les aspirations des vaincus d’hier et d’aujourd’hui, leurs aspirations à un autre monde possible, avec tout ce qu’ils étaient et veulent être aujourd’hui. Sauf que cette reprise des aspirations oubliées des vaincus --parce qu’elle est conçue chez Benjamin, comme un effort pour transformer le présent-- se donne d’abord sur un mode pratique. Notamment en se retrouvant éventuellement au coude à coude dans de mêmes luttes collectives contre la domination capitaliste néolibérale contemporaine.
Qu’on pense ainsi à l’importance décisive des luttes paysannes, autochtones, féministes, écologistes (ces nouveaux mouvements sociaux) et à toutes les solidarités indispensables qu’il reste à tisser avec elles, au-delà même d’évidentes différences en termes d’idéologies ou de visions du monde. Et ce sont ces pratiques communes –pour changer ensemble le présent-- qui nous amènent tout naturellement à oser nous questionner sur nos propres a priori philosophiques.
Impossible de ne pas voir, tout ce qu’ont pu apporter ces dernières années, à la pensée de la gauche occidentalisée ou à celle des révolutionnaires, les apports idéologiques par exemple des peuples autochtones des Amériques ! Mais impossible de ne pas voir aussi comment leurs luttes et expressions sont marquées aussi par l’horizon occidental dans lequel elles se donnent pratiquement, ici et maintenant aux temps présents. Et le Sous Commandant Marcos du Chiapas en sait à sa manière quelque chose !
Aussi réfléchir à cette réappropriation –pour l’ici et maintenant—des aspirations des vaincus implique d’avoir la volonté d’échapper --ainsi d’ailleurs que Marcos est parvenu à le faire--—à un métissage bon marché ou au patchwork informe qui combine tout sans rien vraiment combiner et qui nous éloigne des exigences laborieuses d’une critique féconde, c’est-à-dire d’une conception qui puisse déboucher sur d’authentiques alternatives pratiques.
À ce niveau, je vois cet effort de réappropriation plutôt comme une volonté permanente d’interroger les catégories qui ont été traditionnellement les nôtres, a fortiori lorsqu’on se reconnaissait de la gauche ou de la révolution : celle d’une histoire tournée inexorablement vers le progrès (progressiste) ; celle d’une nature dont on se veut –ainsi que le souhaitait Descartes—« maître et possesseur » ; celle enfin d’une humanité pensée à partir du seul univers mâle, etc.
Mais dire cela, ne veut pas dire pour autant passer à côté des apports d’une certaine tradition occidentale, elle aussi bien souvent oubliée et minimisée ou travestie aujourd’hui. Qu’on songe à ce propos à une certaine conception grecque de la démocratie (le pouvoir de l’égal sur l’égal), ou à une certaine raison critique et scientifique occidentale (une raison ouverte à tous les dépassements, conçue comme série d’erreurs rectifiées), ou encore à cette prise en compte affirmative de la réalité sensible et du devenir qui la hante inexorablement. En ce sens, la recherche d’une universalité plus grande (pensée par-delà la seule philosophie occidentale) ne peut pas prendre la forme d’une synthèse rapide et facile du genre  « une pincée de « mère terre » , plus une pincée de biopouvoir à la Michel Foucault, et on mélange le tout, etc. ».
Une synthèse authentique comporte ses exigences (d’authentiques dépassements), et surtout doit être appréhendée me semble-t-il à l’aune de la volonté de mettre au jour ce qu’on pourrait appeler « une universalité concrète », c’est-à-dire une universalité qui s’exprimerait dans les faits, dans la réalité, parce qu’on serait parvenu, au fil de luttes collectives décisives, à accoucher pratiquement d’un monde qui redonnerait vie à tout ce qui a été défait dans le passé, un monde qui serait ainsi pratiquement plus ouvert à la diversité et au renouvellement de la vie, infiniment plus tolérant et plus vivant.
C’est en ce sens là par exemple que j’ai volontairement utilisé la formule « mère-terre » dans mon livre, pour montrer comment cette proposition tirée de l’horizon philosophique des sociétés précolombiennes pouvait rejoindre à sa manière les préoccupations écologiques contemporaines, celles par exemple de l’écosocialisme.
Il y a donc des passerelles à trouver, à tisser, à développer entre ces univers si différents … plus que jamais ! Mais pas pour le plaisir de les penser théoriquement ou abstraitement, pour en permettre la réalisation ici et maintenant. En ce sens on peut dire que l’universalité n’est pas un problème métaphysique, c’est un problème pratique.


Question 6/14

Sur ce dernier point de "la vie primitive" je trouve ici que le travail d'émancipation collective fourni par les théologiens de la libération en Amérique Latine est très pertinent... accompagnant primitivement Dieu et le Dieu primitif aussi bien dans les profondeurs de la forêt amazonienne, auprès des peuples autochtones, que dans les favelas authentiques camps de concentration dirigés d'une main de fer par les capos maffieux élus et dont Rio de Janeiro et Sao Paulo sont les expressions les plus cruelles.
Du reste Lord Levene, Directeur des Lloyd's - pilier de l'OTAN -, en convoitant "l'autre côté du mur" à savoir le nouveau marché urbain des assurances brésilien, n'hésitera pas. Il choisira l'hyper-profit en appui sur la lutte anti-gang et le PIB des deux mégapoles égalant, respectivement, ceux du Chili et de l'Argentine... Tragiquement l'on persiste à emmurer les favelas "pour sauver les forêts".
Les théologiens de la libération exerceront cependant un contre-pouvoir révolutionnaire réel freinant, autant que possible, les capitalistes américains, britanniques, russes, allemands, français, japonais, etc... Tu sais les pressions qu'ils subissent depuis quarante années et quelles menaces réalistes font peser sur eux Vatican et Washington.
Les vieilles paroisses d'extrême-droite encouragent même pour les contrer : le réarmement des nations du sud, les vaccinations de masse, la spéculation sur les valeurs industrielles, foncières et immobilières, le micro-crtédit jusqu'au gouvernement mondial "nous sommes trop nombreux nous devons nous soumettre" disent en substance Benoit XVI et les théologiens du/de marché.
Les catastrophes naturelles, l'insécurité et les conflits interfrontaliers se multiplient au nom de l'Apocalyspe - Rome justifiant tout au nom du pouvoir global -, de la lutte anti drogue, anti terroriste, en fait, au nom de la lutte contre le socialisme marqué du signe de la "bête"...
Très présents au sein des dissidences populaires (ecclésiales ou non) nos théologiens du sud s'allieront au mouvement altermondialiste, que tu connais parfaitement, lors du 3ème forum de Théologie et de Libération de Belem; ton dernier essai sera du reste préfacé par le Père Houtard.
Tu citeras deux fois, je crois, la théologie de la libération. Ce qui bien évidemment ne peut être le fruit d'un désintérêt de ta part m'apparaitra cependant comme un "vide" surprenant.

Q-Cette absence s'explique-t-elle par ton développement athée ou profane des causes ternaires de la souffrance de notre civilisation : l'aliénation capitaliste, le nihilisme, la névrose ?


Réponse 6/14

Athéisme et religion

Oui la théologie de la libération m’a toujours beaucoup interrogé, fasciné même. Et d’autant plus que j’ai eu l’occasion de travailler comme conseiller et consultant auprès du Président Aristide (ex prêtre et partisan de la théologie de la libération en Haïti) alors qu’il était en exil à Washington, puis à son retour, après juin 94, à Port-au-Prince.
J’ai donc pu voir de près le poids et la force d’un tel courant, plus spécialement dans un pays ou la foi et la religion catholique restent très présentes. Et je dois dire que le constat final est assez partagé.
Dans un sens bien sûr, cette conception d’un royaume de dieu à construire ici et maintenant, cette mobilisation des opprimés conçus comme peuple de dieu en marche, cette volonté de lier la foi à la transformation politique de la réalité, a tout pour séduire quelqu’un comme moi soucieux de transformations sociales pratiques. Mais en même temps --et j’ai pu le vérifier ailleurs aussi-- si ce type d’approche religieuse rompt ainsi avec cet « opium du peuple » que dénonçait Marx, elle n’en reconduit pas moins des phénomènes problématiques dont le personnage d’Aristide pourrait être tout à fait le symbole. Car jamais dans les communautés haïtiennes de la théologie de la libération (les Ti-léglize) n’a été remise en cause la place privilégiée qu’on accorde au prêtre (ce représentant de dieu) et partant le rôle démesuré qu’il finit par jouer dans la vie de ses membres, investi qu’il est –comme père-- d’un pouvoir qu’aucun autre ne peut questionner comme tel, d’un pouvoir donc essentiellement non démocratique. Avec toutes les dérives paternalistes possibles dont le parcours d’Aristide nous a montré la réalité ! C’est peut-être un des facteurs qui explique cette défiance que je continue à avoir pour la religion, pour toutes les religions (la foi, c’est autre chose !).
En ce sens, dans mon livre il y a un point de départ résolument athée, mais qui se veut pensé loin de tout regard étroit (ou sectaire) sur la foi et la religion. Après tout si Marx a vu, dans les religions européennes de son temps, « un opium du peuple », il y a aussi vu « le cri de détresse de la créature opprimée ».
La religion est donc un phénomène complexe. Et ce qui me gêne en elle, ce n’est pas sa préoccupation pour l’être humain ou son sens éthique, ce n’est pas non plus son holisme et sa volonté d’aider les êtres humains à vivre dans toutes les dimensions de leur vie. Non, de tout cela je crois, nous en avons –dans le monde désenchanté qui est le nôtre-- éminemment besoin. Non, ce qui me gêne, c’est cette nécessité qu’elle a toujours de passer –à un moment ou à un autre—par des médiations –non humaines-- qui nous éloignent de l’homme (dieu, un autre monde, une autre réalité, etc.), faisant l’économie de celui-ci, de ses forces et ses possibles, lui ôtant de la puissance, finissant toujours par cautionner ou justifier des pouvoirs arbitraires (redevables de personne si ce n’est de dieu) et qui dans la réalité de l’histoire se sont montrés particulièrement odieux (voir l’inquisition !).
La remontée actuelle de l’intégrisme (et pas seulement dans l’islam, mais dans le catholicisme, le judaïsme, l’hindouisme, etc.) le confirme malheureusement, Mais là encore, pour l’ici et maintenant des temps présents, il ne s’agit pas ici d’une question de principe. Et si l’on peut travailler avec des théologiens de la libération ou des partisans d’une foi tournée vers le monde, à s’employer ensemble à changer le monde, à mieux voir les limites de l’horizon capitaliste qui est le nôtre, c’est tant mieux. Comme jamais nous avons besoin de nous remettre ensemble, pour agir sur une base commune, par delà toutes nos différences…

Question 6/14 bis

Lors du Forum International de Philosophie du Vénézuéla de 2006 tu soutiendras les réformes du Président Chavez. Peu après tu sembleras plus hésitant comme beaucoup, redoutant un "chavézisme flambloyant" et un retour au pouvour unique militaire.
Dans cet essai, le retour à l'action philosophique fondamentale semble de toute évidence te rapprocher de la réalité bolivarienne et des grands défis de l'Amérique latine. Peux-tu actualiser ta position ?


Réponse 6/14 bis

Je ne suis pas un « chaviste » pur et dur, au sens d'être un disciple de Chavez qui ne jurerait que par cette expérience, et cela même si ces dernières années je suis allé plusieurs fois au Venezuela (encore tout récemment en décembre), observant avec grand intérêt ce qui s’y passait, tout en passant en même temps par des phases d’enthousiasme mais aussi plus récemment –je dois le dire-- d’inquiétudes.
Je considère en effet que le processus bolivarien est un processus très important pour le continent latino-américain des années 2000 et qu’il pourrait inaugurer –avec ce qui se passe parallèlement en Bolivie et en Équateur—le début d’une nouvelle période pour « la gauche historique et en marche » du continent. Une période qui lui permettrait de se sortir de cette ère des « démocraties sous tutelle » (durant laquelle les forces populaires du continent se sont trouvées sur la défensive en émergeant lentement des défaites qu’elles avaient vécues sous les dictatures ou durant les guerres de basse intensité), et de reprendre quelque part l’initiative sociale et politique, en s’organisant autour d’un projet sociopolitique positif actualisé, c’est-à-dire en phase avec les défis contemporains posés par le déploiement de l’économie néolibérale mondialisée.
D’où tous les côtés éminemment intéressants de l’expérience bolivarienne. Car sur bien des fronts, les réussites ne manquent pas et paraissent même tout à fait spectaculaires compte tenu du vent de droite soufflant par ailleurs sur tant de pays de la planète : processus participatif donnant naissance à une nouvelle constitution particulièrement avancée (1999); lancement de missions dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la culture, rendant plus accessible aux secteurs populaires l’aide publique de l’État, jusqu’à présent grugée par la corruption et les politiques de privatisation néolibérale; redistribution de la rente pétrolière vers les plus défavorisés, faisant baisser de façon significative les taux de pauvreté et de grande pauvreté; constitution sous les auspices de l’Alba (Alternative bolivarienne pour les Amériques), de nouvelles formes de solidarités internationales Sud-Sud notamment avec Cuba, l’Équateur et la Bolivie. 
Ceci dit, il y a actuellement plusieurs questions préoccupantes. J’en ai parlé dans un article récent. Mais la plus importante est sans doute --outre l’oubli manifeste des questions touchant à la vie quotidienne et en particulier à l’insécurité grandissante (le taux d’homicide à triplé depuis 1998)—le fait que c’est par le haut et à travers la seule action « politique » du président et de ses partisans regroupés dans le PSUV que sont impulsées –souvent en réaction à tel ou tel événement décrié par la grande presse-- les transformations jugées nécessaires, des transformations qui d’ailleurs restent en termes économiques fort modérées, comme si le geste ne suivait pas toujours exactement la parole.
D’où le peu de place déterminante qu’occupent aujourd’hui dans le processus actuel les mouvements sociaux (syndicats, organisations communautaires, paysannes, indigènes, féministes, etc.), d’où le suivisme d’une majorité de militants de base du PSUV se gardant de toute critique envers leurs leaders, d’où aussi le rôle absolument central du président Chavez qui finit par s’immiscer dans la moindre des décisions de l’État et du parti. Et dans la perspective où l’on pense que le renouvellement de la gauche ne peut que passer par un renforcement des pratiques de démocratie participative, on comprendra que cette tendance pose un sacré problème. D’autant plus si, comme je l’ai souligné, au début de cet entretien, la revalorisation du politique passe nécessairement par une prise en compte des mouvements sociaux et de leur propre pouvoir d’intervention.

(Fin de la première partie)



Pierre Mouterde interview 2 Yajirushi



   Les pages concernantes....
    [ 1 ]    Japon : Reforme, Grande Fusion de Heisei, Dissolution
    [ 2 ]    LIBERTES et ACTIONS CIVILES ET POLITIQUES NON VIOLENTES AU JAPON, Tableau national et Carte Regionale d'Ibaraki de la Grande Fusion de Heisei
    [ 3 ]    "DES BRIOCHES, DES EAUX ET DES CHOUX", Kusatsu et Tsumagoi
    [ 4 ]    "La Grande Fusion de Heisei s'oppose au futur du Japon !",  Hiroshi Itoh, maire de la ville de Kutchan, Hokkaido
    [ 6 ]    "Ce que chacun peut réellement faire ou être", ou évaluer la justice dans un contexte de décroissance, "YAMBA, le plus lourd fardeau des contribuables de l'histoire des barrages du Japon"



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