"(...) je tends à prendre distance de l'approche heideggerienne
qui pourtant se réclamait d'un retour à l'existence et au
concret. Et cela non seulement en me référant à certains
de ses positionnements pratiques et politiques au cours des années
30 (son soutien plus ou moins explicite au nazisme), mais aussi et surtout
parce que sa philosophie en s'employant à définir l'être
humain d'abord comme un "être pour la mort" (jeté
vers la mort), tend finalement à donner une importance démesurée
à cette dernière au détriment de la vie, elle-même.
Plus que des "êtres pour la mort", nous sommes "des
êtres pour la vie", j'aime à dire "des
vivants"(...)". P. Mouterde
Pierre Mouterde >>
voir
Sociologue et professeur de philosophie, Pierre Mouterde est spécialisé
dans l'étude des mouvements sociaux en Amérique latine et
des enjeux relatifs a` la démocratie et aux droits humains. Il
a publié Quand l'utopie ne désarme pas, Les pratiques alternatives
de la gauche latino-américaine et ADQ : voie sans issue (avec J.-Claude
Saint-Onge), Repenser l’action politique de gauche et dirigé
l’ouvrage collectif L’avenir est à gauche aux Editions
Ecosociété.
La révolution bolivarienne :
à la croisée des chemins
Suite à un récent séjour au Venezuela (décembre
2009), où il a eu l’occasion de rencontrer des intellectuels
et des militants d’organisations populaires liés à
la révolution bolivarienne, Pierre Mouterde nous fait état
des ombres et des lumières de ce processus révolutionnaire
venant tout juste de fêter ses 11 ans d’âge.
Pour beaucoup d’observateurs, le processus de la révolution
bolivarienne initié en 1998 sous l’égide du président
Chavez, occupe une place tout à fait particulière à
tel point qu’il fait figure aujourd’hui de symbole et que
tous ceux et celles qui aspirent à un autre monde possible en suivent
le déroulement de très près. Comme une promesse !
Voilà en effet que dans son sillage ont pu être freinées
de manière très nette les politiques hégémoniques
en Amérique latine du néolibéralisme contemporain
ainsi que mis en mouvement tout un peuple, en transformant –comme
l’exprimait si bien le philosophe costa-ricain, Frantz Hinkelammert—« l’impossible
en possible ».
Un processus de transformation sociale inédit
Sous l’infatigable leadership d’un ex militaire, le Venezuela
est ainsi entré dans un processus de transformation sociale tout
à fait inédit. Car sans rien abandonner pour l’instant,
ni de la démocratie représentative, ni même de l’économie
de libre marché capitaliste, le président Chavez a néanmoins
engagé son pays, dans une série de réformes non négligeables,
réussissant qui plus est à faire face avec succès
à plusieurs tentatives de déstabilisation menées
par une opposition de droite, soutenue directement par les USA et prête
à tout pour préserver ses privilèges (coup d’État
manqué du 11 avril 2002 et grève patronale pétrolière
de décembre 2002-février 2003).
Sur bien des fronts, les réussites ne manquent pas et paraissent
même tout à fait spectaculaires compte tenu du vent de droite
soufflant par ailleurs sur tant de pays de la planète : processus
constituant et participatif donnant naissance à une nouvelle constitution
particulièrement avancée (1999); lancement de missions dans
le domaine de la santé, de l’éducation et de la culture,
rendant plus accessible aux secteurs populaires l’aide publique
de l’État, jusqu’à présent grugée
par la corruption et les politiques de privatisation néolibérale;
redistribution de la rente pétrolière vers les plus défavorisés,
faisant baisser de façon significative les taux de pauvreté
et de grande pauvreté (d’environ 60% en 2003 à 30%
en 2008; et de 29,1% en 2003 à 9% en 20081); constitution sous
les auspices de l’Alba (Alternative bolivarienne pour les Amériques),
de nouvelles formes de solidarités internationales Sud-Sud notamment
avec Cuba, l’Équateur et la Bolivie. Et ces réussites
sont d’autant plus significatives que sous les coups de butoir de
l’opposition intérieure, le président Chavez n’a
cessé de chercher à radicaliser ce processus, passant à
partir de 2005 d’un discours nationaliste et populaire somme toute
assez classique à la référence explicite au socialisme,
un socialisme pensé comme « socialisme du 21ième
siècle ».
Difficultés à l’horizon
Traversant avec succès les nombreuses échéances électorales
internes qui lui étaient fixées (notamment le fameux référendum
révocatoire de 2004), Hugo Chavez a néanmoins buté
sur l’une d’elle lors du référendum de septembre
2007, alors qu’il proposait à la population vénézuélienne
de nouveaux amendements à la constitution impliquant l’institutionnalisation
d’un pouvoir populaire ainsi que la possibilité pour le président
du pays de se représenter sans limites à son poste. En effet
il n’a pas réussi à obtenir la majorité des
votes nécessaires, et cela non pas parce que l’opposition
de droite était parvenue à gagner plus de suffrages, mais
parce que tout simplement une partie de ses traditionnels appuis ne s’est
pas déplacée pour aller voter. Et depuis, aux élections
régionales et municipales de l’année 2008, si le PSUV,
le parti du Président Chavez, a emporté globalement la mise,
il n’en a pas moins perdu des villes et des États parmi les
plus populeux du Venezuela, autre indice des difficultés que commencent
à rencontrer les partisans du processus bolivarien. Comme si l’élan
plein d’espérance qui avait emporté –surtout
après 2002/2003-- une bonne partie des secteurs populaires vénézuéliens
derrière Hugo Chavez paraissait être peu à peu retombé,
finissant même par semer le doute dans bien des esprits autrefois
acquis aux volontés de changement présidentielles.
C’est qu’au Venezuela –au-delà même d’une
phraséologie révolutionnaire amplement utilisée—
bien des problèmes du quotidien n’ont toujours pas été
réglés, quand ils ne se sont pas simplement amplifiés.
À commencer par celui de l’insécurité qui est
devenu le souci numéro un des Vénézuéliens,
entre autres choses parce que depuis 1998, le taux d’homicides a
triplé au pays. On compte ainsi à Caracas en moyenne près
de 45 morts violentes par fin de semaine, résultats d’une
série de facteurs (corruption des différentes polices, montée
du « narcotrafique », développement de groupes
para militaires venant de Colombie, etc.) vis-à-vis desquels le
pouvoir a mis trop longtemps à réagir (on vient tout juste
de lancer ce décembre 2009 une nouvelle police, alors qu’une
commission présidentielle l’appelait de ses vœux depuis
plus de 3 ans). De manière générale, c’est
tout ce qui concerne la gestion étatique de la vie au jour le jour
qui semble ne pas bien fonctionner et alimenter en sourdine les récriminations
populaires : lourdeurs et corruption de l’administration publique
traditionnelle, ramassage chaotique des ordures, gestion de l’eau
et de l’électricité inefficiente dont les coupures
–dues à la sécheresse mais aussi à l’absence
de gestion à long terme-- sont de plus fréquentes. Même
la mission Barrio Adentro (services de santé de première
ligne) qui en son temps (lancée en 2003) avait forcé l’admiration,
connaît des difficultés et plusieurs postes de santé
sont aujourd’hui –après le départ des médecins
cubains-- abandonnés, faute de véritable suivi.
Pensé par le haut
Et cela peut apparaître d’autant plus curieux que le discours
du gouvernement et plus particulièrement celui de Chavez, semble
prendre un cours chaque fois plus idéologique, ne manquant aucune
occasion de dénoncer le capitalisme (ainsi qu’on a pu le
voir par exemple à Copenhague) et de s’en prendre aux ennemis
du peuple ou du socialisme. Mais sans que par ailleurs ces appels soient
portés ou relayés par un véritable mouvement social
dont on pourrait observer clairement le poids grandissant dans les affaires
du pays, ni non plus qu’ils paraissent se structurer dans des politiques
systématiques pensées sur le long terme, en cherchant par
exemple à trouver des solutions de fond à la mono exportation
du pétrole (93% des exportations) ou à l’inflation
galopante et à la surévaluation de la monnaie locale.
Et ce manque est d’autant plus notable, lorsqu’on peut avoir
la chance, à titre de contre exemple, d’observer comme nous
avons pu le faire à La Vega, la présence dans certains quartiers
de Caracas, de groupes populaires encore très autonomes et très
actifs, capables de donner à leur quartier autrefois déshérités
un visage digne et prometteur : « mercal »
bien géré, centre d’informatique très performant,
poste de santé en pleine activité, cuisines collectives
prises collectivement en main, aide aux familles monoparentales, centre
culturel très actif, radio communautaire, coopératives,
etc.
C’est sans doute la deuxième difficulté majeure que
rencontre aujourd’hui le processus bolivarien. C’est par le
haut et à travers la seule action « politique »
du président et de ses partisans regroupés dans le PSUV
que sont impulsées –souvent en réaction à tel
ou tel événement décrié par la grande presse--
les transformations jugées nécessaires, des transformations
qui d’ailleurs restent en termes économiques fort modérées,
comme si le geste ne suivait pas toujours exactement la parole. Ainsi
en dix ans, le secteur étatique nationalisé ne se
serait pratiquement pas amplifié relativement au secteur privé
(il aurait même légèrement baissé : 70%
l’économie seraient toujours le fait du secteur privé)
et les coopératives de l’économie sociale ne représenteraient
guère plus que 1,6% de l’activité économique.
Et cela est d’autant plus déroutant pour nombre des partisans
du président que dans toutes les interventions du gouvernement,
on fait de moins en moins clairement la distinction --l’influence
du modèle cubain y étant sans doute pour quelque chose--
entre l’intervention de l’État proprement dite et celle
du PSUV. Ce qui fait par exemple que la grande réforme des conseils
communaux voulue par le président Chavez –sans doute une
des plus intéressantes— tend aujourd’hui à être
confisquée par les seuls membres du PSUV, alors qu’elle avait
pour objectif de mettre au service de tous citoyens qui voulaient se prendre
en main au niveau de la commune, des ressources offertes par l’État
(aides publiques pour développer collectivement son quartier, former
des coopératives, poursuivre des études, avoir accès
à des services de santé, etc.). D’où le peu
de place déterminante qu’occupent aujourd’hui dans
le processus actuel les mouvements sociaux (syndicats, organisations communautaires,
paysannes, indigènes, féministes, etc.), d’où
le suivisme d’une majorité de militants de base du PSUV se
gardant de toute critique envers leurs leaders, d’où aussi
le rôle absolument central du président Chavez qui finit
par s’immiscer dans la moindre des décisions de l’État
et du parti. Ce n’est pas pour rien que, lors d’un colloque
organisé en mai 2009 par le Centre international Miranda, un groupe
d’intellectuels et de chercheurs favorables à Chavez ait
interrogé « l’hyper-leadership » de
Chavez… et que ce dernier s’en soit publiquement offusqué
lors de son émission dominicale à « Allo Presidente ».
Doublement préoccupant
Certes le Venezuela bolivarien vit un contexte politique difficile où,
au-delà des problèmes que nous venons de mentionner, l’opposition
de droite continue à miner systématiquement les efforts
du président et où les USA d’Amérique tentent
de reprendre le terrain perdu, notamment par le renforcement de leur présence
militaire en Colombie et par leur soutien aux militaires « putchistes »
honduriens, installant ici aux frontières du Venezuela un climat
belliqueux, et bloquant là-bas en Honduras tout retour du président
Zélaya et par conséquent tout élargissement rapide
de l’Alba.
On comprend donc bien quelques-unes des raisons à l’horizon
de ces difficultés. Elles n’en demeurent pas moins doublement
préoccupantes pour tous ceux et celles qui voient dans le processus
bolivarien une alternative possible aux maux du capitalisme néolibéral.
Préoccupant tout d’abord, parce qu’aux prochaines élections
législatives (septembre 2010), il est loin d’être assuré
que le PSUV puisse dans un tel contexte facilement l’emporter, et
cela même si de récentes réformes électorales
ont permis de renforcer –en diminuant le caractère proportionnel
du vote-- le poids du parti le plus important (PSUV). Il ne faut pas en
effet oublier que depuis 2007 le gros de l’opposition de droite
vénézuélienne a changé de stratégie
en devenant politiquement plus nuancée et en pariant désormais
sur la possibilité de l’emporter en termes électoraux.
Elle est donc devenue un adversaire électoral sérieux.
Préoccupant ensuite parce que la révolution bolivarienne
représente un formidable espoir en Amérique latine et que
toute fragilisation ou écueil de cette dernière, sera vécue
comme un terrible revers pour tous ceux et celles qui aspirent non seulement
à plus de justice sociale, mais encore à un renouvellement
des pratiques d’émancipation collective et de transformations
sociale dans le continent.
Raison de plus pour suivre, certes avec optimisme, mais aussi et surtout
avec grande lucidité, ce qui se passe là-bas et appuyer
comme jamais tous ceux et celles qui veulent que le socialisme du 21ième
siècle qu’on tente d’expérimenter au Venezuela
bolivarien puisse rimer avec l’auto organisation populaire et la
démocratie participative !
Pierre Mouterde
Québec, le 21 décembre 2009
|
Cet entretien est dédié
à l'arrière-pays, aux dissidences rurales et aux frères
urbains qui combattent la massification et les sociétés
minières multinationales, à Ecosociété
qui lutte courageusement contre Banro
Corporation et Barrick Gold,
le néolibéralisme et la juridicisation du politique. (C.
Pose, Nakado, Japon, 22/08/09-8/2/2010)
"(...) Mongolia is three times the size of France, twice the
size of Texas, 2.6 million people, and our lands there in yellow are about
the same size as Japan, or Italy, about 135,000 square kilometres, the
largest land position in the mining industry. When we staked it
for copper and we had copper on the brain, we never dreamed that we wound
find metallurgical and steam coal. But we are now an energy company as
well as a mining company. We own the coal rights, the nickel rights,
the zinc rights, the copper and the gold rights throughout this highly
mineralised region rich...Now you can see how these trucks are just going
to come in here and pull money out of the bank. The mining is automatic.
It's just like a rock factory. There's no moving parts, it can be totally
automated. Kids with joysticks can be running these things from
the surface. You don't need any people underground, it's all done
by gravity drainage..." ("Nothing
like it on Planet Earth" - Robert Friedland's tour d'Tolgoi,
Ivanohoe Mines Ltd., resourceinvestor.com, 3/7/2005)
"On October 6, 2009, Ivanhoe Mines, with its subsidiary, Ivanhoe
Mines Mongolia Inc. LLC (IMMI), and Rio Tinto, signed the long-awaited
Investment Agreement with the Government of Mongolia, establishing a long-term,
comprehensive framework for maintaining a stable tax and operating environment
for the construction and operation of the Oyu Tolgoi copper-gold mining
complex in Mongolia's South Gobi Region. The signing, at a state ceremony
in Ulaanbaatar, was attended by invited guests and dignitaries, including
the President, the Prime Minister, the Speaker of Mongolia's Parliament
(the State Great Khural), Cabinet members, members of Parliament and representatives
of the international diplomatic and business communities. The ceremony
culminated nine years of exploration successes that have established Oyu
Tolgoi as one of the world's largest, undeveloped copper-gold porphyry
projects, and nearly six years of negotiations with the Government of
Mongolia for an Investment Agreement..." (Oyu
Tolgoi Investment Agreement, 2010)
"Given the extent of the discoveries associated with the Oyu
Tolgoi Project and the potential for additional discoveries, Ivanhoe Mines
and the Government of Mongolia agreed that the Investment Agreement should
conform with the provision of Mongolia's current Minerals Law specifying
that certain deposits of strategic importance qualify for 30 years of
stabilized tax rates and regulatory provisions, with an option of extending
the term of the Investment Agreement for an additional 20 years..."
(50-year
assurance of stability, 2010)
Introduction
Les raisons pour lesquelles j'ai accepté
cet entretien avec Pierre Mouterde autour de "Pour une philosophie
de l'action et de l'émancipation" (2009) alors que nous vivons,
sans jeu de mots, sur un champ de mines beaucoup plus que sur une planète
habitable, se résument au souhait d'explorer à travers les
mots d'un autre, ici le philosophe politique, l'économie de guerre
à crédit.
Ce ne sera pas une mince affaire que de plonger d'une part dans sa critique
génétique des fondamentaux européens, Pierre effleurera
le sujet, tout en concevant d'autre part un tenseur historique contemporain
dramatique dévoilant de question en question l'intense période
de "collaboration vichyste et gestapiste" qu'est la nôtre
(cette vision est la mienne et non celle de Pierre), celle de la globalisation-ghetto
(urbaine), celle de la soumission graduelle du monde - homicide, les chiffres
parlent, liberticide, horreur du "socialisme collabo" mitterrandien
- à l'ordre noir du Big Business, à l'OTAN, aux armées/gouvernements
coalisés non pas pour remporter une victoire contre le terrorisme
mais pour contrôler civilement et militairement les nouveaux marchés,
ceux des XX et XXIièmes siècles insolvables.
Comment donc ouvrir en 14 questions un espace décroissant cohérent
"pour la sortie de l'économie et de la représentation"
à une philosophie politique de l'action et de l'émancipation
marxiste ?
Je ne suivrai pas expressément, linéairement, les thèmes
essentiels traités dans l'essai. Je traquerai plutôt les
périodes de tensions dramatiques, saisissant ici un appel du passé,
le regard des vaincus, le nazisme, Heiddegger, un évènement
du présent, le jaillissement démocratique ou le sens de
la démocratie selon Rancière, moment fort, la destruction
de l'environnement et des espèces animales, l'entrée dans
l'ère de la guerre paranoïaque de Slavoj Zizek, l'imposture
des traditions universalistes, bataillant avec mes propres contradictions
et tensions, l'essai si prête particulièrement bien, tout
comme s'y prêtera son précédent "Repenser l'action
politique de gauche" (2005).
Le lecteur bondira donc d'une expression décroissante de la modernité
(inspirée par les "mille Marx", plutôt que par
une lecture académique, et par un christianisme primitif et une
foi pré-chrétienne en Dieu), la mienne, à une réflexion
philosophique mouterdienne de base résolument athée sur
la prise du pouvoir d'Etat révolutionnaire, à l'élaboration
d'une sagesse immanente reconduisant non seulement à une meilleure
compréhension de nos fondamentaux ou universaux mais également
à une meilleure compréhension de l'histoire, des erreurs
passées, et donc du présent, pour libérer notre potentiel
d'action politique.
Ce ne sera donc pas, encore une fois, une mince affaire que de concilier
des mondes a priori aussi différents que les nôtres, nos
oppositions; l'opposition entre l'athéisme et le religieux par
exemple. Pierre s'en expliquera de façon claire, ayant été
lui même conseiller-consultant du Président haïtien
(ex-prêtre) Aristide en 1994 : "si l’on peut travailler
avec des théologiens de la libération ou des partisans d’une
foi tournée vers le monde, écrira-t-il à la réponse
6, à s’employer ensemble à changer le monde, à
mieux voir les limites de l’horizon capitaliste qui est le nôtre,
c’est tant mieux. Comme jamais nous avons besoin de nous remettre
ensemble, pour agir sur une base commune, par delà toutes nos différences…"
Une ouverture d'esprit qui inclinera donc à conjuguer nos moyens
d'autant que nous partageons une base critique et politique marxiste anti
capitaliste, anti globalisation et anti néolibérale.
Cela dit après quelques hésitations et reprises nous parviendrons
à nous entendre et à esquisser une plage introductive.
Les 14 introductions aux questions forcément longues, notamment
les introductions 12 et 13, suggéreront une lecture non linéraire
des indices stratégiques de la marine marchande (BDI) et du capitalisme,
de la privation et de la guerre, de la surexposition des résistances/dissidences
au Big Business des transports et du stockage des minerais, du charbon,
des métaux, des céréales.
Business qui trame l'histoire des crimes d'Etat non jugés, des
républiques bananières et des révolutions depuis
quelques siècles - "les tensions des marchés"
et "nos efforts de civilisation" se soldant toujours par quelques
richissimes vainqueurs d'un côté et des nuées de vaincus
suppliciés de l'autre -, et dont l'objet, dans cet entretien, inspirera
une introduction à la cohérence paradoxale de la sagesse
immanente du philosophe politique, sagesse enchâssée dans
la guerre psychologique et spéculative rendue/voulue ubiquitaire
par l'économie néolibérale et la globalisation...
S'en suivra un autre décrochage, une critique du fascisme religieux
tibétain et de ses liens à la CIA ("priez bouddha,
restaurez les réseaux civils du Stay Behind"), inépuisables
champs de tensions à saisir et à explorer, nos urgences,
pour introduire cette autre proposition importante de l'essai sur les
"traditions universalistes" qu'il conviendra, encore une fois,
de traiter chacun selon son point de vue :"les traditions qui s’offrent
le plus facilement à nous et qui prétendent à l’universalité
la plus grande sont, dans les faits, le fruit d’une « hégémonisation »
(domination) du monde...". Que de prolongements possibles...
Opérer quelques ruptures dans la progression du lecteur ne présentera
donc pas de grandes difficultés. Le fil directeur de l'essai ne
sera pas rompu pour autant et chacun pourra recomposer librement ses liens
au propos général : l'action politique, quelle action pour sortir
des "tensions de crise" ? L'homme mutilé par l'exploitation
(l'aliénation marxiste), la domestication (le nihilisme nietzschéen),
la maladie (la névrose et le conflit psychique freudien), l'hégémonisation
(domination) du monde, le capitalisme historique,... l'individu en quête
d'affirmation de soi, "la puissance défigurée qui conduira
l'humanité aux catastrophes interdisant toute émancipation
et toute reconciliation de l'homme avec lui-même"... (C. Pose,
16/02/2010)
Question 1/14
Pierre, tu nous invites dans "Pour une
philosophie de l'action et de l'émancipation, essai sur les défis
des temps présents" à une critique génétique
des fondamentaux de notre civilisation; une lecture superficielle et une
compréhension erronée de ces derniers nous auraient éloigné,
et nous éloignent tous les jours un peu plus, du sens voulu par
leurs auteurs.
Un tel défaut/manquement, selon toi, nous conduirait aux désastres
sociaux, politiques, historiques, à la destruction de l'environnement,
aux guerres, à la faillite de la vie, à l'aliénation
quasi universelle de l'homme...
Cette approche des causes et des effets par les textes et les doctrines
est intéressante. Elle permet, en effet, de mesurer l'universalité
de la pensée de l'homme et de ses actes/liens, de mieux comprendre
les mécanismes complexes, intellectuels et psychologiques, qui
conduisent dans le pire des cas - et c'est notre cas - à l'exploitation
de l'homme par l'homme et à sa destruction par les groupes et les
communautés.
D'une certaine façon, permets cette digression, tes cris d'alarme
rejoignent ceux, mitoyens, de la psychiatrie altermondialiste qui s'inquiète
de la crise que traverse l'Humanité et qui note une altération
du sens de l'existence individuelle, condamnée au repli sur soi
en l'absence de projet d'avenir collectif réaliste ou ceux de l'Organisation
Mondiale de la Santé (dont je demande avec d'autres la dissolution)
qui révèle dans un récent rapport que le nombre des
troublés mentaux a atteint les 450 millions, ou ceux de l'ethnopsychiatrie
et de la psychiatrie clinique traitant des "mécanismes de
destruction de l'autre" (F.Sironi, Centre Devereux) ou de la "formation
des bourreaux" (on ne naît pas bourreau on le devient par construction
délibérée) sur la base de pouvoirs et de doctrines
introduits du fait de leur dangerosité, et c'est là la nouveauté
essentielle, dans le champ de l'investigation judiciaire.
Les travaux des experts psychiatres auprès des tribunaux sur les
causes de la "dangerosité criminelle" - des élus
en particulier - relèvent également d'un sursaut démocratique
et interagissent très utilement en amont et en aval des désastres
sociaux, économiques, religieux (pris en considération par
l'ethnopsychiatrie et la psychiatrie criminelles) ou politiques... Ce
qui "ferait théoriquement le monde" le "déferait"
également très rationnellement...
Q- Veux-tu dire que les hommes politiques d'aujourd'hui - issus de la
culture occidentale des lumières - ayant très imparfaitement
interprétés ces fondamentaux auraient par le fait obstrués
sinon trahis la contemporanéité sociale et politique ?
Réponse 1/14
Les vertus émancipatrices du politique
Je crois que pour bien situer notre discussion, il faudrait d'abord rappeler
quel est le contexte dans lequel, comme collectivité humaine, nous
nous trouvons aujourd'hui.
Nous vivons à l'échelle du monde, une crise très
profonde, une crise aux dimensions multidimensionnelles (écologique
et climatique, économique et alimentaire, sociale, politique, culturelle
et religieuse, psychologique, etc.), en somme une crise qui n'est pas
purement économique ou financière, comme tant le laissent
supposer. Et je pense qu'il est justement du ressort de la philosophie
de nous en faire apercevoir --au-delà de toute vision fragmentée
ou unidimensionnelle si à la mode-- la globalité intrinsèque.
Le marxisme ouvert auquel je me réfère --et à condition
de ne pas le confondre avec un vulgaire déterminisme économique--
reste en ce sens un paradigme théorique très fécond
pour, me semble-t-il, déchiffrer l'inter relation de ces différents
facteurs et comprendre ainsi un peu mieux de quoi peuvent être tissés
les temps présents.
Ceci dit, j'ai pensé utile dans Pour une philosophie de l'action
et de l'émancipation d'insister sur un facteur sur lequel notre
époque a tendance --au-delà d'une phraséologie de
circonstances-- à faire l'impasse : le facteur politique et plus
précisément, j'y reviendrais, le facteur social et politique.
C'est la raison pour laquelle j'ai tenté de caractériser
le grand basculement du monde que nous sommes en train de vivre (selon
la belle formule de Michel Beaud), non seulement à travers l'existence
à partir des années 80 d'un gigantesque redéploiement
capitaliste et néolibéral à l'échelle du monde,
mais aussi et en même temps à travers la réalité
d'une crise très profonde des 3 grandes alternatives sociopolitiques
(des trois « modèles antisystémiques »
dirait Immanuel Wallerstein) qui jusqu'à la fin des années
80 avaient organisé les résistances ou oppositions collectives
au capitalisme : le modèle communiste (à l'Est), le modèle
social-démocrate (à l'Ouest) et le modèle national
populiste (au Sud). Et si ce grand basculement du monde est aussi et évidemment
"un grand dérèglement du monde" touchant en écho
jusqu'à l'âme individuelle de chacun d'entre nous (d'où
la pertinence de l'ethnopsychiatrie ou de la psychiatrie altermondialiste
qui font apercevoir les facteurs culturels et sociaux en jeu), je n'ai
pas voulu m'arrêter d'abord à cette dimension plus individuelle
et psychologique de la crise.
Et cela, parce que j'imaginais qu'en le faisant, je risquais de retomber
dans un des travers les plus pernicieux d'une certaine philosophie à
la mode aujourd'hui : celui de chercher à parer aux problèmes
du monde qu'au seul prisme du moi et de son individualité foncière,
oubliant ou sous-estimant, en termes de conduite et d'action tout de la
dimension sociale et politique de l'être humain, alors que précisément
--mondialisation du monde oblige-- jamais le destin des individus que
nous sommes n'a été autant marqué par des facteurs
sociaux et politiques globaux. C'est ce qui explique que si souvent on
tend à réduire la réflexion philosophique à
n'être qu'une sagesse de pacotille destinée à l'individu
solitaire et à ses problèmes d'"ego", faisant
de fait l'impasse sur (ou tout au moins minimisant) "le nous",
et donc tous les problèmes collectifs qui sont aujourd'hui les
nôtres. Car plus que sur une sagesse individuelle, c'est sur une
sagesse collective que nous avons besoin aujourd'hui de réfléchir.
Ou mieux dit encore, ce n'est qu'en re-situant le fond social et politique
d'une sagesse pensée pour les temps présents, qu'on pourra
philosophiquement ne pas passer à côté de tous les
grands enjeux du monde et surtout à côté de la possibilité
de faire face positivement et pratiquement à quelques-uns des plus
décisifs d'entre eux. D'où les préoccupations sociopolitiques
sur lesquelles s'arrête en particulier mon livre, et cette tentative
de réfléchir à la politique comme pouvant être
un sésame pour les temps présent, c'est-à-dire une
clef à partir de laquelle il serait possible à l'humanité
universelle de faire face à quelques-uns des défis les plus
dramatiques qui sont les siens aujourd'hui. En sachant cependant que la
politique à laquelle je me réfère n'a rien à
voir avec cette politique spectacle à laquelle l'immense majorité
des politiciens --ces saltimbanques d'aujourd'hui-- nous a habitués
et qui ne fait que reconduire --sous couvert d'une pseudo démocratie
-- le pouvoir excluant des nantis et des experts.
La politique prise au sens fort du terme, n'est donc pas cet "art
du possible" auquel la tradition bourgeoise occidentale nous a habitués,
elle est bien plutôt ce qui rend, comme le dit le philosophe Frantz
Hinkelammert, "l'impossible possible", précisément
parce qu'elle peut nous permettre de choisir les lois auxquelles obéir.
Aujourd'hui nous connaissons non seulement un terrible déficit
démocratique, mais encore une crise aiguë de la représentation
politique qui renvoie tout un chacun à une formidable impuissance
collective, c'est-à-dire à une incapacité d'agir
sur le plan collectif.
À sa manière, par l'espoir inconsidéré qu'elle
a suscité, l'élection de Barack Obama en rend bien compte.
On attendait en effet tant de lui, notamment qu'il mette un holà
aux menées les plus odieuses de l'Empire (agressions militaires
en Irak et Afghanistan, inconséquences financières et écologiques,
etc.). Mais si une telle attitude a pu facilement être taxée
de naïve, elle n'en exprimait pas moins un sentiment très
juste qui comprenait intuitivement que c'est par la politique, et seulement
par la politique qu'il est possible de changer effectivement le cours
chaotique du monde. Sauf qu'il ne peut pas s'agir d'une politique pensée
--pour reprendre une des intuitions de Benjamin-- à partir de l'univers
des vainqueurs, ni non plus à l'intérieur de la seule matrice
idéologique dominante occidentale.
C'est là tout l'enjeu d'aujourd'hui : comment repenser en profondeur
l'action politique pour redécouvrir sa dimension émancipatrice
et se donner les moyens de faire de la politique autrement ? C'est cette
question que j'essaye à ma manière d'approfondir, notamment
en montrant comment l’action politique doit être tout à
la fois sociale et politique –c’est-à-dire enracinée
dans les mouvements sociaux d’une société donnée-- ;
seule manière de lui préserver ultimement sa dimension démocratique.
Question 2/14
L'approche en profondeur, par exemple, du champ
théorique de la philosophie de Heidegger aurait ainsi permis de
découvrir les causes de son alignement sur le nazisme; remarque
cruciale en terme de responsabilité mettant en scène les
héritiers politiques de Heidegger et des pans entiers de la société
globalisée.
La "responsabilité" sera du reste l'une des articulations
majeures de ta philosophie de l'action et de l'émancipation qui
se veut, précisément, un support de l'homme vivant, de l'histoire,
de l'organisation sociopolitique, de son actualité et de son héritage
occidental (Descartes, Leibnitz, Spinoza, Pascal, Hume, Kant, Hegel, etc...Lefebvre,
Sartre, de Beauvoir, Goldman, Althusser, Guattari, Deleuze, Wallerstein,
Bourdieu, Foucault, etc.).
Tu inviteras, du reste, les nouvelles générations à
produire un même "saut de tigre", à ne pas s'en
laisser compter, à se réapproprier ce leg, à le réécrire
selon les besoins réels et les aptitudes réelles de chacun.
Audace prométhéenne, tu ouvriras un espace en ne niant pas
l'imperfection de ta propre mesure théorique et critique, tu en
feras même le fer de lance de tes propositions alternatives. "Tout
n'est pas dit, tout n'a pas été dit" par les "universaux"
eux mêmes. "Tout n'a pas été compris".
Tu t'attaqueras, non sans courage politique et scientifique, à
Marx, à Niestzsche et à Freud, aux "penseurs du soupçon"
qui planteront leurs crocs dans les cuisses de la société
bourgeoise.
Au XXIème siècle l'absolue pertinence des universaux - qui
conditionnent sur des bases théoriques et sociopolitiques discutables,
interprétation oblige, tous les apsects du vivants - n'est plus
de mise, encore moins le langage des experts.
Ta philosophie invite, et c'est une chance, à un authentique "coup
d'Etat médiatique" tant les philosophes politiques aujourd'hui
"plébiscités" sont intégrés au dispositif
juridique et intellectuel de la chose publique, de l'Etat et de la répression.
Tu cites non sans ironie Ferry, Comte Sponville, Onfray, Lytoard, Glucksman,
BHL....des philosophes au dessus de tout soupçon.
Des pans entiers de la société bourgeoise et de l'organisation
politique reposent toutefois sur leur interprétation théorique
des universaux (hommes et théories) tandis que les exégètes
des partis politiques, des hypermédias liés aux ministères
et aux gouvernements écrivent à bon compte l'histoire, masquant
la structure légale, politique et philosophique de la violence
planétarisée...des crises économiques sans précédent,
de l'aliénation, des internements politiques et des méthodes
nazies réhabilitées.
Q- Je fais mienne ta question. Comment dans un tel contexte d'altération
revaloriser ce que tu nommes :"le monde sensible dénaturé...,
désactivant d'autant la conception de l'homme agissant noyé
dans les interrelations économiques" parfaitement maîtrisées,
par contre, par les philosophes au dessus de tout soupçons cooptés
par les acteurs du système capitaliste et du néolibéralisme
?
Réponse 2/14
La vie partout en danger
À y regarder de près, la démarche que j'ai essayé
de suivre est une démarche très simple, étonnamment
simple : chercher à penser et à définir la philosophie
d'aujourd'hui (le travail de déchiffrement auquel elle devrait
mener) à l'aune des problèmes pratiques et collectifs auxquels
se heurte l'humanité contemporaine. Or s'il y a un problème
pratique qui paraît central et que la crise écologique contemporaine
a fait brutalement ré-apparaître, c'est bien celui de "la
vie" tout court, ou plus exactement "de la vie de la vie",
celle de la planète comme celle de l'humanité appréhendée
comme humanité universelle. S'ajoutant aux différents périls
nucléaires (non solutionnés et s'étant à un
certain niveau aggravés), voilà que nous sommes en plus
confrontés aujourd'hui à des périls environnementaux
majeurs questionnant à plus ou moins court terme l'ensemble des
formes de vie présentes sur la planète.
Mais plus encore, le cours même du développement capitaliste
--avec sa tendance, ainsi que l'a mis en évidence l'Ecole de Francfort
à "réifier" les humains comme l'ensemble de leurs
productions (les ramener à l'état de matière inerte
manipulable à merci)-- nous pousse dans un grand mouvement d'homogénéisation
et d'uniformisation marchand qui tend, en les appauvrissant, à
toucher aux formes mêmes de la vie humaine (la diversité
des cultures, la singularité des individus, leur capacité
respective de renouvellement, etc.). D'où la nécessité
de se faire le chantre d'une philosophie qui ait comme objectif central,
la promotion, ou plus exactement l'affirmation de la vie de l'humanité
universelle, une vie pensée à travers le devenir sensible
qui la caractérise d'abord et la diversité qui, à
travers son renouvellement permanent, lui appartient en propre. Et j'insiste
sur cette idée : non pas seulement défendre la vie (comme
un droit, etc.) ou faire appel au principe de précaution comme
tant nous y convient aujourd'hui, mais l'affirmer positivement, la vivre
activement, la prendre à bras le corps, en s'employant à
réaffirmer la vie des vivants que nous sommes et à prendre
les moyens pratiques (politiques) pour y parvenir pleinement. Contre les
tendances "mortifères" qui hantent le devenir contemporain,
il n'y a pas de meilleurs parades que d'aimer la vie, de l'affirmer à
travers des valeurs et des pratiques positives.
On ne peut être révolutionnaire sur le seul mode défensif
ou parce qu'on est principalement hanté par la peur ou l'angoisse
de la catastrophe et qu'on veut se défaire "du mal" qui
hanterait le monde. On l'est qu'à la condition d'avoir un projet
positif et alternatif à proposer, un projet capable de nouer des
forces vives autour de l'idée "d'un bien" (un bien commun!),
et de les mettre en mouvement, pour affirmer une vie "plus vivante"
--on pourrait dire avec Nietzsche -- "une vie plus haute". Et
cela est d'autant plus nécessaire, si l'on convient que la vie
est partout en danger ! Voilà pourquoi je reprends à mon
compte la figure de Prométhée, mais en la pensant comme
celle d'un "Prométhée enlacé à la vie".
C'est aussi en ce sens là, je crois, qu'on peut continuer à
se revendiquer d'une partie de la tradition philosophique occidentale,
tout au moins celle qui, à l'encontre de ses courants dominants,
a cherché justement, par-delà ses travers idéalistes
et dualistes si leurrants, à retrouver --au prisme des exigences
de la raison critique-- ce qu'il en était des caractéristiques
de fond de la vie des êtres humains.
Comment ? En redonnant sens et profondeur à la vie dite "d'ici-bas"
si dévaluée par l'approche spiritualiste et religieuse;
en revalorisant le corps si souvent rabaissé au nom du primat de
l'esprit (voir Descartes); en redonnant ses lettres de noblesse à
l'histoire concrète des humains si souvent voilée sous celle
de la Raison abstraite (voir Hegel), ou en revenant aux pratiques réelles
des êtres vivants si facilement "délégitimées"
par les exigences abstraites du devoir ou de l'éthique (voir Kant).
Et cela non pas pour oublier l'esprit, la raison ou l'éthique,
mais pour ne jamais perdre de vue que la grandeur de ces attributs humains
ne peut être comprise --philosophiquement parlant-- que si elle
est étroitement combinée avec tout ce sans quoi elle n'existerait
tout simplement pas.
C'est Benjamin qui le rappelle d'une très belle formule : "la
lutte des classes est cette lutte pour les choses brutes et matérielles
sans lesquelles il n'en est point de raffinées et spirituelles",
ajoutant cependant comme une invitation à ne pas déprécier
pour autant le pouvoir des idées et de l'esprit, "celles-ci
interviennent cependant autrement que comme l'idée d'un butin qu'emporterait
le vainqueur, (..) Elles prennent une part vivante dans les profondeurs
du temps et remettront toujours en question chaque nouvelles victoire
des maîtres." (Sur le concept d'histoire)
Ces préoccupations liées à une approche de type "matérialiste
non réducteur" appartiennent me semble-t-il à ce qui
dans la tradition philosophique occidentale a résisté au
fil du temps à la critique rationnelle la plus rigoureuse. C'est
pourquoi je parle dans mon livre de ces "trois fils rouges théoriques"
(en somme de ces 3 a priori) qui paraissent continuer à tenir bon
: la valorisation de la réalité sensible et pratique (l'être
humain vu comme être fait de chair et de sang); la reconnaissance
du principe de l'immanence (l'être humain s'explique par l'être
humain, la nature, par la nature, etc.) lié au souci d'une recherche
du vrai jamais terminée; enfin la volonté d'émancipation
conçue comme la possibilité et la nécessité
d'échapper aux tutelles qui continuent à peser sur nous.
C'est aussi en ce sens que je tends à prendre distance de l'approche
heideggerienne qui pourtant se réclamait d'un retour à l'existence
et au concret. Et cela non seulement en me référant à
certains de ses positionnements pratiques et politiques au cours des années
30 (son soutien plus ou moins explicite au nazisme), mais aussi et surtout
parce que sa philosophie en s'employant à définir l'être
humain d'abord comme un "être pour la mort" (jeté
vers la mort), tend finalement à donner une importance démesurée
à cette dernière au détriment de la vie, elle-même.
Plus que des "êtres pour la mort", nous sommes "des
êtres pour la vie", j'aime à dire "des
vivants", et insister sur ceci plutôt que sur cela fait
quelque part toute la différence, a fortiori au niveau pratique
: vivre en se préparant à mourir, ce n'est la même
chose que vivre en voulant --contre la mort-- affirmer la vie dont on
est l'expression.
Il est vrai que pour l'être humain que nous sommes --être
naturel inachevé et tramé de culture-- il n'y a pas, comme
le pensaient bien des philosophes européens du 17ième et
18ième siècle, de "vie naturelle", complexifiant
par conséquent toute approche théorique cherchant à
se constituer à partir du seul concept de "vie".
En ce sens on ne peut pas opposer sans nuances ni médiations, une
vie naturelle qui serait par essence bonne (sous l'égide par exemple
du mythe du bon sauvage) à une vie artificielle qui parce qu'elle
voudrait se distinguer de la nature (ou de la mère terre), serait
inévitablement pervertie. C'est ce que --soit dit en passant--
ne cesse de faire de manière caricaturale le dernier film en trois
D de James Cameron, Avatar.
Il ne faut jamais oublier en effet que la vie humaine emporte toujours
avec elle quelque chose d'artificiel, c'est là son propre, elle
qui a pour nature de ne pas avoir de nature et d'installer une série
de médiations non naturelles (techniques, symboliques, etc.) entre
elle et la nature. C'est la raison pour laquelle, je me suis attardé
dans mon livre à spécifier toujours très précisément
les formes concrètes et historiques (matérielles, techniques,
sociales, politiques, etc.) que cette vie peut prendre aux temps présents,
cherchant à montrer à travers leur déploiement contemporain
comment justement elles tendent à être mises à mal
aujourd'hui.
Question 3/14
Au quatrième défi pour les vivants
des temps présents "Le retour de la guerre infinie comme mode
de résolution des conflits" tu introduiras le déni
de responsabilité. Tu laisseras la parole, très emblématiquement
du reste, au philosophe slovène Slavoj Zizek :"Nous entrons
dans l’ère d’un art de la guerre paranoïaque,
et notre plus grande tâche consiste à identifier l’ennemi
et ses armes. Les protagonistes de cette nouvelle guerre assument de moins
en moins publiquement leurs actes (…) les terroristes eux-mêmes
ne sont plus enclins à endosser la responsabilité de leurs
actes (…) les mesures « antiterroristes »
d’État elles-mêmes sont entourées d’un
halo de secret – tout cela formant un terreau idéal pour
les théories de la conspiration et la paranoïa généralisée...."
Tu citeras également le philosophe italien Giorgio Agamben. Ce
dernier écrira quelque chose de similairement insupportable à
propos de la généralisation – dans les sociétés
industrialisées avancées – du paradigme de la sécurité
et de la permanence de l’état d’exception : «
La déclaration de l’état d’exception est progressivement
remplacée par une généralisation sans précédent
du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement.
(…) L’état d’exception a même atteint aujourd’hui
son plus large déploiement planétaire. L’aspect normatif
du droit peut être ainsi impunément oblitéré
et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à
l’extérieur le droit international et en produisant à
l’intérieur un état d’exception permanent, prétend
cependant appliquer encore le droit. »
Ces terribles propos annoncent clairement la fin de l'Etat-nation et le
bouleversement, de toute évidence, de la géographie des
frontières... Le capitalisme industriel et financier amorcera probablement
cette crise dès les années 1994/95.
Revenons en arrière. P.D.Sutherland - premier directeur de l'OMC,
directeur de Goldman Sachs International et de British Petroleum - sera
au nombre de ceux qui remettront en question, très publiquement,
la souveraineté de l'Etat-nation, des frontières et, par
le fait, la conception même de la citoyenneté.
Il écrira dès 1995 : "(...) La coexistence des trois
mondes : le politique, la sécurisation, le libre-échange,
doit s'accélérer d'autant que "les frontières
nationales ont de moins en moins d'influence sur les décisions
du secteur privé concernant les investissements, la production
et la consommation..." (Le
syndrome Sutherland)
La tendance déjà forte ira en s'accentuant. Toutefois si
les hyper-pauvres cherchent sans papiers à franchir les frontières
haïtiennes, méxicaines et canadiennes pour gagner les Etats-Unis,
il est plus rarement remarqué que les hyper-riches fuient les Etats-Unis,
crise mondiale oblige, dans l'autre sens, vers l'Afrique notamment, la
Suisse, Singapoure, la Thaïlande, Hong Kong, l'Espagne, la Nouvelle
Zélande, l'Argentine, le Chili, l'Uruguay, le Brésil, ou
encore les Emirats, effondrant les chances de prises de conscience radicale
sur la question, renforçant nos maux de civilisation.
Insensiblement les élites politico-administratives des pays riches,
émergents et pauvres, opèreront - et opèrent encore
- des réformes territoriales en multipliant les démarches
avec l'OTAN (Japon, France, Grande Bretagne, Etats d'Europe centrale,
du sud et du nord, africains du nord (bassin méditerranéen),
Etats-Unis, Mexique, Canada, Ossetie du sud et Georgie, Asie centrale,
Irak, Afghanistan...). La principale conséquence de ces rapprochements
civilo-militaires serait - outre la fuite des capitaux des plus riches
et le chaos social -, la déportation des plus faibles sur leur
propre terre...
1 personne sur 200 dans le monde déclare l'ONU est ou sera déplacée
suite à des guerres, des conflits régionaux ou inter-frontaliers.
Ce rapport économiquement et historiographiquement orienté,
intégré au corps de doctrine du néolibéralisme,
propose des données très inférieures à la
réalité et n'associera pas au statut de "victimes de
guerre" celles, par exemple, du libre-échange belliciste en
Afrique, en Asie, au Proche et Moyen Orient, en Amérique Latine.
En fait, selon une nouvelle approche anti-néolibérale nous
nous devrions d'intégrer des données plus complètes
comme celles de la Commission Mondiale des Barrages
(CMB). Le résultat va du simple au double.
La CMB (p.12)
établit, pour les seuls déportés des grands barrages
et pour la fourchette basse, un rapport de 1 personne sur 150 (40 millions),
et pour la fourchette haute un rapport de 1 personne sur 75 (80 millions)...
Si le rapport de l'ONU (1 personne sur 200 dans le monde est/sera déportée
soit 30 millions) n'était pas doctrinalement orienté nous
obtiendrions pour une population de 6 milliards d'individus 70 à
110 millions de déportés !...
Nous devrions également ajouter aux dangereuses sous-estimations
de l'ONU les 150 millions de "réfugiés climatiques"
prévus aux alentours de 2050 (M.JEEM
LIPPWE -les États fédérés Micronésie);
climats et hommes victimes de la surproduction industrielle (civile et
militaire), de la surconsommation des pays riches, de la pollution globale,
de l'expansion du commerce technonumérique et des conflits causes
de bouleversements... En fait, en tenant compte de ces nouvelles données
le nombre de déportés, de réfugiés, de victimes
de guerre, avoisinerait les 220/260 millions, soit la moitié de
la population de l'Europe ou les deux-tiers de celle des Etats-Unis.
De nombreux chercheurs iront plus loin et émettront des doutes
scientifiques pertinents (1)
sur la caractère non naturel des catastrophes, des tsunamis aux
ouragans, des tornades aux tremblements de terre, de l'ensablement aux
inondations, en insistant depuis les années 1960/1970 sur les enjeux
militaires et bien entendu économiques de la maîtrise des
climats et de la géophysique du globe... Le nombre des "réfugiés"
ne peut donc être réglé sur le temps politique et
statistique qui prévaut dans les organisations internationales
ou qui supporte l'édifice doctrinal de l'économie du bien
être, grande égalisatrice cynique.
Je n'ajoute pas ici le nombre des travailleurs
immigrés (200millions) quasiment sans ressources, des chômeurs
(200 millions), des sans parts, des victimes des campagnes sanitaires
mondiales, des aliénés mentaux sans secours psychiatriques
victimes de l'égoisme néolibéral et de l'endettement
public (450
millions selon l'OMS), le nombre de ceux qui vivent sous le seuil
de pauvreté ("2
à 4 milliards"), les "oubliés" de l'Afrique
subsaharienne (oubli statistique des "400
millions" de la Banque Mondiale), le nombre des "réfugiés
hypothécaires et bancaires 2009", 50
à 90 millions de "recyclés" sur le marché global
de la micro-assurance selon les Lloyds et désormais en contact
avec les rigueurs de la rue, le nombre des "réfugiés
alimentaires" des pays riches appauvris par les guerres et encore
une fois par la spirale de l'endettement près de 40
millions pour les seuls Etats-Unis... A bien regarder, selon ces nouvelles
bases incompressibles, les deux-tiers de la population mondiale sont ou
seront des réfugiés sinon des déshérités
chroniques ou constants.
La propagande néolibérale (FMI, Banque Mondiale, Unicef,
OMS, multinationales, gouvernements, partis politiques, élites,
classes moyennes, ménages, etc...) invite donc, de toute évidence,
les populations à vivre d'illusions avec un sens statistique très
particulier : calculs erronés, définitions et argumentaires
juridiques discutables, modèles éthico-mathématiques
et programmes prévisionnels sans fondements scientifiques, en demeurant
très habilement éloignée, bien entendu, de toute
critique du mode de production capitaliste. Ce ne sera pas le cas de ton
approche des causes des guerres et des conflits. Je te rejoins là.
Q- Pour combattre les dérives criminelles de la démocratie
politique - dont le déni de responsabilité et l'état
d'exception sont deux aspects - tu proposeras cinq défis majeurs
"(...) car, écris-tu, qui dit défis, dit pour l’être
humain qui s’y confronte tout en même temps difficultés
et dépassements possibles, c’est-à-dire confrontation
ouverte avec quelque chose qui engage, qui touche à sa vie, voire
à sa survie et vis-à-vis de quoi on peut réagir,
parce qu’on dispose d’un certain pouvoir d’intervention..."
Peux-tu introduire, ici, ces cinq défis majeurs ?
Réponse 3/14
5 défis pour les temps présents
Oui bien sûr, c’est d’ailleurs pour donner au lecteur
quelques indicateurs éclairants concernant cette affirmation qu'aux
temps présents "la vie est mise à mal",
que j'ai tenté de faire ressortir 5 défis majeurs auxquels
l'humanité contemporaine serait concrètement confrontée.
Car ces 5 défis correspondraient à 5 grandes tendances mortifères
à l'oeuvre aux temps présents : la montée des inégalités,
la rupture des déséquilibres écologiques, l'appauvrissement
des productions culturelles humaines, le retour de la guerre infinie,
l'étiolement des libertés individuelles.
On pourrait même, pour être plus précis, en faire apparaître
l'importance, à travers quelques indications supplémentaires.
Tout d’abord (1), la montée phénoménale des
inégalités au fil des siècles : à titre d’exemples,
alors qu'en 1820, le revenu des 5% les plus riches était 27 fois
supérieur à celui de 20% les moins riches, en 1992 il était
65 fois supérieur; en sachant qu'en 1992, 20% des plus riches possèdent
70% des choses produites et que 20% des plus pauvres n'en possèdent
que 0,5%.
Ensuite (2), la rupture des grands équilibres écologiques
: qu’on songe au réchauffement climatique (de 1 à
5,8 degrés de plus d'ici le prochain siècle) et à
son lot de conséquences dévastatrices (zones côtières
mortes, effondrement des systèmes agricoles, détérioration
de l'environnement humain, etc.); mais aussi à la réduction
drastique de la biodiversité (disparition de 50 000 espèces
animales entre 1990 et 2000, et entre 50 et 90 de 18% de la forêt
latino-américaine et africaine ainsi que de 30% de la forêt
asiatique, etc.), ainsi qu’à la contamination généralisée
des océans et à l’accroissement dramatique de l'empreinte
écologique humaine.
Sans oublier (3) un phénomène moins mis en évidence,
l'appauvrissement des productions culturelles et symboliques humaines :
ce phénomène d'homogénéisation et de standardisation
dû à l'insertion dans les logiques marchandes des biens culturels
réduits à n'être vus que comme des biens qu'on vend
et qu'on achète; biens finissants à leur tour par homogénéiser
et standardiser la conscience humaine et donc par créer les conditions
comme le dit Dany-Robert Dufour d'une "réduction des têtes"
ou ainsi que le théorise Bernard Stiegler "d'une misère
symbolique".
Puis, plus classique peut-être (4), le retour de la guerre infinie
comme mode de régulation des conflits humains : manière
de mettre en relief qu’on ne fait plus la guerre pour obtenir la
paix ainsi qu’on le prétendait dans le passé, mais
qu’on s'est installé depuis le 11 septembre 2001 dans un
état de guerre permanent (d’où l’idée
de guerre infinie), s'auto-perpétuant, loin de toute régulation
possible.
Enfin (5), l'étiolement grandissant des libertés individuelles
: elles sont de plus en plus prises au piège, et des États
d'exception se multipliant, et des logiques sociétales contemporaines
(croissance du pouvoir médiatique) nous transformant en "egos
grégaires enrôlés dans des ensembles massifiés".
Il faut cependant ajouter que lorsque l'on parle de ces 5 défis
ainsi que j’ai tenté de le faire, on évoque nécessairement
la possibilité d'y faire face, et on les envisage sous forme d'enjeux
--non encore tranchés-- qu'on peut ou non relever. Il ne s'agit
donc nullement ici de réveiller le spectre de la catastrophe et
avec lui de la peur, mais plutôt de lucidement prendre acte de ce
qui porte atteinte à la vie (et plus particulièrement à
la vie humaine) ainsi que de repérer de quelle manière on
pourrait y faire face. En ce sens, le défi de la guerre -et d'une
guerre infinie prenant, ainsi que l'ont mis en évidence des philosophes
comme Zizeck, des formes passablement nouvelles et tragiques-- n'est pas
le seul défi décisif, même s'il faut savoir effectivement
épingler les glissements qui se sont effectués dans nos
têtes à son propos. Car, et Zizeck, et Agamben ont raison
à ce propos, en insistant sur cette idée qu'elle est dorénavant
infiniment plus présente que par le passé, qu'elle est en
quelque sorte partout : soit par le phénomène de sa « virtualisation
médiatique », soit par les États d'exception
qu'elle installe, soit même par ces déplacements massifs
de population dont tu parles.
Mais une fois encore, ce que j'ai voulu faire en évoquant l'existence
de 5 défis pour les vivants des temps présents, c'est montrer
à la fois leur interaction grandissante (les rendant d'autant plus
préoccupants) et le fait que pour certains d'entre eux, on est
sur le point d'avoir atteint des seuils de non retour.
Je voulais enfin et surtout tenter de mettre en lumière, ce qui
se trouvait à l'oeuvre derrière ces 5 dangers et qui permettait
de les regrouper dans une gerbe de périls à l'origine commune
: le déploiement au fil de l'histoire moderne du système
capitaliste. Car c'est là le remarquable : aucun des dangers nommés
ci dessous, n’est en lui-même nouveau et véritablement
"mortifère", c'est-à-dire tendant à installer
chaque fois plus les conditions de la mort. Ni celui de la montée
des inégalités, ni même celui de l'existence de pressions
écologique sur la nature, ou de pressions uniformisantes sur la
culture humaine. Et l'on pourrait dire la même chose en ce qui concerne
le développement de la guerre (ne paraît-elle pas exister
depuis des millénaires?) ou l'étiolement des libertés
individuelles.
Par contre, ces 5 dangers --si on les apprécie au fil des 350 dernières
années-- sont en train de le devenir chaque fois plus, au rythme
même du déploiement et de l'intensification d'un mode de
production et d'échange tout à fait particulier qui a pris
son élan au 16ième siècle et qui a fini par se déployer
à l'échelle du monde entier. Un mode de production et d'échange
qu'on pourrait taxer, selon la formule de Wallerstein, de « capitalisme
historique » et qui se caractérise essentiellement –au
delà même des formes particulières qu’il a pu
prendre au cours des siècles passés-- par le fait qu'il
tend à accumuler des richesses sous forme de capital-argent "dans
le but premier délibéré de son auto-expansion".
Ce qui veut dire que dans un tel système, on s'acharne à
faire de l'argent pour faire encore plus d'argent, en sachant cependant
que pour produire "cet argent en plus", "il faut s'engager
dans un processus complexe consistant à mettre des gens au travail
pour les faire produire un surtravail dont on ne s'appropriera la valeur
que sous la forme d'une marchandise qu'il faut d'abord vendre".
D'où tous les traits qui lui sont propres (le différenciant
ainsi fortement de la petite production marchande) et qui en même
temps expliquent le renforcement des 5 dangers dont nous avons parlé
: son caractère déréglé et contradictoire,
résultat des dé-synchronies permanentes existant entre le
temps de la production et celui de la consommation ainsi que de cette
soif de profit insatiable qui ne connaît aucune limite particulièrement
en ce qui concerne ses rapports avec la nature; enfin sa tendance à
tout "transformer en marchandise" et partant, comme nous l'a
appris l'école de Franckfort" à faire naître
des processus de réification particulièrement problématiques.
C'est ainsi que l'on pourrait, à la suite de Santiago Alba, parler
d'un capitalisme cannibale, un capitalisme qui dévore tout et qui
en vient ainsi à installer la faim partout, au Sud bien sûr
ou plus d'un milliard d'individus continuent à vivre dans le dénuement,
mais aussi d'une certaine manière au Nord où les consommateurs
des pays industrialisés sont aspirés dans une course infinie
à la consommation sans en être jamais rassasiés.
Question 4/14
Nous venons de voir que ton propos sur l'action
et l'émancipation se voulait également une articulation
stratégique entre l'histoire collective, la territorialité
et les conflits à ce point de jonction situé entre le monde
complexe de l'aliénation (technosociété) et du sujet.
Un "raccordé sans fil" signifiera dans la technosociété
de 2050 et dans la langue du spéculateur cherchant à diversifier
son portefeuille d'actifs que pour un "raccord humain client"
10 000 raccords machines devront être en service - rapport demesuré
entre l'homme et la machine...
L'hyper-spéculation sur les "M2M wireless-Machine to Machine"
concernera cette fois les parcs d'ordinateurs et de calculateurs inertes
sans commandement humains soit plusieurs milliers de milliards d'unités
intelligentes rationnellement dispersées sur le globe également
aux alentours de 2050 : mesures permanentes géologiques, séismographiques,
aéronomiques, hydrologiques marines, lacustres ou fluviales, spatiales,...
numérisation/automation hospitalière, minière/industrielle,
routière, aérienne, pénitentiaire, scolaire, domestique,
etc...
Tu écriras dans "Les penseurs du soupçon : la
puissance démystifiée" : (il faut) "prendre appui
sur le développement des sciences, conçues non comme techno-sciences
mais comme rationalité ouverte (série d’erreurs rectifiées)...
Q- Peux-tu expliquer l'intérêt de poser son esprit sur le
"developpement des sciences" plutôt que sur les technosciences
?
Réponse 4/14
L'homme animal technique ?
Oui je m'appuie ici, en partie tout au moins, sur les réflexions
anthropologiques de Leroy Gourhan et plus près de nous sur celles
de Bernard Stiegler qui justement ici prend le contrepied d'Heidegger,
en affirmant que "l'être humain est un être essentiellement
technique". Stiegler ajoute même à propos de l'évolution
de l'homme, que c'est un peu comme si, avec elle, "l'histoire de
la vie devait se poursuivre par d'autres moyens que la vie".
Je dirais de mon côté que ce qui caractérise l'être
humain, c'est d'avoir pu échapper à ce qu'on pourrait appeler
l'enfermement animal et au fait que chez ce dernier, l'outil fait partie
intégrante de son corps, le condamnant de fait à ce qu'on
pourrait appeler une spécialité étroite, le rendant
du même coup très dépendant de sa niche écologique
originaire.
Chez l'être humain, "singe nu marchant debout",
l'outil est détaché du corps et peut donc être multiplié
à l'infini, l'ouvrant ainsi aux possibles. Je rajouterai cependant
que l'être humain n'est pas seulement un producteur d'outils, il
est aussi un producteur de signes (de rapports symboliques) et de rapports
sociaux et que c'est la combinaison de ces trois types de productions
qui fait sa spécificité et détermine ce qui est sa
nature propre. Mais on le voit bien, au prisme d'une telle définition,
sa nature qui n'est au point de départ, ni fixée, ni déterminée,
va bien évidemment être profondément marquée
par les caractéristiques et l'évolution de ce réseau
de signes, de rapports sociaux et d'outils. Tel est l'arrière fond
philosophique à partir duquel j'ai tenté de reprendre à
mon compte cette distinction entre sciences et techno-sciences qu’il
me semble très important de pouvoir faire aujourd’hui.
Ce qui fait problème en effet, ce n'est pas la science en soi --elle
est justement une des expressions de la grandeur humaine--, ce n'est pas
non plus la technique -puisqu'elle permet à l'être humain
de s'ouvrir aux possibles et qu'elle est ce à travers quoi il peut
évoluer. Ce qui fait problème, c'est une certaine science
et une certaine technique dont les développements ont été
déterminés et surtout arraisonnés chaque fois plus
par les logiques marchandes et productivistes du capitalisme historique.
Cela se traduit par le fait d'abord que la science se voit assujettie
étroitement à la technique, c'est à dire au fait
qu'elle n'est valorisée que dans la mesure où elle peut
donner naissance à des techniques qui marchent dans le système
où elles se déploient --d'où son nom de technosciences--.
Puis par le fait que ces techniques toutes puissantes sont à leur
tour assujetties aux logiques déréglées du profit
capitaliste qui ne favorise le développement que de ce qui est
congruent à sa logique.
Voilà pourquoi la technique n'est jamais neutre et qu'on ne peut
en faire la critique, ni l'apologie sans faire en même temps la
critique du système au sein duquel elle s'insère et qui
en a déterminé sa forme et son mouvement. Voilà pourquoi
aussi il faut distinguer entre des techniques qui à certaines conditions
peuvent avoir un caractère émancipateur (par exemple un
certain type de technique solaire, éolienne, informatique développé
dans tel contexte, etc.) et d'autres qui au contraire, nous entraînent
vers des logiques chaque fois plus mortifères (nucléaires,
etc.). Cette distinction me paraît importante, car ainsi on ne voue
pas aux gémonies la technique en soi --ainsi qu'ont eu tendance
à le faire chacun à leur manière des penseurs comme
Ellul, Heidegger, Jonas. On cherche plus simplement à déchiffrer
les formes qui font problème aujourd'hui et qu'on ne peut pas séparer
du développement capitaliste actuel. D'où d'ailleurs soit
dit en passant, la nécessité de tout faire pour en finir
avec le capitalisme, d'oser passer à autre chose ! Mais ce faisant,
on met nécessairement l'accent sur le fait que le problème
est d'abord et avant tout politique et stratégique.
Question 4/14 bis
Cela dit les contraintes éducatives,
familiales, universitaires, professionnelles, toute l'organisation sociale
planétaire, urbaine à 80% vers 2050, seront intégrées/assimilées
anthropologiquement au progrès et aux développement des
technosciences... tandis que "la portée supérieure
des sciences" demeurera accessible à une élite seulement,
tout comme aujourd'hui...
De plus sans retours sur investissement et sans "grands" projets
militaires - au sens de la Révolution dans les Affaires Militaires
et des guerres d'application modernes -, "la science" dit-on,
n'existerait pas.
Se dresse alors un mur d'impasse... Comment l'éviter ? Tu proposeras
une critique de nos fondamentaux.
Q- Tu écriras : "il faut saisir l’importance décisive
du travail théorique critique mené au 19ème siècle,
par une étrange constellation de penseurs – Marx, Nietzsche
et Freud... ". Ton prolongement est surprenant, peux-tu nous éclairer
?...
Réponse 4/14 bis
En fait, il s'agissait pour moi d'essayer de me situer de manière
plus précise, dans l'histoire de la philosophie occidentale.
De quels auteurs se revendiquer ? À partir de quelle tradition
se définir ? Car en philosophie, on ne part jamais de rien. On
s'inscrit toujours dans un héritage donné, qu'on le veuille
ou non. Sans doute je pouvais m'inscrire dans celui de Marx, j'en ai évoqué
au départ une des raisons, moi qui ai toujours vu dans la 11ième
thèse de Feueurbach de Marx une perspective de recherche philosophique
critique extrêmement féconde : « Les
philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ;
mais ce qui importe c’est de le transformer ».
Mais cela ne me paraissait pas suffisant. Marx n'est pas tout, et son
oeuvre elle-même, est traversée par des tensions non totalement
résolues. D'où cette idée --elle est en rien originale--
de combiner son approche à celles d'autres penseurs critiques clefs.
C'est Derrida qui disait qu'on ne peut pas penser aujourd'hui sans passer
par Marx (ne serait-ce que pour penser contre lui !).
Tout naturellement, j'ai eu envie de rajouter : on ne peut pas penser
aujourd'hui sans aussi passer par Nietzsche et Freud, ces 2 autres penseurs
du soupçon. Bien sûr on pourrait me demander pourquoi m'arrêter
à des auteurs du 19ième siècle européen, et
qui plus est à ces seuls trois auteurs.
En fait, ces 3 penseurs jouent un rôle clef dans l'histoire de notre
tradition philosophique occidentale --tout au moins est-ce ainsi que je
les interprète-- parce qu'ils ont su --tout en se reconnaissant
des valeurs de la modernité-- les passer au crible de la critique
rationnelle la plus rigoureuse. D'où leur nom de « penseurs
du soupçon ». Ils représentent ainsi une véritable
rupture d'avec le passé, un appel à penser sur d'autres
bases, et un appel dont nous sommes --quasiment deux siècles plus
tard-- encore redevables, ne serait-ce que parce que tant de penseurs
continuent à s'y référer très directement
et que les déterminants qu’ils ont fait apparaître
(la société de classes, la vie déclinante, le malaise
dans la civilisation) continuent à perdurer à notre époque.
D'où leur dénonciation de l'idéalisme et du dualisme
du gros de la tradition philosophique occidentale. D'où aussi leur
penchant pour une immanence grandissante. D'où enfin leurs efforts
--au nom d'une certaine conception de l'émancipation-- pour mettre
à jour des parades aux problèmes de perte de pouvoir (Marx)
ou de puissance (Nietzsche), de malaise (Freud) ou de déclin que
semble connaître à leur époque l'être humain.
Résultats : tout en cherchant à se rapprocher de l'homme
vivant (de l'homme enraciné dans la vie et sa matérialité
sensible), ils vont vouloir annoncer des solutions de dépassement
aux maux qu'ils ont diagnostiqués à son sujet : pour Marx,
la perspective d'une société sans classes; pour Nietzsche
l'exigence d'un surhomme-artiste créateur; pour Freud, l'individu
affranchi des névroses, individuelles comme collectives issues
des malaises de la civilisation.
Mais on le voit, ce qui est nouveau ici dans leur approche respective
(au-delà même de leurs fortes différences), c'est
que chacun à leur manière, ils changent de plan, en se tournant
vers des pratiques nouvelles et un nouveau rapport au monde, cherchant
à prendre en compte les facteurs de fond conditionnant les substrats
même de l'être humain : la vie et sa généalogie
chez Nietzsche; les pratiques socioproductives et la lutte de classes
chez Marx; la sexualité et le désir chez Freud.
Dans tous les cas, leurs efforts semblent s'orienter autour d'une tâche
tout à fait pratique : faire réapparaître les conditions
concrètes et pratiques à partir desquelles pourrait être
renouvelée la puissance humaine.
Question 5/14
Tu associeras, par ailleurs, au chapitre "Sous
le regard des « ”vaincus” » : se
ré-ouvrir à l’universel", la Terre-Mère et son
culte dissident indigène à une ressource pour les luttes
contemporaines.
C'est un bel appel et une riche idée. En tant que rural décroissant
je suis sensible a ton propos sur la Terre-Mère qui implique un
rapport aux "forces primitives du monde et de l'homme" et qui
nourrit durablement la nature immanente de l'homme et son émancipation
mais aussi son goût pour l'action collective; la différence
entre "le primitif qui émancipe" et "le primitif
qui tue".
Les propos de Santiago Alba justement insérés dans le corps
des "cinq défis pour les vivants des temps présents"
sont sur ce dernier point révélants.
"Le capitalisme (a) fini par déployer cette faim insatiable,
cette logique de la voracité biologique partout, nivelant, ravalant
et cannibalisant ce qu’il transforme... Notre société
est comme primitive, la plus primitive qui soit, une société
de pure subsistance qui a besoin de convoquer toute la richesse du monde
et tous les moyens technologiques - eux mêmes objets de consommation
- pour sa stricte reproduction biologique"...
Toutefois tu n'entreras pas dans cette dissidence primitive, celle des
hommes et des femmes de l'arrière-pays. Elle est philosophiquement
peu présente dans ton ouvrage et c'est sans doute la raison pour
laquelle la décroissance - en tant que philosophie sociale des
pertes et des besoins réels - sera importante d'autant qu'elle
traite de cette chaude sagesse en action tramée depuis toujours
autours des rivières, des champs, de l'inter-régionalité,
des hameaux de montagne ou des bords de mer, de l'exclusion, autour des
puits sans raccords aux barrages et aux cités... Cette réalité
est porteuse; je trouve qu'elle manque dans ton traité.
Les ruraux sont rarement des scientifiques salariés de l'oppression
ou encore moins des lettrés des luttes. Parfois ex-institutionnels
érudits et savants ils trahissent un fond critique attentiste ou
collaborationniste qui les freine, ou qui génère du soupçon,
et qui les maintient loin des évidences et des urgences réelles,
des exclus réellement pénalisés ou encore de la Terre-Mère
mutilée. Les moyens d'existence exercent, tu as eu raison de le
souligner par le passé, une influence sur les analyses et les conclusions.
Dans ton précédent essai "REPENSER
L'ACTION POLITIQUE DE GAUCHE" (2005) cela ne t'avait pas échappé
:"ne jamais négliger dans l'analyse, écrivais-tu, le
poids des conditions matérielles"...Juste remarque.
Tu disais également qu'un quelconque mécontement ou même
la faim ne soulevaient pas forcément une population pour exiger
des réparations ou renverser un gouvernement afin d'exercer le
pouvoir. J'en partage toute la pertinence. Je crois même que beaucoup
de révolutionnaires, communistes armés ou non, se sont heurtés,
par le passé et même aujourd'hui, au problème.
Dans ton précédent essai tu évoqueras le cas de Marcos,
ce dernier disait : "plutôt que de prendre le pouvoir à
la manière des révolutionnaires du passé il faut
l'exercer ici et maintenant; chacun à sa manière..."
Cela semble une proposition plutôt que de féderer ce qui,
culturellement et linguitiquement parlant, ne peut l'être ou difficilement,
nourrissant d'autant les soupçons des Etats répressifs,...
Exercer le pouvoir sur le lieu des luttes...
Les ponts de lianes tendus depuis des lustres entre l'arrière-pays
et les mégapoles nucléaires ne sont pas pour autant brisés
ou éradiqués du champ des moyens, du discours et des analyses
d'autant que les liens philosophiques entre "le primitif qui émancipe"
(l'arrière-pays) et "le primitif qui tue" (le monde urbain)
sont établis en nous pour longtemps. Ici je te rejoinds. Notre
fond anthropologique parle, témoigne et nous appuie...
Je crois même, comme Marcos, en l'émergence de solutions
politiques et sociales inédites pour ne plus subir les tyrans planétaires
et les despotes régionaux, les inégalités et l'injustice.
Tu écriras au sous-chapitre de "La puissance humaine aliénée"
: "la puissance humaine a perdu toute dimension autorisant un développement
« rationnel » des rapports avec la nature...".
Q - Mais en traitant la question sur des bases exclusivement eurocentristes
et grecques ne crainds tu pas de passer précisément à
cotés du médium des luttes indigènes que tu voudrais
spontanément acquises à l'universalité ?
De Descartes à Leibnitz, à Spinoza, à Pascal, à
Hume, à Kant, à Hegel,... de Sartre, à Althusser,
à Bourdieu, à Foucault,.....à la Terre-Mère...
Il y a des ponts de lianes difficilement empruntables.
- Ne sommes-nous pas, tu en conviendras, en face d'oppositions sinon d'incompatibilités
textuelles ? Ton approche n'est-elle pas, non plus, par trop urbaine ?
- Ne penses-tu pas que le metissage des traditions d'émancipation
et des luttes serait facilité par une désoccidentalisation
de tes moyens ? Une indigénisation de tes moyens ?
Eleazar Lopez Hernandez dans sa théologie indienne parlera de théologie
de la Terre...Leonardo Boff, théologien de la libération,
écrira à propos de notre rapport à la forêt
amazonienne, à ses fils et filles... très justement
: "désoccidentaliser la chrétienté, Christ"
...
Réponse 5/14
Oui c'est là une très belle question et je m'y suis confronté
très concrètement. Lors d'une rencontre à Guadalajara
avec quelques sociologues de l'Amérique latine très engagés
et alors que j'étais en train de clarifier mes idées à
ce propos, on m'a fait ce reproche : "Mais les auteurs auxquels
tu sembles te référer de manière privilégiée
(Marx, Nietzsche, Freud) appartiennent exclusivement à l'univers
européen et occidental, et tu tombes ainsi dans le travers de l'européocentrisme
ou de l'occidentalocentrisme, loin de cette recherche de l'universalité
dont se targue pourtant la philosophie".
Et il y a quelque chose de vrai dans cette critique, même si
ces 3 auteurs ont indéniablement participé à la mise
à jour des limites et points aveugles de la pensée occidentale,
ils n'y échappent pas complètement. Et il serait facile
de multiplier les citations à cet égard ainsi que d’énumérer
les problèmes dont –en s’appuyant sur leurs noms—on
a pu hériter : le stalinisme (au nom de Marx) ; la volonté
de puissance dominatrice (au nom de Nietzsche) ; l’institutionnalisation
conservatrice de la psychanalyse (au nom de Freud).
C'est en partie ce qui explique mon recours aux thèses de Walter
Benjamin dans le chapitre 4 de Pour une philosophie de l’action
et de l’émancipation. Car ces thèses --me semble-t-il--
nous aident à aller encore plus loin, à radicaliser la critique,
à bousculer quelques-uns des points aveugles de l'univers philosophique
occidental dominant, mais sans pour autant perdre cette perspective de
la matérialité ouverte qui me semble si importante, et cela
justement parce qu'elle permet de déboucher sur des préoccupations
d'ordre pratique dont nous avons tant besoin aujourd'hui pour affronter
les problèmes qui sont les nôtres !
Il ne faut pas oublier en effet que si l’on veut changer le monde
tel qu’il se donne à nous concrètement, il faut savoir
aussi être, si je puis dire, bien « terre à terre »,
partir donc de ce que ce monde est effectivement (en ce début de
21ième siècle marqué au fer rouge par un néolibéralisme
conquérant) pour convoquer les forces réelles qui puissent
parvenir à en modifier le cours. Autrement, on reste prisonnier
de ce qu’on pourrait appeler une « utopie chimérique »,
sans prise possible sur le monde. Position d’autant plus difficile
à tenir quand on a conscience de l’ampleur des défis
qui sont les nôtres aujourd’hui.
Alors dans ce contexte, pourquoi passer par Benjamin ? Certes Walter
Benjamin (1898-1940) appartient aussi à l'univers européen,
mais d'une manière si paradoxale : il est en effet celui qui --je
me réfère ici aux thèses sur le concept d'histoire
de la fin de sa vie-- nous permet de penser dans toute sa radicalité
la critique de la vision de l'histoire « des vainqueurs »
(autre mot pour parler de la classe dominante).
Comment ? En concevant l'histoire non pas comme une marche vers l'avant
et le progrès (ce qui est l'essence même de l'idéologie
bourgeoise contemporaine), mais comme un amas de ruines et de catastrophes
qu'elle laisse derrière elle et qui accompagne cette cohorte de
vaincus (les exploités, les sans voix, les sans-parts, les oubliés
du Sud, etc.) dont les vainqueurs d'aujourd'hui veulent jusqu'à
nous faire oublier l'existence. Or si l'on tend, comme le prétend
la philosophie, à l’universalité, on voit bien à
quoi une telle vision nous appelle : elle nous appelle à « brosser
l’histoire à rebrousse-poil », à reprendre
à notre compte tout ce qui a été ainsi oublié
et réduit à l'état de ruines par les vainqueurs d’hier
et d’aujourd’hui : qu'on pense par exemple aux sociétés
autochtones de l'Amérique, ou aux esclaves haïtiens du 18ième
siècle et à leurs descendants contemporains.
En somme, elle nous appelle à faire renaître et revivre,
pour l’ici et maintenant, les aspirations des vaincus d’hier
et d’aujourd’hui, leurs aspirations à un autre monde
possible, avec tout ce qu’ils étaient et veulent être
aujourd’hui. Sauf que cette reprise des aspirations oubliées
des vaincus --parce qu’elle est conçue chez Benjamin, comme
un effort pour transformer le présent-- se donne d’abord
sur un mode pratique. Notamment en se retrouvant éventuellement
au coude à coude dans de mêmes luttes collectives contre
la domination capitaliste néolibérale contemporaine.
Qu’on pense ainsi à l’importance décisive des
luttes paysannes, autochtones, féministes, écologistes (ces
nouveaux mouvements sociaux) et à toutes les solidarités
indispensables qu’il reste à tisser avec elles, au-delà
même d’évidentes différences en termes d’idéologies
ou de visions du monde. Et ce sont ces pratiques communes –pour
changer ensemble le présent-- qui nous amènent tout naturellement
à oser nous questionner sur nos propres a priori philosophiques.
Impossible de ne pas voir, tout ce qu’ont pu apporter ces dernières
années, à la pensée de la gauche occidentalisée
ou à celle des révolutionnaires, les apports idéologiques
par exemple des peuples autochtones des Amériques ! Mais impossible
de ne pas voir aussi comment leurs luttes et expressions sont marquées
aussi par l’horizon occidental dans lequel elles se donnent pratiquement,
ici et maintenant aux temps présents. Et le Sous Commandant Marcos
du Chiapas en sait à sa manière quelque chose !
Aussi réfléchir à cette réappropriation –pour
l’ici et maintenant—des aspirations des vaincus implique d’avoir
la volonté d’échapper --ainsi d’ailleurs que
Marcos est parvenu à le faire--—à un métissage
bon marché ou au patchwork informe qui combine tout sans rien vraiment
combiner et qui nous éloigne des exigences laborieuses d’une
critique féconde, c’est-à-dire d’une conception
qui puisse déboucher sur d’authentiques alternatives pratiques.
À ce niveau, je vois cet effort de réappropriation plutôt
comme une volonté permanente d’interroger les catégories
qui ont été traditionnellement les nôtres, a fortiori
lorsqu’on se reconnaissait de la gauche ou de la révolution
: celle d’une histoire tournée inexorablement vers le progrès
(progressiste) ; celle d’une nature dont on se veut –ainsi
que le souhaitait Descartes—« maître et possesseur » ;
celle enfin d’une humanité pensée à partir
du seul univers mâle, etc.
Mais dire cela, ne veut pas dire pour autant passer à côté
des apports d’une certaine tradition occidentale, elle aussi bien
souvent oubliée et minimisée ou travestie aujourd’hui.
Qu’on songe à ce propos à une certaine conception
grecque de la démocratie (le pouvoir de l’égal sur
l’égal), ou à une certaine raison critique et scientifique
occidentale (une raison ouverte à tous les dépassements,
conçue comme série d’erreurs rectifiées), ou
encore à cette prise en compte affirmative de la réalité
sensible et du devenir qui la hante inexorablement. En ce sens, la recherche
d’une universalité plus grande (pensée par-delà
la seule philosophie occidentale) ne peut pas prendre la forme d’une
synthèse rapide et facile du genre « une pincée
de « mère terre » , plus une pincée
de biopouvoir à la Michel Foucault, et on mélange le tout,
etc. ».
Une synthèse authentique comporte ses exigences (d’authentiques
dépassements), et surtout doit être appréhendée
me semble-t-il à l’aune de la volonté de mettre au
jour ce qu’on pourrait appeler « une universalité
concrète », c’est-à-dire une universalité
qui s’exprimerait dans les faits, dans la réalité,
parce qu’on serait parvenu, au fil de luttes collectives décisives,
à accoucher pratiquement d’un monde qui redonnerait vie à
tout ce qui a été défait dans le passé, un
monde qui serait ainsi pratiquement plus ouvert à la diversité
et au renouvellement de la vie, infiniment plus tolérant et plus
vivant.
C’est en ce sens là par exemple que j’ai volontairement
utilisé la formule « mère-terre »
dans mon livre, pour montrer comment cette proposition tirée de
l’horizon philosophique des sociétés précolombiennes
pouvait rejoindre à sa manière les préoccupations
écologiques contemporaines, celles par exemple de l’écosocialisme.
Il y a donc des passerelles à trouver, à tisser, à
développer entre ces univers si différents … plus
que jamais ! Mais pas pour le plaisir de les penser théoriquement
ou abstraitement, pour en permettre la réalisation ici et maintenant.
En ce sens on peut dire que l’universalité n’est pas
un problème métaphysique, c’est un problème
pratique.
Question 6/14
Sur ce dernier point de "la vie primitive"
je trouve ici que le travail d'émancipation collective fourni par
les théologiens de la libération en Amérique Latine
est très pertinent... accompagnant primitivement Dieu et le Dieu
primitif aussi bien dans les profondeurs de la forêt amazonienne,
auprès des peuples autochtones, que dans les favelas authentiques
camps de concentration dirigés d'une main de fer par les capos
maffieux élus et dont Rio de Janeiro et Sao Paulo sont les expressions
les plus cruelles.
Du reste Lord Levene, Directeur des Lloyd's - pilier de l'OTAN -, en convoitant
"l'autre côté du mur" à savoir le nouveau
marché urbain des assurances brésilien, n'hésitera
pas. Il choisira l'hyper-profit en appui sur la lutte anti-gang et le
PIB des deux mégapoles égalant, respectivement, ceux du
Chili et de l'Argentine... Tragiquement l'on persiste à emmurer
les favelas "pour sauver les forêts".
Les théologiens de la libération exerceront cependant un
contre-pouvoir révolutionnaire réel freinant, autant que
possible, les capitalistes américains, britanniques, russes, allemands,
français, japonais, etc... Tu sais les pressions qu'ils subissent
depuis quarante années et quelles menaces réalistes font
peser sur eux Vatican et Washington.
Les vieilles paroisses d'extrême-droite encouragent même pour
les contrer : le réarmement des nations du sud, les vaccinations
de masse, la spéculation sur les valeurs industrielles, foncières
et immobilières, le micro-crtédit jusqu'au gouvernement
mondial "nous sommes trop nombreux nous devons nous soumettre"
disent en substance Benoit XVI et les théologiens du/de marché.
Les catastrophes naturelles, l'insécurité et les conflits
interfrontaliers se multiplient au nom de l'Apocalyspe - Rome justifiant
tout au nom du pouvoir global -, de la lutte anti drogue, anti terroriste,
en fait, au nom de la lutte contre le socialisme marqué du signe
de la "bête"...
Très présents au sein des dissidences populaires (ecclésiales
ou non) nos théologiens du sud s'allieront au mouvement
altermondialiste, que tu connais parfaitement, lors du 3ème
forum de Théologie et de Libération de Belem; ton dernier
essai sera du reste préfacé par le Père Houtard.
Tu citeras deux fois, je crois, la théologie de la libération.
Ce qui bien évidemment ne peut être le fruit d'un désintérêt
de ta part m'apparaitra cependant comme un "vide" surprenant.
Q-Cette absence s'explique-t-elle par ton développement athée
ou profane des causes ternaires de la souffrance de notre civilisation
: l'aliénation capitaliste, le nihilisme, la névrose ?
Réponse 6/14
Athéisme et religion
Oui la théologie de la libération m’a toujours
beaucoup interrogé, fasciné même. Et d’autant
plus que j’ai eu l’occasion de travailler comme conseiller
et consultant auprès du Président Aristide (ex prêtre
et partisan de la théologie de la libération en Haïti)
alors qu’il était en exil à Washington, puis à
son retour, après juin 94, à Port-au-Prince.
J’ai donc pu voir de près le poids et la force d’un
tel courant, plus spécialement dans un pays ou la foi et la religion
catholique restent très présentes. Et je dois dire que le
constat final est assez partagé.
Dans un sens bien sûr, cette conception d’un royaume de dieu
à construire ici et maintenant, cette mobilisation des opprimés
conçus comme peuple de dieu en marche, cette volonté de
lier la foi à la transformation politique de la réalité,
a tout pour séduire quelqu’un comme moi soucieux de transformations
sociales pratiques. Mais en même temps --et j’ai pu le vérifier
ailleurs aussi-- si ce type d’approche religieuse rompt ainsi avec
cet « opium du peuple » que dénonçait
Marx, elle n’en reconduit pas moins des phénomènes
problématiques dont le personnage d’Aristide pourrait être
tout à fait le symbole. Car jamais dans les communautés
haïtiennes de la théologie de la libération (les Ti-léglize)
n’a été remise en cause la place privilégiée
qu’on accorde au prêtre (ce représentant de dieu) et
partant le rôle démesuré qu’il finit par jouer
dans la vie de ses membres, investi qu’il est –comme père--
d’un pouvoir qu’aucun autre ne peut questionner comme tel,
d’un pouvoir donc essentiellement non démocratique. Avec
toutes les dérives paternalistes possibles dont le parcours d’Aristide
nous a montré la réalité ! C’est peut-être
un des facteurs qui explique cette défiance que je continue à
avoir pour la religion, pour toutes les religions (la foi, c’est
autre chose !).
En ce sens, dans mon livre il y a un point de départ résolument
athée, mais qui se veut pensé loin de tout regard étroit
(ou sectaire) sur la foi et la religion. Après tout si Marx a vu,
dans les religions européennes de son temps, « un opium
du peuple », il y a aussi vu « le cri de détresse
de la créature opprimée ».
La religion est donc un phénomène complexe. Et ce qui me
gêne en elle, ce n’est pas sa préoccupation pour l’être
humain ou son sens éthique, ce n’est pas non plus son holisme
et sa volonté d’aider les êtres humains à vivre
dans toutes les dimensions de leur vie. Non, de tout cela je crois, nous
en avons –dans le monde désenchanté qui est le nôtre--
éminemment besoin. Non, ce qui me gêne, c’est cette
nécessité qu’elle a toujours de passer –à
un moment ou à un autre—par des médiations –non
humaines-- qui nous éloignent de l’homme (dieu, un autre
monde, une autre réalité, etc.), faisant l’économie
de celui-ci, de ses forces et ses possibles, lui ôtant de la puissance,
finissant toujours par cautionner ou justifier des pouvoirs arbitraires
(redevables de personne si ce n’est de dieu) et qui dans la réalité
de l’histoire se sont montrés particulièrement odieux
(voir l’inquisition !).
La remontée actuelle de l’intégrisme (et pas seulement
dans l’islam, mais dans le catholicisme, le judaïsme, l’hindouisme,
etc.) le confirme malheureusement, Mais là encore, pour l’ici
et maintenant des temps présents, il ne s’agit pas ici d’une
question de principe. Et si l’on peut travailler avec des théologiens
de la libération ou des partisans d’une foi tournée
vers le monde, à s’employer ensemble à changer le
monde, à mieux voir les limites de l’horizon capitaliste
qui est le nôtre, c’est tant mieux. Comme jamais nous avons
besoin de nous remettre ensemble, pour agir sur une base commune, par
delà toutes nos différences…
Question 6/14 bis
Lors du Forum International de Philosophie du
Vénézuéla de 2006 tu soutiendras les réformes
du Président Chavez. Peu après tu sembleras plus hésitant
comme beaucoup, redoutant un "chavézisme flambloyant"
et un retour au pouvour unique militaire.
Dans cet essai, le retour à l'action philosophique fondamentale
semble de toute évidence te rapprocher de la réalité
bolivarienne et des grands défis de l'Amérique latine. Peux-tu
actualiser ta position ?
Réponse 6/14 bis
Je ne suis pas un « chaviste » pur et dur, au sens
d'être un disciple de Chavez qui ne jurerait que par cette expérience,
et cela même si ces dernières années je suis allé
plusieurs fois au Venezuela (encore tout récemment en décembre),
observant avec grand intérêt ce qui s’y passait, tout
en passant en même temps par des phases d’enthousiasme mais
aussi plus récemment –je dois le dire-- d’inquiétudes.
Je considère en effet que le processus bolivarien est un processus
très important pour le continent latino-américain des années
2000 et qu’il pourrait inaugurer –avec ce qui se passe parallèlement
en Bolivie et en Équateur—le début d’une nouvelle
période pour « la gauche historique et en marche »
du continent. Une période qui lui permettrait de se sortir de cette
ère des « démocraties sous tutelle »
(durant laquelle les forces populaires du continent se sont trouvées
sur la défensive en émergeant lentement des défaites
qu’elles avaient vécues sous les dictatures ou durant les
guerres de basse intensité), et de reprendre quelque part l’initiative
sociale et politique, en s’organisant autour d’un projet sociopolitique
positif actualisé, c’est-à-dire en phase avec les
défis contemporains posés par le déploiement de l’économie
néolibérale mondialisée.
D’où tous les côtés éminemment intéressants
de l’expérience bolivarienne. Car sur bien des fronts, les
réussites ne manquent pas et paraissent même tout à
fait spectaculaires compte tenu du vent de droite soufflant par ailleurs
sur tant de pays de la planète : processus participatif donnant
naissance à une nouvelle constitution particulièrement avancée
(1999); lancement de missions dans le domaine de la santé, de l’éducation
et de la culture, rendant plus accessible aux secteurs populaires l’aide
publique de l’État, jusqu’à présent grugée
par la corruption et les politiques de privatisation néolibérale;
redistribution de la rente pétrolière vers les plus défavorisés,
faisant baisser de façon significative les taux de pauvreté
et de grande pauvreté; constitution sous les auspices de l’Alba
(Alternative bolivarienne pour les Amériques), de nouvelles formes
de solidarités internationales Sud-Sud notamment avec Cuba, l’Équateur
et la Bolivie.
Ceci dit, il y a actuellement plusieurs questions préoccupantes.
J’en ai parlé dans un article récent. Mais la plus
importante est sans doute --outre l’oubli manifeste des questions
touchant à la vie quotidienne et en particulier à l’insécurité
grandissante (le taux d’homicide à triplé depuis 1998)—le
fait que c’est par le haut et à travers la seule action « politique »
du président et de ses partisans regroupés dans le PSUV
que sont impulsées –souvent en réaction à tel
ou tel événement décrié par la grande presse--
les transformations jugées nécessaires, des transformations
qui d’ailleurs restent en termes économiques fort modérées,
comme si le geste ne suivait pas toujours exactement la parole.
D’où le peu de place déterminante qu’occupent
aujourd’hui dans le processus actuel les mouvements sociaux (syndicats,
organisations communautaires, paysannes, indigènes, féministes,
etc.), d’où le suivisme d’une majorité de militants
de base du PSUV se gardant de toute critique envers leurs leaders, d’où
aussi le rôle absolument central du président Chavez qui
finit par s’immiscer dans la moindre des décisions de l’État
et du parti. Et dans la perspective où l’on pense que le
renouvellement de la gauche ne peut que passer par un renforcement des
pratiques de démocratie participative, on comprendra que cette
tendance pose un sacré problème. D’autant plus si,
comme je l’ai souligné, au début de cet entretien,
la revalorisation du politique passe nécessairement par une prise
en compte des mouvements sociaux et de leur propre pouvoir d’intervention.
(Fin de la première partie)
Pierre Mouterde
interview 2 
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